Le Pardon

Il comprenait. Et le lui disait.

La femme pleurait doucement. Lui souriait. Il ne connaissait pas son nom. Il ne l’avait jamais vue auparavant. À travers la grille, elle avait une sorte de beauté perdue.

Une image de passage, une âme qui avait fait un détour dans son église. Et lui recueillait, consolait, purifiait. Et les âmes repartaient, de nouveau pleines de sens, pleines d’espoir. Un détour vers la compassion.

La femme fut remplacée assez rapidement. Le temps entre les égarés n’était jamais assez long. Il avait l’impression d’avoir encore sur lui le goût du pardon, de la faute essuyée. Il n’y avait jamais assez de temps pour le savourer.

L’homme lui sembla plus engourdi, plus pesant que la femme. Les hommes ne pleuraient pas. Ils prenaient sur eux, refoulaient la souffrance qu’ils appelaient remords, ou regret. Les hommes n’avaient pas de larme pour eux-mêmes.

Il lui faisait l’effet de traîner une ombre trop lourde, des souvenirs qui ne voulaient pas être passés, acceptés. Une ombre qui lui renvoyait une image déformée de lui-même.

Mais à travers la grille, il voyait la beauté de l’homme. La beauté cachée derrière le péché, la faute, la douleur refusée. La compassion que l’homme n’avait pas pour lui-même, lui la lui donnerait. Il serait un instant un autre reflet, lui donnerait une image différente de celle de l’ombre. Et lorsque l’homme ressortirait du confessionnal, il semblerait plus léger.

C’était de l’empathie. Un non-croyant l’avait appelé ainsi, un jour. Lui ne donnait pas de nom. C’était simplement son rôle ici et maintenant.

Il entendait les mots plus que les autres. Simplement parce qu’il écoutait. Il entendait les émotions à travers le ton de la voix, les silences, les syllabes qui traînaient. Il entendait, et comprenait.

Partager, pardonner. La chaleur qu’il ressentait au moment de ses plaidoyers pour la compassion, de ses prières pour l’humanité. Et au moment des confessions. Cette intimité particulière, cette communion totale entre lui et un autre être. Entre lui et une autre âme. Il avait l’impression que ce pouvoir de pardonner était plus qu’un don. C’était un devoir, qui était devenu une nécessité. Il pardonnait pour le plaisir que ça causait. Et qu’il ressentait. Un échange. Un don que lui recevait autant qu’il donnait. Pardonner, partager.

 

 

Je me passe une fois de plus la main sur le visage. Ce prêtre que je ne peux plus personnifier. Que je ne peux plus appeler que par « il ». C’était il y a si longtemps. Hier, un mois plus tôt. Plus ? Aucune importance. C’était il y a si longtemps. Et à chaque souvenir le froid revient plus fort. J’ai pardonné. Tellement pardonné. Inconscient. Innocent. J’ai pardonné dans le vide.

 

 

Devant lui, tous ces visages qui l’observaient, qui écoutaient. Le moment où il pouvait transmettre un message, des mots qui resteraient, des formules qui marqueraient. Ça n’était pas le goût du pouvoir, du contrôle. Il n’avait jamais compris le plaisir que l’on pouvait ressentir à manipuler. C’était le message lui-même. Un peu de transport, un peu d’espoir qu’il échangeait avec les âmes en face de lui. Un espoir pour les autres. Un espoir à faire partager. Un espoir pour leur futur aussi bien que pour leur présent. À tous.

Il souriait. Il ne sentait pas la même intensité dans ses discours. Comme si ses mots, ses intentions se distillaient à travers les visages qui l’observaient, qui l’absorbaient. Moins d’intensité, moins de conviction. Mais après, il y avait le confessionnal. L’essence de sa croyance. Son rôle, ici et maintenant.

