
Voyante
- by Olivier Descamps
- in D.O. Nouvelles
- posted August 3, 2019
On lui avait décrit la rue, mais Gérard ne l’avait pas cru.
– Tu vas voir, c’est… plus sombre. Comme s’il faisait plus froid. C’est dur à expliquer. Tu verras.
C’était exactement ça. Dur à expliquer. L’air était plus sec, la lumière plus terne. Comme si la rue était morte. L’homme chassa la pensée et serra le paquet dans sa poche.
Le numéro sur la porte brillait, poncé récemment. Il entra dans l’immeuble, sonna au nom qu’on lui avait indiqué. Madame Hubile. Rien d’autre. Un nom étrange, sûrement faux. Qui voudrait mettre son vrai patronyme avec un métier pareil ?
La porte s’ouvrit sans question, et Gérard entra timidement. Il y avait un petit ascenseur, mais il préféra prendre les escaliers. Il pensait que l’effort physique permettrait de le dégourdir mais il ne se débarrassait pas de la lourdeur de ses pensées. Il avait l’impression de s’enfoncer alors qu’il montait les trois étages au tapis gris et vieux. Il n’était pas certain de savoir dans quoi il s’embourbait.
L’appartement était bien visible, une lumière jaune provenant de l’intérieur découpant l’entrée. Alors que l’homme s’avançait, il remarqua que le voisin d’en face avait également entrouvert sa porte pour l’observer. Dès que Gérard le regarda, le curieux la referma dans un claquement.
Ça augurait bien.
– Il y a quelqu’un ?
L’homme resta dans le couloir, observant l’appartement grand ouvert. De côté, il avait cru que l’éclairage était très fort. À présent qu’il se trouvait en face, le petit corridor lui paraissait moins chaleureux.
– Entrez. Dans le salon.
Gérard s’avança, réalisant après quelques pas qu’il retenait son souffle. Il progressa jusqu’à une petite pièce, aux lourdes tentures qui couvraient les murs. Il avait toujours imaginé que mettre des tapis sur les côtés d’une pièce la réchauffait, mais il sentit un frisson lui parcourir le dos. Il avait plus l’impression que le tissu absorbait la lumière, assombrissant beaucoup l’atmosphère.
Il y avait une table modeste, au centre de laquelle se trouvait un téléviseur. Gérard observa l’installation, curieux. Une petite femme arriva d’une autre pièce, l’épiant alors qu’elle allait s’asseoir. Elle était un peu voûtée, diminuant encore plus sa taille. Son regard se promenait sans cesse, ne restant jamais longtemps sur un seul objet alors qu’elle se déplaçait lentement. Ses sourcils semblaient froncés de façon naturelle, figés dans une position permanente.
Elle était exactement comme Gérard l’avait imaginée. La femme lui indiqua la chaise de l’autre côté, en face de l’écran. Il s’installa sur le bout du siège, immédiatement inconfortable.
– Voici les règles, énonça la femme d’une voix mesurée. Vous me donnez quelque chose contenant l’essence de la personne que vous voulez voir. Un cheveu, une goutte de sang, un morceau de peau, une dent ou un bout d’ongle.
– Une partie de son corps donc ? interrompit Gérard. Avec ses cellules…
La femme ne répondit pas, son mécontentement dans le regard. L’homme réalisa qu’elle était plus jeune que ce qu’il avait cru, peut-être dans la fin vingtaine. La révélation le calma d’un coup, comme si elle le rendait supérieur par ancienneté.
– Après, continua la femme lentement, vous pourrez observer l’âme liée dans l’écran.
– Cet écran ? Vous êtes sérieuse ?
La femme tenta le même regard, mais Gérard l’ignora, détaillant le petit téléviseur qui trônait sur la table.
– Savez-vous ce qu’étaient les premiers miroirs ? interrogea la femme.
L’homme releva la tête, curieux. Elle lui donnait l’impression d’une étudiante, future professeur qui tente de garder de l’assurance lorsqu’elle donne un cours qu’elle n’a pas encore mérité. Il secoua la tête par politesse et elle répondit, un peu énervée.
– L’eau. Le reflet dans un coin calme d’une rivière. Puis on a mis l’eau dans une bassine. Avec plus de technique, on a créé des reflets dans de l’obsidienne, la pierre volcanique que l’on polissait. Lorsqu’est arrivé l’âge du métal, on a utilisé le cuivre et le bronze, puis l’étain et l’argent, parfois même l’or. À votre avis, pourquoi est-ce qu’on a sans cesse changé ?
Gérard hésita. Il tentait d’imaginer comment on pouvait se voir dans de la pierre.
