
Ombre
- by Olivier Descamps
- in D.O. Nouvelles
- posted August 3, 2019
– Je veux plus t’entendre maintenant.
La porte se referme. Elle claque, mais c’est le son normal, auquel Jérémie est habitué. Tous les soirs, son père claque la porte, pour conclure sa colère. C’est de la faute du garçon : Jérémie a peur.
Dans la journée, il se tait. Il fait ses devoirs, il ne demande rien, il se met dans un coin. Les coins sont un peu devenus sa place. Il en a un par pièce, pour ne pas déranger. L’appartement n’est pas grand, et son père est très large. Sa mère aussi frotte les murs pour lui laisser de la place, et elle n’aime pas quand Jérémie est sur son passage. Quand ça arrive, elle crie, et ça énerve son père, qui crie aussi.
Mais le soir, tout est différent. Le soir, les ombres arrivent, avec le monstre caché dedans. Ses parents lui disent qu’il n’y en a pas, que c’est dans sa tête, mais le garçon sait que ça n’est pas vrai. Il le voit.
Jérémie ferme les poings sur ses draps. Il ne se met pas la tête sous les couvertures comme il a déjà vu à la télévision. Ceux qui ont vraiment peur ne le font pas. Il vaut toujours mieux observer qu’imaginer. Il se concentre très fort sur les ombres, attentif aux mouvements.
Il ne vient pas toutes les nuits. Lorsqu’il vient, le garçon crie. Son père n’aime pas ça et vient le gronder. Mais il vaut mieux se faire punir que de rester seul avec le monstre. Avec un peu de chance, ce soir il ne sera pas là.
Jérémie reste le plus immobile possible. Il regarde toutes les formes sombres, noires sur noir. Il les connaît par cœur, et énumère silencieusement les objets réels. Dans la nuit, les silhouettes deviennent autre chose, et le garçon doit forcer pour retrouver les vrais contours.
Il a supplié ses parents pour qu’ils mettent une veilleuse. Il leur a même demandé s’il pouvait dormir les lumières allumées. Son père n’a jamais voulu. Il a répondu que son fils ne sera pas un lâche. Mais Jérémie n’est pas un lâche. Comment être courageux lorsqu’une forme presque aussi haute que le plafond se penche vers vous ?
Jérémie sent la lourdeur du sommeil, mais il résiste. Habituellement il s’endort d’un coup, quand il est trop épuisé. Comme ça, il ne se réveille pas au moindre bruit.
Le portemanteau bouge. Le garçon l’a vu du coin de l’œil. Il fixe à présent son regard sur la forme, espérant s’être trompé. L’ombre est immobile, mais Jérémie se méfie. C’est quand il est rassuré que le monstre sort plus facilement.
En restant immobile, la tête tordue vers le coin de la pièce, il ne remarque le mouvement au-dessus de lui que très tard. Il se remet violemment droit, terrorisé, s’enfonçant autant que possible dans le matelas. La silhouette est au-dessus de lui, plus proche qu’elle ne l’a jamais été. Longue et fine, on dirait un personnage trop grand, aux bras un peu trop étendus. Elle se tient penchée sur le lit sans avoir besoin de s’appuyer, comme si elle ne pesait rien. Et Jérémie est presque capable de distinguer les traits dans le visage, comme si l’ombre était en relief, un noir si dense que la lumière semble le fuir.
Le garçon veut appeler, mais sa gorge est si serrée qu’il ne peut sortir un son. La silhouette s’approche toujours, lentement. Un bras se déplie, s’allonge, une main qui ressemble à un insecte aux pattes démesurées s’ouvre vers Jérémie.
Une exclamation réveille l’enfant. C’est le matin. Il a dû s’évanouir. Sa mère est rouge, en train de crier. Il est encore fatigué et ne comprend pas bien. Puis il remarque la tache humide dans son lit alors que sa mère l’arrache des draps en le tirant par le bras.
Jérémie n’aime pas l’école. Les autres sont méchants, les professeurs s’en fichent. Il a quelques amis, mais il sait que ça ne dépasse pas les murs. Dès que la cloche sonne, il rentre seul. Il est un peu trop timide pour être invité, et parfois il répond ce qu’il ne faut pas. Il n’arrive jamais à savoir quels sont les bons mots. Les autres sont plus doués que lui pour ça, avoir la bonne phrase au bon moment. Quand le garçon ouvre la bouche, il y a toujours un silence après, ou un regard en biais. Son père lui a dit de faire du sport, que sinon à l’adolescente il finirait enfermé dans des casiers. Mais là non plus, Jérémie n’est pas doué. Il essaye, chaque jour, mais il est toujours choisi en dernier dans les équipes.
Au moins, on le laisse jouer.
La journée lui paraît plus longue. Il est encore moins confortable que d’habitude. Lorsqu’il se retrouve seul dans les couloirs ou aux toilettes, tout lui semble plus sombre. Il croit même voir une silhouette dans le miroir, et à un autre moment un mouvement dans le fond d’un casier. Il aurait aimé rentrer lentement chez lui, mais sa mère était très en colère ce matin, et comme l’hiver approche, les rues sont noires plus rapidement.