 

 

Les visages que j’ai vu passer devant moi, les uns après les autres, une masse vide qui a défilé derrière la grille. L’image fracturée des mots creux, des âmes percées. Et j’en ai pardonné l’absence, excusé la faiblesse non punie. J’ai rêvé une douleur qui me rassurait, qui donnait un sens artificiel à une pratique biaisée. La douleur… j’en ai encore le ton dans la tête. Une sonorité qui ne me quitte plus, le froid qui revient par bourrasques de souvenirs. Le froid, le ton, la voix…

 

C’était il y a si longtemps. Je me rappelle chaque détail, chaque minute de cette nuit qui a détruit ma vie. Cette nuit qui a éteint la chaleur en un souffle. En une voix. La voix de l’ombre…

 

 

La nuit était doucement tombée sur l’église, comme une série de couleurs qui baignait l’air jusqu’à ce que tout se recouvre d’une douce pénombre. La nuit ne lui avait jamais fait peur. Au contraire. Sa tranquillité, sa tendresse le rassurait, le caressait dans ce moment de solitude. Il appréciait particulièrement l’heure qui suivait le coucher du soleil, où les vitraux avaient cessé de s’embraser des derniers rayons, du jaune puis du rouge. La chaleur merveilleuse retombait lentement, et les détails s’embrumaient dans l’obscurité qui l’embrassait. Les idées semblaient se concentrer, se mêler les unes aux autres, durant cette rêverie qui ne se rendait pas encore compte qu’il faisait nuit.

Son corps au repos, assis sur l’un des bancs, retrouvant sa place d’homme parmi les hommes, seul face au symbole de compassion. La lumière qui l’avait entouré faisait comme une aura bénéfique, chaude, autour de la forme. Il lui semblait que les rayons trouvaient ici, à travers les vitraux qui les découpaient de multiples teintes, leur raison d’être. Un spectacle qu’il savourait seul, perdu dans les souvenirs de l’intimité partagée, heureux et reposé.

Pendant un moment, il avait goûté à l’âme des hommes, montrée dans toute sa splendeur, toute son innocence. Il avait vu et effacé les tâches insignifiantes devant leur beauté. Il reposait en entier sur cette certitude ; que le confessionnal était le seul endroit où le mensonge ne trouvait pas sa place. Il avait tenu une journée de plus en face de lui la vérité dénudée, les hommes vrais, et il avait encore le sentiment de les avoir tenus dans ses bras. Et cela laissait sur lui une trace qui durait avec la lumière qui déclinait, avec la noirceur qui l’entourait et protégeait sa rêverie.

Et il y eut un claquement.

 

Le froid s’installa brutalement, rompant la plénitude et apportant une nuit espacée, silencieuse. Il se retourna sans vraiment contrôler le mouvement et retint son souffle, tentant de percer l’obscurité.

Il se leva lentement, prudemment. Il ne réfléchissait pas encore. Ça n’était pas de la peur ; une appréhension froide, un réflexe de prudence sans origine. Il se déplaça vers l’allée centrale, et ses pas résonnèrent dans l’église à travers les ombres.

Il s’avança jusqu’à la porte, de plus en plus lentement. Il hésitait, sans savoir pourquoi. Toute trace de la rêverie l’avait quitté, et il n’entendait plus maintenant que ses sens tendus, l’inquiétude malsaine qui commençait à l’envahir. Il approcha sa main de la poignée.

Un autre claquement traversa l’église. Il se retourna en un mouvement, entièrement face au mur.

Face au confessionnal.

 

Aucune lumière ne parvenait dans l’angle où les deux sièges entourés de bois attendaient l’intimité du lendemain, la chaleur qu’il ne trouvait plus maintenant. Rappelant ce souvenir, il s’approcha de l’ombre, et chaque pas effaçait un peu de l’assurance qu’il pensait avoir retrouvée. Il s’arrêta à la limite de sa vision. Devant, il pouvait distinguer les contours familiers, les décorations boisées. Et une présence.

