Radiations

Jérémia s’était arrêté au coin de la rue. Il n’avait jamais vu ça. Toutes les maisons étaient à vendre, envahies de panneaux colorés d’agents immobiliers, ou de cartons bricolés accrochés aux grilles devant les pelouses abandonnées. Seule, au milieu de ce désert de béton, une habitation était encore occupée, bien que de l’extérieur, on ne s’en serait pas douté.

La demeure d’Alaric Gauchav était aussi mal entretenue que les autres. Elle avait également un carton sur sa grille, mais ici, les mots « propriété privée » ressemblaient à un aboiement, à l’inverse des invitations sans espoir autour.

Jérémia hésita une fois de plus. Il savait que ses notes étaient en chute libre depuis la mort de sa mère. Il comprenait même que son père s’en inquiète, ou fasse semblant. L’attention aux résultats scolaires était un signe que les parents s’intéressent à leurs enfants, quelque chose qu’ils devaient faire. Dans leur famille, ça avait été un rôle maternel, jusqu’à l’accident.

Même ses professeurs comprenaient que l’adolescent avait besoin de temps. Au pire, il redoublera une année, avaient-ils dit. Ça ne changera rien. Laissez-le faire son deuil.

Mais son père ne fonctionnait pas ainsi. Dans le bonheur comme dans la tragédie, le travail était sa réponse. Il n’avait jamais supporté le laisser-aller, il ne voulait pas tolérer l’abattement. C’était au-dessus de lui.

La vérité était que Jérémia avait perdu l’intérêt. L’école ne lui semblait plus offrir de réponse à son développement, à son avenir, à ce qu’il était. Il lui aurait fallu du temps pour réfléchir, pour qu’il puisse se réorienter dans ce changement familial drastique.

Mais la seule autorité qui restait dans la maison ne croyait qu’en l’action. Et c’était pour ça que Jérémia se retrouvait aujourd’hui devant cette demeure lugubre, où habitait un contact de son père qui pouvait l’aider dans ses cours de science.

L’adolescent observa une dernière fois l’herbe grise qui poussait entre les dalles éparses de l’entrée, les quelques marches tordues qui menaient jusqu’à la porte à la peinture écaillée. La maison entière semblait peler, ratatinée sur elle-même. Quelque chose le repoussait, et il décida de suivre son instinct. Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’un grincement le retint.

– Jérémia ?

Il n’avait pas vu la porte s’ouvrir. En haut des escaliers, l’homme le plus gris qu’il ait vu se tenait presque immobile, l’observant avec un sourire étrange, comme si son visage n’y était pas habitué. Ça n’était pas simplement la peau plus terne ou les vêtements sans couleur. Gauchav semblait sans vie, détaché, presque sans expression. L’adolescent avait l’impression de regarder un automate dirigé par un pilote éloigné et imprécis.

Jérémia hocha la tête et l’homme s’écarta, l’invitant à entrer. Le garçon n’avait plus le choix et monta les marches grinçantes. Il entra dans la maison la tête basse, notant les vieux meubles et les objets hétéroclites posés sans logique.

– Thé ?

L’adolescent se retourna. Il remarqua malgré lui que la porte était fermée. Il n’avait rien entendu. L’homme l’observait, les mains dans les poches, à quelques pas. Rien dans sa position ne semblait menaçant, mais Jérémia ne put réprimer un frisson. Quelque chose dans le gris de l’individu l’effrayait, dans le manque de bruit qu’il faisait, dans ses expressions qui n’arrivaient pas à paraître naturelles.

– Non, merci.

Gauchav indiqua une pièce du fond. L’adolescent se retourna pour regarder. Lorsqu’il sentit la pression contre sa nuque, la première idée qui lui vint était que l’homme n’aurait pas dû pouvoir l’atteindre aussi vite. La panique ne s’installa pas. Il vit la pièce tourner autour de lui, comprenant qu’il était en train de tomber. Lorsque tout se stabilisa, il réalisa que l’individu l’avait rattrapé. Puis le monde s’effaça alors que ses paupières se refermaient probablement. Il ne pouvait en être sûr, il ne sentait plus son corps. La dernière chose qui lui vint fut la voix, toujours aussi grise.

– Ça aurait été plus simple de prendre le thé.