À la maison, ses parents sont encore énervés. Jérémie se met dans son coin et fait ses devoirs. Il a terminé rapidement mais n’ose pas bouger. À table, il ne dit rien. Son père fait régulièrement des remarques sur lui. Le garçon sait qu’il devrait se sentir honteux, mais il n’y arrive pas. Il ne veut juste plus aller dans sa chambre. L’heure avance, il mange sans appétit, en se disant que s’il traîne assez, il pourra peut-être se coucher tard et s’endormir tout de suite. Il se rend compte qu’il n’y a pas beaucoup de différence avec le fait de mettre une couverture devant sa tête, mais peu importe. Il ne le sentira pas se pencher sur lui, il ne verra pas ses doigts s’allonger, se tendre vers son visage.
– Tu termines ton repas à la fin ? explose sa mère.
– OK, ça suffit ! Va te coucher, ajoute son père.
Au ton, Jérémie sait qu’il vaut mieux ne pas répondre. Il se lève, son assiette encore à moitié pleine. Il avance vers sa chambre et s’arrête à l’entrée.
– Je ne veux pas t’entendre ce soir, c’est compris ?
La voix de son père en arrière le force à avancer d’un pas. Il a l’impression qu’il fait un peu plus froid. La lumière est différente, plus bleue, alors que le salon est orange. Le garçon ne sait pas pourquoi, pourtant c’est la même lampe accrochée au plafond. Il met son pyjama, va brosser ses dents et se glisse dans son lit. Habituellement, il a un peu de temps pour lire, mais sa mère éteint tout de suite. Jérémie veut protester, mais il entend son timbre sec.
– Ce sont tes derniers draps. Si tu les mouilles cette nuit, tu dors dedans toute la semaine.
Elle ferme la porte presque aussi fort que son père. Le garçon entend l’homme dans le salon approuver, dire qu’il faut l’éduquer. Que c’est comme ça qu’il apprendra. Souvent, ses parents parlent dans la pièce à côté en pensant qu’il n’entend pas. Parfois même, il est à côté d’eux, et ils s’imaginent qu’il n’écoute pas. Jérémie suit la conversation un moment, qui passe sur une histoire de travail de son père. Quand il raconte ses histoires, le garçon a l’impression que l’homme est comme ceux de son école. Il sait toujours quoi dire. C’était probablement lui qui mettait les autres dans des casiers à l’adolescence.
Jérémie sent le mouvement avant de le voir. L’ombre se détache du plafond, dans le coin en haut de son lit. Elle s’étire, descendant lentement jusqu’à lui, le visage noir de plus en plus proche, le doigt s’allongeant dans la direction du garçon.
Sa gorge n’a pas le temps de se serrer, il n’a pas eu le temps d’avoir peur. C’est une terreur immédiate qui le fait hurler. Dans le salon suivent les exclamations, les pas lourds. Mais la silhouette ne disparaît pas. Jérémie entend l’avancée de son père, il sait que le monstre l’atteindra avant que la porte s’ouvre. Il hurle encore, plus fort, mais les pas ne vont pas plus vite, comme si la pièce à côté était devenue plus grande. La main est maintenant toute proche, il peut sentir le froid, comme si le noir absorbait la chaleur. Le doigt s’allonge encore, et doucement, il se pose sur les lèvres du garçon.
Jérémie arrête de crier. Quelque chose de calme l’envahit, un sentiment qui rince la terreur. Le geste n’est pas pour le faire taire. C’est pour le rassurer.
– Je t’avais prévenu ! crie son père.
Puis il ouvre la porte.
La lumière n’entre pas dans la chambre. La silhouette tourne la tête d’un coup vers l’intrus et Jérémie entend comme une vibration. Ça n’est pas un son, mais il le sent dans ses os. C’est le grognement de la forme.
L’homme prend une inspiration, la bouche ouverte, pour crier encore. Le garçon ne sait pas si son père a vu le monstre ou pas. S’il veut encore gronder son fils ou appeler à l’aide. Dans les deux cas, il n’a pas le temps.
L’ombre bouge très vite, comme si elle nageait dans l’air. Elle est sur l’homme avant qu’il puisse réagir. Peut-être même avant qu’il puisse réaliser qu’il se passe quelque chose. Il disparaît presque dans le tourbillon noir, les deux entrant dans la petite commode dans la chambre. Le meuble a eu le temps de s’ouvrir et de se fermer, un mouvement que Jérémie a deviné plus que vu. Il ne sait pas comment son père peut tenir dans la caisse de bois, il a probablement brisé tous les tiroirs. Et même ainsi, il aurait à peine la place de s’y tenir en boule.
La silhouette est à côté du lit. Les doigts s’allongent et doucement, ils caressent les cheveux du garçon. Jérémie, assis sur le matelas, regarde la commode, épiant un mouvement, un peu curieux. Puis il tourne la tête en entendant sa mère dans la pièce à côté.
– Chéri ? Ça va ?
Jérémie se lève, puis entre dans le salon. La femme fronce les sourcils, les mains sur les hanches.
– Qu’est-ce que tu fais debout ?
Le garçon tend le doigt vers l’interrupteur et éteint la lumière.
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