Il fit un pas de plus. En face de lui, il devait y avoir la porte des fidèles. Il s’imagina l’ouvrir, découvrir un mouvement qui romprait l’immobilité tendue qu’il ressentait.

Qui romprait le sens de la confession.

Il sentait une présence de l’autre côté de la porte. Quelqu’un qui l’attendait. Quelqu’un qui ne pouvait venir le lendemain. Une âme qui le demandait. Il sourit doucement, sans pouvoir y mettre des sentiments. Il contourna les murs de bois et ouvrit la porte de son côté. Le grincement familier, et il entra dans le confessionnal.

 

 

Il était entré. Je suis entré. Comment imaginer aujourd’hui ce simple geste ? J’ai fait les quelques pas, je les vois encore, je peux les compter. Trois enjambées pour contourner, une pour ouvrir la porte. Deux pour entrer.

Le grincement qui m’avait enfermé. Qui m’a enfermé. J’ai beau me passer la main sur le visage, je n’arrive pas à faire partir la sensation désagréable qui m’habite, emplissant le vide laissé par la chaleur. Je n’espère pas. Quelque part au fond de mon esprit abandonné, je sais que j’ai mérité le froid. Mais qui aurait pu accomplir ce que je n’ai pu ?

 

 

À travers la grille, je tentais de percevoir une ombre, une silhouette. Je ne voyais rien. Le noir semblait profond, peut-être même menaçant. Une couleur lourde, différente. Une présence en elle-même.

Je me voyais à peine moi-même. Je ne parvenais pas à dire d’où provenait la lumière qui m’éclairait indirectement, comme un dernier rappel, une dernière trace qui me disait que j’étais encore réel. De nuit, mon imagination s’affolait.

Je crus deviner un mouvement. Peut-être l’avais-je créé ? Je ne pouvais plus distinguer les indices qui l’avaient décidé. Pas de son. Pas de souffle, de respiration sombre, pesante. Je devinais, et ne me rassurais pas.

C’est peut-être cela qui me conduisit à parler. À interroger. Ma propre voix pour briser l’atmosphère étrangère. Pour ramener son sens à ce lieu de rapprochement, de sécurité. À ce lieu où tout pouvait être dit.

« Est-ce que vous avez besoin d’aide mon fils ? »

J’entendis un frottement, un mouvement étranger, lointain. Mais il provenait de l’autre côté du confessionnal, juste de l’autre côté de la grille. Je m’assurai, croisant et décroisant mes mains. C’était mon rôle. C’était mon lieu.

« Êtes-vous ici pour vous confesser ? »

 

« Oui. »

 

La voix sortit de l’ombre en emportant un peu d’elle-même. En l’étendant un peu plus. Une voix tranquille, d’une froide chaleur. Polie, contenue, contrôlée. Elle parvenait sans effort, se faisait entendre sans force. Et elle apportait avec elle l’ombre que j’avais voulu combattre en rompant le silence.

Je m’affermis, fermai les yeux un instant. Je sentais l’importance de la confession, l’importance du pardon. Derrière, il y avait une âme, qui m’attendait. Et peu importaient les démons de mon imagination, la peur humaine de la nuit. Il y avait une âme qui attendait de la chaleur.

« Je vous écoute, mon fils. »

Et la voix reprit, sur le même ton, comme une phrase dite et redite, avec toujours la même force, la même nouveauté.

« Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché, je pèche encore, et j’en ai rien à foutre. »

 

Je sentis la voix me glacer de l’intérieur, un froid qui s’étendait rapidement et qui me bloquait le corps. Je ne respirais plus, tâchant d’écouter le souffle derrière la grille. Mais je n’entendais plus rien, que le silence laissé par les mots qui ne résonnaient pas.

Puis la voix reprit, toujours sur son ton à la fois conventionnel et émotif.