 

Le sujet se réveilla un peu plus tard que prévu. Alaric vérifia une dernière fois les liens, il ne voulait pas de surprise. C’était un moment important, excitant, il ne fallait pas se laisser aller. C’était ainsi que les erreurs survenaient.

– Jérémia, est-ce que vous m’entendez ?

Le sujet ouvrit les yeux. Il réagit presque aussitôt. Il tenta de bouger, et réalisant qu’il était attaché sur la chaise, il se mit à se débattre. Alaric attendit que ça passe. C’était le problème avec les jeunes. Ils avaient plus d’énergie, moins d’expérience. Les adultes qui étaient passés sur cette chaise avaient mis moins de temps à abandonner. Ils avaient cherché à plaider, d’où le bâillon qu’il utilisait à présent.

– J’ai testé cette méthode d’immobilisation avec des gens physiquement plus performants que vous, finit-il par dire impatiemment.

Le sujet tenta une dernière fois, puis il cessa de bouger. Il observait à présent Alaric, un mélange de peur et de fureur. Du moins, ce fut ainsi que le scientifique l’interpréta.

– J’ai beaucoup débattu de l’utilité d’expliquer ce que je fais avec mes sujets. Bien que ce ne soit pas nécessaire à strictement parler, j’ai décidé qu’il était important que vous sachiez pourquoi vous êtes ici. Je pense que ça fait une différence dans l’expérience, expliqua-t-il.

Il se déplaça pour vérifier les réglages de la machine dans le fond de la pièce. Avec les années d’ajustement et d’invention, ce qui avait été un simple ordinateur au départ ressemblait à présent à une pieuvre métallique, aux multiples diodes et gauges. Il doutait que quelqu’un d’autre que lui puisse l’utiliser, encore moins interpréter les résultats.

– Je suis désolé pour la façon dont j’ai dû vous endormir. Le thé contenait un produit plus doux. Mais avec votre refus, j’ai été obligé d’utiliser ceci.

Il montra la bague avec une pointe de fierté.

– Impressionnant, n’est-ce pas ? Imaginez, un simple contact de ce métal peut assommer un individu. Ça laisse rêveur quant aux capacités de ce que l’on appelle l’occulte, vous ne trouvez pas ? Et c’est exactement ce qui nous occupe ici. Personne ne l’étudie. Pas sérieusement, en tous cas. Mais j’ai décidé de le faire. Voyez-vous, je suis convaincu qu’il s’agit d’une forme de radiation. Mais là où ces incapables étudient les plantes et les roches pour voir leurs effets sur le cerveau, je pars de la théorie inverse. Les radiations occultes proviennent de l’esprit.

Il se retourna, étudiant la réaction du sujet face à sa révélation. L’adolescent tirait encore sur ses liens, pensant qu’Alaric était trop distrait pour s’en rendre compte. Le scientifique soupira.

– Mon protocole de recherche s’est perfectionné avec le temps. La difficulté a bien sûr été de me procurer assez de sujets pour les expériences nécessaires. Pour le moment, les résultats ont été peu satisfaisants, je suis le premier à l’admettre. Mais c’est évidemment parce que je n’avais pas accès à un esprit suffisamment lié à l’occulte, comme on le dit couramment.

Il s’approcha, contemplant l’adolescent et le trésor de données qui devait se trouver dans ce crâne.

– Vous comprenez ? Il est de notoriété publique que l’occulte s’accroche davantage aux enfants, particulièrement à la suite d’un traumatisme. La perte de votre mère est une aubaine que l’on ne doit pas laisser passer.

Les yeux du sujet s’ouvrirent davantage. La surprise, probablement. Le choc, espérait Alaric.

– Oh, ne pensez pas que je suis un monstre. La science requiert un détachement et une implication complète de ses pratiquants. Ce que nous apprendrons ici, je l’espère, servira à toute l’humanité. Rendez-vous compte du bien que vous allez faire. Vous participez à une révolution scientifique. Pensez à la chance que vous avez…

Il rejoignit la machine.

– Votre vie va servir à quelque chose.

Il appuya sur le bouton. Aussitôt les gauges s’activèrent alors qu’elles recevaient l’information de la pression de l’air, des vibrations, et surtout du casque posé sur la tête du sujet. C’était une invention de sa part, un mélange de technologie traditionnelle et de méthodes plus expérimentales.

– La clef est dans la stimulation cérébrale, j’en suis certain. Maintenant, commençons.

