Miroir

Emmanuel s’assura une dernière fois de l’angle avant de retirer le voile qui couvrait le miroir. Placé sur un chevalet, il était tourné pour faire face au bout opposé, de façon à ce que les gens qui entraient devaient faire le tour pour le voir. Si c’était important pour l’effet, c’était surtout primordial pour le forain. Ça lui permettait de tout installer sans jamais avoir à regarder le reflet.

Il s’empressa de sortir, libérant sa respiration à l’extérieur. Il avait toujours eu l’impression que l’atmosphère de la tente rouge devenait plus opaque, plus étouffante à chaque fois que le miroir était découvert. Il était persuadé que ça n’était qu’une illusion due à sa propre peur, un malaise purement psychologique. L’autre possibilité était que l’objet avait une influence plus grande que ce qu’on lui avait dit, et il ne voulait pas y croire.

Le soleil du petit matin le réchauffa à peine. Il faisait froid, assez pour que les forains soufflent sur leurs gants de laine. Comme toujours, il reconnut plusieurs visages, des regards qui l’épiaient mais l’évitaient dès qu’Emmanuel faisait mine de les observer.

C’était le prix à payer. Il faisait plus d’argent que n’importe qui ici, parfois jusqu’à quatre fois ce que la meilleure entrée rapportait en une journée. Mais il était reclus, isolé. On tolérait sa présence à cause de ceux qu’il attirait. Certaines personnes venaient même juste pour lui, des gens qui allaient ensuite manger ou faire un manège pour se détendre. Du moins, c’était ce que les autres forains se disaient. Emmanuel savait que ceux qui entraient dans sa tente n’avaient pas envie de fêter en en sortant.

Il savait aussi que, malgré l’affluence que sa tente provoquait, il ne pouvait en profiter longtemps. Il avait une heure, peut-être deux. Après ça, les premiers clients, remis de leur choc, finissaient toujours par revenir. Parfois ils voulaient crier, et parlaient de mensonges. Parfois ils souhaitaient entrer encore, trop pressés pour faire la file. Mais dans tous les cas, ils étaient émotifs, sans contrôle, rapidement violents. Emmanuel l’avait appris à ses dépens, à force de mauvaises expériences. Il faisait savoir sur les réseaux sociaux qu’il était là, ouvrait à huit heures, fermait à neuf. Rarement, il restait un peu plus longtemps, mais ne dépassait jamais dix heures. Après, il rangeait au plus vite et s’en allait.

Il y avait déjà des gens là pour lui. Il pouvait le voir à leur attitude, les passants qui s’attardaient, tournés vers une autre attraction encore fermée, jetant des coups d’œil dans sa direction, les promeneurs qui avançaient moins vite autour de sa tente, prétendant la découvrir, observer le signe à l’entrée. Emmanuel était habitué. Sa tente de toile rouge à une seule entrée faisait trois mètres sur trois, et n’avait aucune décoration autre que le panneau au sol indiquant simplement « le Reflet de la Vérité ». Le titre était pompeux, mais le forain trouvait qu’il était parfait pour ce qu’il offrait. Et de toutes les façons, maintenant que sa réputation était faite, il était coincé avec ce nom. Autant l’aimer.

À sept heures cinquante-cinq, une foule moins timide s’était assemblée devant la tente, à quelques pas prudents. Emmanuel fit mine de ne pas les voir, observant sa montre avec un geste exagéré. À huit heures, il releva la tête.

– Mesdames et messieurs, merci d’avoir attendu. Approchez, n’ayez pas peur. Il n’y a rien de dangereux ici. Pour ceux qui ne savent pas, « le Reflet de la Vérité » présente une seule chose : une vision de ce qu’il y a en nous. L’occulte tant craint par tous, dangereux et inaccessible, a ici été domestiqué pour vous ! C’est exact, vous entendez bien : dans cette tente se trouve un objet qui vous permettra de voir l’occulte, et ce en toute sécurité ! Pas de truc, pas de tour, pas de mensonge. Ici, nous ne vendons que la vérité. Approchez, n’ayez pas peur. Ne soyez pas timide. Il n’y a pas de honte à essayer quelque chose de nouveau. Vous allez bien au zoo n’est-ce pas ? Craignez-vous les fauves ? Vous ne verrez pas la cage ici, mais soyez assurés qu’elle y est ! Alors… qui sera notre premier explorateur ?

Comme toujours après son discours répété chaque jour, quelques murmures et hésitations suivirent. Emmanuel compta silencieusement. Il n’arrivait jamais à dix.

Un homme se détacha du groupe, poussé par les commentaires moqueurs de ses amis, qui eux restaient en arrière. Il s’arrêta devant l’entrée, incertain.

– Nous avons le premier courageux de la journée ! Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien. Regardez-moi, j’entre et sors de la tente tous les jours, et à part mon troisième bras, rien n’a changé !

Quelques rires faibles accueillirent la phrase. Emmanuel se promettait à chaque fois de trouver une autre plaisanterie, mais il ne prenait jamais le temps d’y réfléchir.