« C’est un sentiment assez étrange. Je sens le manque de remords, le manque de culpabilité à l’égard des vices, de mes péchés. Mais je ne m’y habitue pas. Je m’en doutais, et il s’est avéré que j’avais raison. Je ne m’y habitue pas. »

Il y avait une connotation amère, un arrière-goût dans les mots. Le contrôle semblait ne rien pouvoir contre cette acidité, qui ne se réconfortait pas en cynisme.

Je restai silencieux un long moment, mais la voix ne reprenait pas. Je rassemblai lentement mes forces, et me penchai un peu. Je ne voyais toujours rien à travers la grille que je pensais pouvoir délimiter dans l’obscurité.

« À quand remonte votre dernière confession ? »

Mon propre timbre me parut mécanique, procédurier. Je ne parvenais pas à mettre de la sympathie sur cette voix sans visage. Celle-ci répondit immédiatement, un peu moins forte.

« Quelques jours. »

« Et vous avez péché depuis ? »

« Oh… oui. »

Les mots traînèrent, lents, savourant leur propre son. Et c’est le silence qui suivit, l’absence de résonance, comme si l’église ne voulait pas reproduire la voix claire, qui me marqua le plus. Dans leur absolu, dans leur nécessité. Un désespoir qui ne se regarde plus. Qui est devenu trop habituel, trop présent pour être combattu. Je sentis mes mains tendues se comprimer l’une contre l’autre. J’inspirai, et les séparai. J’avais froid.

« Vous… »

Je sentis ma gorge se nouer, ma voix fausser. Je l’éclaircis, et recommençai ma phrase, tentant de me débarrasser du malaise qui ne me quittait plus.

« Vous pouvez vous confier, mon fils. »

« Me confier… Ça risque d’être long. »

Il y avait quelque chose qui ressemblait à de l’humour sans joie, sans souhaiter provoquer le rire. Un grincement par habitude, comme si le motif avait été oublié.

« Commencez par ce qui vous a amené ici. Pourquoi arriver aussi tard ? Pourquoi… »

Je voulais dire aussi sombre, mais je ne le fis pas. Je sentais que parler de l’obscurité aurait quelque chose qui la conjurerait davantage. Je me rassurais lentement, rationalisant la voix que j’entendais clairement, trop clairement, et les mots qui marquaient par surplus de sens.

« Cette heure est pour moi le moment le plus propice. J’ai appris que ces moments nécessitent du calme et du temps, deux denrées que la nuit offre gracieusement. »

Je me forçai à sourire. C’était effectivement le temps du repos, du recueillement. Et la compassion, elle, n’avait pas d’heure. C’était donc un moment parfait pour une âme en difficulté. J’inspirai avec plus de ferveur.

« Vous avez dit que vous péchiez encore ? »

« À chaque instant. »

Les mots s’imprimèrent dans le silence qui suivit. Je retenais ma respiration, tâchant de sentir l’âme derrière la voix, la pureté dans l’étrange contrôle qui la fermait à son partage.

« Que voulez-vous dire ? Est-ce par la pensée que vous péchez ? »

« Aussi. Beaucoup. Mais pas uniquement. Vous n’imaginez pas ce que l’ensemble des petites choses peut peser lourd, après toutes ces années. »

« Vous pouvez vous confier. »

J’attendis la réponse, suspendu dans l’obscurité qui nous entourait. Je sentais que je me rapprochais progressivement, lentement, de cette voix qui se masquait. Je touchais doucement la détresse humaine qui avait choisi la nuit pour venir me voir.

Et la voix reprit, après quelques secondes.

« Nous en venons au vif alors. J’ai péché. Je pèche toujours. Ça n’arrête jamais. Ça s’accumule, inexorablement. »

« Vous pouvez parler. »

Le silence qui s’établit alors me fit regretter mon empressement. L’âme de l’autre côté de la grille était venue pour prendre son temps. L’obscurité devait l’aider à parler, à confier ses plus sombres secrets. Je devais redoubler de gentillesse, de compassion. Lui laisser établir l’atmosphère, le fil qui la conduirait à s’épancher, à s’abreuver à l’amour qui déborderait de cet instant de partage.