– Ça marche mieux ?
– Les inventions continuent, je ne vois pas pourquoi je devrais me priver. Si vous le souhaitez, je peux vous faire espionner la personne que vous voulez dans un bol d’eau. Mais vous verrez mieux dans une télé, vous ne croyez pas ?
– J’imaginais juste quelque chose d’autre, s’excusa l’homme.
Elle ne répondit pas, son visage neutre légèrement marqué par son énervement. Gérard tendit l’enveloppe contenant l’argent qu’on lui avait dit d’apporter, en geste d’excuse. La femme la prit sans la regarder et attendit. L’homme hésita une dernière fois, puis il sortit la petite boule de cheveux.
C’était un gros nœud jaune, composé de fils épars, tirés d’une brosse oubliée. Il avait un peu honte, mais il n’y eut pas de surprise ou de dégoût de l’autre côté de la table.
– C’est bien une personne accessible ?
– Accessible ?
– Elle doit être vivante, et sans protection occulte.
Gérard hocha la tête, tentant de rester sans expression. Elle l’observa un instant de plus, et il crut qu’elle allait tout arrêter. Mais finalement, la femme débuta ses manipulations.
Elle commença par mélanger les cheveux avec une poudre, qu’elle écrasa dans un mortier à l’aide d’un pilon blanc, peut-être en ivoire. Il se demanda brièvement si ça n’était pas un os, mais déjà son excitation lui faisait perdre des détails.
Il allait revoir Mélanie. Elle allait apparaître dans l’écran en face de lui. Il pourrait retrouver les petites rides sur le bord de ses lèvres, la pliure de ses yeux qui riaient trop, la mèche qui ne cessait de tomber sur ses paupières. Et le geste qu’elle avait pour l’écarter, pour la coincer inutilement derrière son oreille. La façon dont elle regardait fixement, intensément lorsqu’il lui parlait, le son de sa voix, la douceur de son ricanement lorsqu’il faisait une bêtise. Il allait revoir tout ça peut-être, comme un dernier souvenir, un moment qui effacerait l’image du corps étendu à l’hôpital, le visage blanc sans sourire, sans les traits qui faisaient sa véritable beauté, comme un masque blanc pétrifié.
– Est-ce que je vais pouvoir lui parler ?
– Vision seulement. Elle ne saura pas que vous êtes là.
Gérard espérait. Vu les circonstances, peut-être que ça serait différent. Mélanie le verrait, lui ferait signe, lui sourirait. Peut-être même qu’il parviendrait à la faire revenir, d’une façon ou d’une autre. N’importe quoi pour que la dernière chose qui lui reste d’elle ne soit pas ce lit dans la chambre beige.
Lorsque l’écran se mit à grésiller, Gérard sursauta. Un instant, il avait eu peur que ça ne marche pas. Mais son mensonge allait être récompensé.
L’image sembla onduler, les points gris bougeant en vagues étranges, suivant un courant que Gérard ne comprit pas. Puis, comme si quelqu’un dessinait de l’autre côté du cadre, des coups de pinceau semblèrent peindre de grands traits, suivis de détails de plus en plus précis, jusqu’à ce que les formes soient là, bien qu’encore indistinctes. Le spectateur eut l’impression qu’une main invisible tentait de faire un croquis du mouvement.
Et les lumières du salon disparurent. Ça n’était pas une panne de courant : il les avait vues remonter, s’enfuir dans les murs.
– Vous avez dit qu’elle était vivante !
La voix affolée de la femme glaça Gérard, qui ne pouvait plus dévier son regard, soudé à l’écran, le cou maintenu par une force qu’il n’expliquait pas.
Les couleurs apparurent sur le dessin hystérique, emplissant brusquement une partie comme un vitrail brisé qui se replacerait de façon impossible. L’image se recomposait ainsi, morceau par morceau, prenant violemment forme alors que Gérard ne pensait plus qu’à arracher son regard, fermer les yeux, bouger ses mains en face de ses paupières. Mais il restait immobile, l’écran autant dans la télévision que dans sa tête.
Enfin, il la vit. Sur la vitre, elle lui parut loin. Elle lui tournait le dos, assise peut-être, mais il n’était pas sûr. Il n’y avait pas de chaise. Il n’y avait pas de meuble, pas de pièce, rien. Elle se retourna, et lorsqu’il vit son visage, il entendit presque quelque chose se briser en lui. Il voulut hurler, mais il était trop tard. Figé devant l’image, incapable de respirer, il sentit une larme couler alors qu’il avait l’impression que son cœur avait cessé de battre.
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