Il avait été plus simple de recréer les états qu’il voulait tester sur des animaux. Présenter de la nourriture pour créer du plaisir ne fonctionnait pas sur un être humain. Heureusement, il restait la douleur. La sensation de satisfaction viendrait plus tard, lorsqu’il prétendra libérer le sujet. La pensée de quitter l’état de souffrance créera l’autre extrême qu’il avait besoin d’étudier, avant de revenir à la douleur.

Le scientifique tourna un bouton. L’électricité allait parcourir le fil au sol, jusqu’au casque, et transmettre le courant. L’important était de doser la douleur, autant en quantité qu’en temps. Trop d’un coup, et les données qu’il recevrait risquaient d’être erronées.

Le sujet se contracta, remuant en vain le casque pour s’en débarrasser. Alaric observa les mouvements de tête, se demandant distraitement pourquoi les êtres humains continuaient de se battre lorsque c’était inutile. Il classa mentalement le geste comme un réflexe avant de se retourner vers les gauges. Les aiguilles oscillaient, alors que sur le côté un crayon attaché à un ressort traçait un trait continu sur un papier qui se déroulait lentement. Durant toutes ses expériences précédentes, le crayon n’avait jamais dévié.

Distrait par l’idée qu’il pourrait être une fois de plus déçu, il mit un moment à comprendre ce qui le dérangeait. Il se pencha sur la ligne droite, et remarqua enfin qu’elle se trouvait presque un centimètre plus haut qu’à la position neutre.

En arrière, le sujet avait changé d’expression. Malgré la douleur que le casque était en train de transmettre, l’adolescent observait un point dans le dos d’Alaric, les yeux grands ouverts.

Le scientifique jeta un coup d’œil dans la direction du regard, mais ne vit rien. Ça devait être une réaction étrange, peut-être une forme de crispation oculaire. Il tendit la main pour baisser l’intensité du courant. Il le fit sans regarder et trouva le bouton immédiatement.

Puis quelque chose lui enserra le poignet.

Alaric tira par réflexe, mais sa main était prisonnière. Dans le même mouvement, il s’était retourné. Un câble sortait de la machine, et s’était enroulé autour de son avant-bras. Ne comprenant pas comme ça avait pu arriver, il tenta de le détacher délicatement. Le lien se raffermit, mû par une volonté claire. Autour, les aiguilles des gauges s’étaient mises à s’agiter sans logique, alors que le crayon sur le côté tressaillait sporadiquement, sautant par moments.

L’homme commença à se débattre, comme l’adolescent avant lui. Quelque chose lui saisit le pied, mais avant qu’il ne puisse regarder, un tuyau de verre se détacha et se tordit dans un crissement, lui enserrant le cou.

Alaric tenta de frapper la machine de sa main libre, mais il ne rencontrait que le métal froid. À présent, sa vue commençait à se brouiller, et il avait l’impression que toute la structure bougeait, ondulant lentement au rythme d’une respiration monstrueuse. Il voulut crier, mais le tube de verre écrasait sa gorge.

Sur le côté, il remarqua enfin, alors que son corps privé d’oxygène faiblissait, que le crayon ne sursautait pas sans raison. Le papier était maintenant gribouillé de signes précis, symboles inconnus, mais qui terrifièrent le scientifique. Puis tout devint noir.

 

La police avait conclu à un accident, la machine démente du psychopathe ayant explosé et tué l’individu. L’adolescent ne les avait pas corrigés. Deux jours à peine après l’incident, il se tenait dans sa chambre qu’il n’avait pas quittée. Le mal de tête n’était jamais parti, et il restait dans le noir sans que ça ne le soulage vraiment. Sans frapper, son père entra, le pas décidé.

– Bon, Jérémia, je comprends que tu as vécu quelque chose d’éprouvant. Mais il faut se secouer. Tu ne vas pas rester ici. Parfois, des choses difficiles arrivent, et il faut les surmonter. Tu es un homme quand même. Est-ce que tu vas rester dans le noir à pleurer ?

Le manque de réaction de l’enfant énerva le père, qui alla se placer en face de lui.

– Honnêtement, qu’est-ce que ta mère aurait pensé ?

Jérémia releva la tête, prêt à crier. Mais aucun son ne sortit.

Contre le mur, sa robe de chambre commençait à trembler.