La voix ne reprenait pas. Je décidai de relancer doucement, cherchant la caresse dans les mots.

« Prenez votre temps. Vous avez dit que vous vous étiez confessé il y a quelques jours ? »

« Oui. »

La voix avait le même ton, sans la prudence que j’attendais. Je continuai.

« Et vous avez péché depuis ? »

« Oui. »

« Ce sont ces péchés qui pèsent à présent… »

« Ceux-là, et ceux d’avant. »

Je marquai un temps d’arrêt, pour comprendre la réponse. Je parlai doucement, sans presser la question.

« La confession ne vous a pas soulagé ? »

« Le prêtre ne m’a pas pardonné. »

Les sentiments se figèrent dans mon cœur, avec ma respiration. Les mots restaient là, dans mon oreille, sans que leur sens ne s’affirme rationnellement. La voix continua, plus simple que désinvolte.

« Ni ceux qui l’ont précédé d’ailleurs. Je peux les comprendre. Ça n’est pas un fardeau facile à partager. Vous devez parler de compassion, vous aussi. Aviez-vous déjà pensé à l’origine de ce mot ? Cum Patio. Souffrir avec. Personne ne voudrait supporter cela. Et pourtant, il me faut essayer. »

La question s’imposait dans ma tête sans trouver les mots. Je bégayais silencieusement, n’osant pas chercher davantage la formule qui me mettrait face à cette noirceur plus sombre que l’obscurité que je remarquais de nouveau. Je regardais devant moi, ne voulant pas tourner mon regard vers la grille où peut-être, je verrais dans un reflet les yeux de la voix que l’on n’avait pas voulu soulager.

La voix ne s’était arrêtée que quelques secondes, et reprit avant que je sois prêt. Dès les premiers mots, je réalisai que je redoutais ce qu’elle apporterait.

« Surtout ces derniers temps. Les possibilités techniques ont favorisé l’augmentation quantitative, sans vraiment en changer le genre. Les péchés n’évoluent jamais, comme si le vice manquait d’imagination. Mais c’est en fait parce qu’il a déjà parcouru toutes ses possibilités. C’est une augmentation quantitative. Les vols sont plus nombreux, plus perfectionnés, les meurtres plus réfléchis, plus courants. »

« Prenez plus de recul, mon fils. Les choses changent. Nous sommes à un âge éclairé, si l’on se compare au passé. Imaginez, mille ans plus tôt, où la vie d’un homme avait autant d’importance que celle d’un animal. Aujourd’hui, nous évoluons vers une paix plus grande, et de plus en plus vite. »

Ma propre conviction me rassura progressivement, jusqu’à ce que je reprenne totalement contrôle de moi-même. Les mots qui suivirent brisèrent la muraille de foi que je m’étais érigée.

« Vous croyez ? »

Ces mots marquèrent quelques secondes, toujours avec cette absence d’ironie, absence de ton. L’habitude des termes, mais la sonorité avait disparu. Le plaisir de la parole s’était enfui de cette voix.

« Les choses n’ont fait qu’évoluer, soyez-en assuré. Pour mentir à son prochain ou s’aveugler lui-même, l’homme est passé maître. Le pouvoir n’a jamais été quoi que ce soit d’autre que la possibilité du vice. Lorsque je vole une pomme, on me poursuit, on m’attrape, me conspue et m’enferme. Mais si je gagne des milliards d’unités virtuelles sur un ordinateur en exploitant des dizaines de milliers d’êtres, et ce pour une douzaine de personnes, on m’applaudit et le sujet devient tabou. »

« Vous exagérez. »

Je sentis le vide dans ma réaction. Là encore, la réponse vint, calme, uniforme.