Il observa l’homme jeter un regard en arrière, la foule épier sans bouger. Il aurait pu dire tout ce qui allait se passer. La pression sociale décida son premier client, qui entra d’un pas se voulant assuré dans la tente. Là, une minute passa, peut-être moins. Puis l’individu sorti lentement, écartant la toile qui servait de porte sans vraiment s’en rendre compte. L’expression perdue, il resta un moment immobile, hésitant.

– Est-ce que ça valait la peine ? demanda le forain.

L’homme le regarda, comme s’il réalisait qu’il n’était pas seul. Il hocha la tête, encore perplexe. Emmanuel sourit.

– Vous n’êtes pas ici pour vous amuser. Vous n’êtes pas ici pour un petit coup d’adrénaline. Les manèges derrière vous sont parfaits pour cela et mes collègues se feront un plaisir de vous accueillir. Je ne vends que la vérité, et une expérience qui changera votre vie. Vous n’êtes pas ici par hasard. Qui suivra notre courageux ami ?

Une femme s’avança. Pâle, tremblant presque, Emmanuel reconnut ce type de client. Ceux qui voulaient une réponse, qui cherchaient quelque chose. Le forain la fit entrer, et elle ressortit après un peu plus d’une minute. Elle souriait, à moitié réveillée, l’image qu’elle avait vue encore sur ses yeux.

– Je ne peux pas vous dire ce qui apparaîtra pour vous ici. Mais je peux vous promettre que vous ne l’oublierez jamais !

Un troisième client approcha, puis un autre. Les cinq premières minutes de gêne étaient passées, et une ligne se formait. Après trente minutes, ceux qui observaient de loin, pour qui le spectacle était de voir entrer et sortir les autres, se pressaient pour atteindre la tente et payer le forain.

Emmanuel gardait un œil sur sa montre. C’était une bonne journée, il laissa le temps s’écouler autant qu’il le put. À dix heures moins le quart, il annonça qu’il ne prendrait que dix clients de plus. Comme toujours, à la fin, il remercia ceux qui n’avaient pas pu entrer, leur promettant une autre journée prochaine. Les plus entêtés s’attardèrent, insistant pour la forme, une ou deux phrases incertaines, avant d’abandonner. Personne ne le pressait, personne n’osait s’énerver. Le danger venait des personnes qui étaient entrées et reviendraient après quelques heures. Pour les gens qui n’étaient pas allés dans la tente, le forain avait l’aura inquiétante de ceux qui se tiennent trop près de l’occulte.

La foule se dispersa alors qu’il affichait le signe de fermeture. Emmanuel regarda les derniers curieux s’éloigner, puis il sortit le drap dont il devait recouvrir le miroir.

– Excusez-moi, est-il trop tard pour une dernière visite ?

– On est fermé, répondit le forain, toujours concentré sur le tissu.

– Je pense qu’une exception de votre part vaut bien un surplus de la mienne.

Emmanuel releva les yeux. L’homme lui sembla parfaitement commun. De sa taille, se tenant droit sans être imposant, souriant sans obséquiosité. Il portait une écharpe jaune très clair qui attira le regard du forain. Enfin, ce dernier remarqua la main tendue, et l’argent proposé. Il y avait l’équivalent de dix visites.

Le propriétaire de la tente regarda autour de lui. Sa frayeur était que s’il laissait entrer un dernier client, il devrait se battre avec ceux qui voulaient la même chose. Mais les passants évitaient à présent son coin, et personne ne les observait.

Il hocha rapidement la tête et l’homme entra. Emmanuel eut à peine le temps de commencer à compter son argent. Le client sortit de la tente, après quelques secondes seulement. Le forain jeta un coup d’œil, surpris.

– C’est juste un miroir, fit l’individu à l’écharpe jaune.

Puis l’homme le salua et partit. Emmanuel, surpris, commença à s’inquiéter. Si quelque chose était arrivé, si le pouvoir ne fonctionnait plus, il perdrait son gagne-pain, sans espoir de trouver autre chose. Avec sa réputation, personne ne voudrait travailler avec lui.

Le forain se précipita dans la tente. À l’intérieur, il s’arrêta brusquement. Il lui sembla que le son était atténué plus que le tissu aurait dû le permettre. La lumière claire de l’extérieur était particulièrement tamisée, donnant une ambiance rougeâtre. Le cadre était toujours à sa place, dos à l’entrée. Emmanuel hésita, puis lentement, il fit le tour du chevalet, les yeux fixés sur le sol. Enfin, arrivé face au miroir, il prit une grande inspiration et releva la tête timidement.

Il resta un moment en face du reflet. Ça n’était pas la vérité. Pendant presque une minute, il s’accrocha au déni, refusant d’y croire. Pourtant, au milieu de son esprit qui criait, alors que son corps ne réagissait pas, il savait que le miroir le montrait dévoilé.

Il tomba finalement à genoux et se mit à pleurer.