« Non. »

Je rassemblai mes forces, me concentrai sur ma foi, ma foi en l’homme, en l’amour possible. L’instant d’intimité revient dans ma mémoire. Il ne fallait pas reprocher. Il fallait comprendre. Pardonner l’amertume de cette voix, et l’aider à retrouver la tranquillité.

« Les hommes sont des enfants inconscients. Ils ne savent pas ce qu’ils font, mais il faut continuer à les aimer. De toute notre force. Parce qu’au fond de lui-même, chacun est bon. »

« Non. Il faut être fort pour être bon. Et les hommes ne le sont pas. »

« L’homme est faible, mais au fond de lui se trouve la force de faire le bien. Et un jour cette force-là ressortira. On le voit déjà par moments, partout autour de soi. Il suffit de regarder. »

« Ce sont des instants bien éphémères en comparaison. Et pour être parfaitement honnête, ce ne sont pas des preuves de force, mais presque toujours d’autres démonstrations de faiblesse. Avec le pouvoir, l’homme ne s’abaisse pas à la générosité. Avec le choix, il préfère l’égoïsme. »

Il fallait s’accrocher. Il ne fallait pas abandonner cette âme qui s’aveuglait par son désespoir.

« Vous ne prenez que les pires exemples. L’homme le plus humble est capable de la plus grande générosité. »

« Parce qu’il est le plus humble. Sa générosité a des relents de faiblesse, et au fond de lui il maudit ce qu’il est obligé de faire. »

« Vous interprétez. C’est votre propre amertume qui vous conduit à voir le monde ainsi. Il faut espérer, croire. »

« Je le dis parce qu’à chaque fois, c’est sur moi que ça retombe. »

 

Et une fois de plus mon élan fut brisé par la voix placide. Je ne comprenais pas, mais ressentais une étrange panique qui montait de plus en plus.

« Qu’avez-vous dit ? »

La voix ne reprit pas immédiatement. Je restais suspendu à cet instant d’immobilité, impatient d’entendre la réponse et la redoutant presque physiquement. Lorsqu’elle ne répondit pas, la sensation de menace grandit davantage en moi.

« Je ne pense pas que les hommes ne soient capables que du vice. Il y a sans doute du meilleur en eux aussi. Simplement, l’intimité que je partage avec eux ne me donne pas à voir ce côté. Je veux croire en leur capacité à être bons. Leur faiblesse surpasse presque tout le temps leur bonté. Peut-être qu’avec le temps, l’amour que je leur portais s’est amoindri avec le poids des péchés. Je ne blâme personne, je les aime encore. Peut-être que leurs vices étouffent ma vision. La compassion est dure à supporter, vous savez. »

Je ne compris pas ce qu’il me disait. Ma voix sortit en un filet craintif, mais je ne pouvais me retenir. Il n’était plus question de sauver une âme, je l’avoue. Un enchaînement nous avait conduits ici, et je ne pouvais m’arrêter là.

« Quels péchés avez-vous commis ? »

Et la voix reprit, avec un peu plus de force, mais ce simple rehaussement m’écrasa.

« Tous. Tous les péchés du monde. J’ai volé à mon prochain, pour moi-même, pour mon plaisir ou pour de l’argent, j’ai détruit pour de l’argent ou pour le plaisir, par colère ou par jalousie, j’ai menti, trompé, abusé de mon prochain dans toutes les circonstances, par calcul ou par désir de cruauté. J’ai couché avec des femmes par luxure, en les trompant, parfois en les forçant, en profitant de leur naïveté. J’ai battu des hommes, cédé à la violence, par provocation, colère ou envie. J’ai corrompu, provoqué chez mon prochain le péché, le désir perfide, la cupidité. J’ai torturé, tué, fait tuer des hommes, pour toutes les raisons possibles, et parfois sans raison. J’ai organisé des raids, participé à des raids, provoqué et exploité l’esclavagisme, déclenché et profité des écarts sociaux ; j’ai pris au lieu de donner, gardé au lieu de rendre. »

Je restai silencieux, figé hors de la compréhension. Aucune image n’osait s’établir dans ma tête. La succession de crimes, d’horreurs que la voix étalait calmement, comme si elle récitait, comme si elle déclamait, surpassait mes peurs. C’est finalement dans un souffle que je parvins à lui poser la question.

« Comment avez-vous pu faire tout cela ? »

« Selon les circonstances. C’est parfois facile, bien plus souvent que ce que l’on pourrait penser. Parfois plus dur, et il faut se forcer un peu. Mais c’est tout le temps très possible, très faisable. »

« Mais… pourquoi ? »

« Ça dépend, comme je vous l’ai dit. Les circonstances. Parfois pour le plaisir, parfois pour le profit. Parfois par colère ou jalousie, parfois par envie ou cupidité. Puis par habitude. La gourmandise n’est pas que culinaire, vous savez. »

« Je… je ne comprends pas. »

Je me passai la main sur le visage, et tentai de reprendre mon calme. La voix attendait, poliment me semblait-il, que je continue. Je rassemblai les mots, et m’élançai à l’attaque du péché chez celui qui semblait en être recouvert.

« Tous ces péchés, toutes ces… ces circonstances. Comment avez-vous pu ? Comment pouvez-vous le supporter ? »

La voix fut à présent plus douce, plus basse.

« Je le supporte. Il le faut bien. Je le supporte, mais ne dois pas le faire indéfiniment. Et plus nous nous éloignons dans le temps, plus ma situation se solidifie, malheureusement. »

« Je… Pourquoi continuer ? Tout cela ne vous suffit-il pas ? »

La voix ne répondit pas immédiatement. Je sentais le doute, le passé qui surgissait et le regret qui perçait cette couche solide de vices. Il fallait que je le sente. Que ça ne soit pas mon imagination qui m’abuse.

« Je continue maintenant parce que c’est mon rôle. Au départ, je me souviens. C’était par choix. Par amour. Parce que je les aimais. Je les aime encore, peut-être, mais la lourdeur de leurs vices aveugle mes sentiments. »

Une sourde incompréhension pesa violemment sur mon esprit. Je formulai la question, espérant avoir découvert la clef de cette avalanche.

« Vous péchez parce que les hommes pèchent ? »

« Mais oui. C’est bien cela. Je pèche à leur place. »

 

Je me battis contre la tentation de rester silencieux, écrasé par la révélation tranquille que la voix me faisait. Il fallait en profiter, réagir maintenant que la croûte était percée, et que la lumière apparaissait dans les ténèbres. L’excitation précipita les mots dans ma gorge.

« Il faut voir le bon chez les hommes, et non le mal. Ça n’est pas à nous de juger de nos semblables. Reprenez-vous, vous ne pouvez pas agir pour cette raison ! »

« Je ne juge pas, je subis. Avant, j’aurais pu vous dire pourquoi, j’aurais été d’accord avec vous. Mais je suis maintenant aveugle. Je ne vois plus que les vices qui s’accumulent, les péchés qui m’écrasent un peu plus sur le sol. Je ne ressens plus que difficilement, à travers le filtre de la corruption. Les guerres que j’ai lancées et auxquelles j’ai participé. Le sang que j’ai répandu pour mon pouvoir et celui d’un seul homme. Pour le salaire que je touchais, par frustration ou pour le plaisir, le goût de puissance que la violence donne. Les génocides que j’ai organisés, par peur des réprimandes en cas de refus, par sentiment de devoir, par inintérêt ou pour ma propre satisfaction. Les villes que j’ai rasées, les habitants que j’ai exterminés, les conquêtes meurtrières par désir de richesse, en me servant de la foi pour me justifier. Le plaisir du mal, sous toutes ses formes, l’acceptation de celui-ci par simple désintérêt, par peur ou par habitude. Je subis, et aujourd’hui je viens demander le pardon. »

 

Je secouai lentement la tête. Au fond de moi, la peur était toujours présente, mais ma raison se battait contre ce que j’entendais. L’obscurité avait maintenant un autre sens, celui de masquer le mensonge. De l’autre côté de la grille, un tel homme ne pouvait exister.

« Je ne vous crois pas. Vous n’avez pas pu faire tout cela. De quoi parlez-vous ? Vous n’êtes pas ici pour vous confesser. Que voulez-vous ? »

Et la voix reprit, doucement.

« Je suis à la recherche de pardon. Pour les péchés que j’ai pris sur moi. Je suis à la recherche du pardon, pour tous les péchés de l’humanité. »

Je soupirai.

« Aucun homme ne peut prétendre représenter l’humanité. Qu’êtes-vous en train de dire ? Que vous pouvez juger l’humanité en un regard ? »

« Je ne suis que le porteur de ses défauts, de ses péchés. De ses faiblesses. Le temps est passé, et je cherche maintenant le pardon. »

« Que dites-vous là ? Comment pourriez-vous être le porteur de ce qui est arrivé avant votre naissance ? »

« Les fautes ont déjà été pardonnées, il y a deux mille ans. Et depuis je porte celles qui ont suivi, depuis ces deux mille ans. Mais ma souffrance ne peut laver les hommes une seconde fois. Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché. »

Une peur panique me prit alors, pendant que tout mon être rejetait ce que j’entendais. Je secouais la tête, en vain. Les mots continuaient, la voix prenait plus de force : « J’ai su que je faisais mal, et j’ai continué par faiblesse. Pardonnez-moi pour toutes les fois où j’ai ignoré un ami ; pardonnez-moi pour tous les regards que j’ai évité de porter à celui qui avait besoin de moi ; pour toutes les fois où j’ai changé de trottoir pour éviter un geste qui me pesait, et qui aurait réconforté. » Je continuais de secouer la tête, murmurant un « non » qui n’arrêtait pas la voix de plus en plus forte : « Pour toutes les mains que je n’ai pas tendues, pour tous les instants où j’ai prétendu ne pas entendre les appels de détresse, pour toutes les fois où j’ai fermé les yeux, où j’ai fléchi les genoux face au mal, pour tous les mots de rancœur dans la nuit. » Je m’écriai, je levai la voix, je la suppliai de s’arrêter, sans savoir pourquoi, sans vouloir y croire. Mais la voix ne s’arrêtait pas, et les mots persistaient, tout-puissants : « Pardonnez-moi pour la faiblesse que je ne tente pas de combattre, pour la facilité avec laquelle je cède, et pour le cynisme à l’égard de ceux qui veulent résister. Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché, et je pèche encore. Mais surtout, pardonnez-moi, parce que j’en ai rien à foutre. »

 

Je criai, et sortis violemment du confessionnal, de l’obscurité qui m’étouffait. Sans y penser, je fis le tour, décidé à confondre l’homme, à effacer les mots parjures, la voix impie.

 

 

J’ai beau me passer la main sur le visage, la sensation ne part pas. Je me lève, en me forçant à relever la tête. C’était il y a si longtemps. Hier peut-être. Une semaine. Je ne sais plus. En face de moi, celui qui a souffert a son aura de lumière teintée des vitraux. Il ne me regarde pas. C’est ce visage que j’ai placé sur la voix, ce visage que j’aurais dû voir.

Mais qu’est-ce que le prêtre avait bien pu espérer ?

 

 

Il ouvrit brusquement la porte. Il ne remarqua pas que la lumière était plus forte, comme si l’ombre surnaturelle avait quitté l’église. Il sentit qu’il reculait, et trébuchait. Même en tombant, il ne détacha pas son regard du confessionnal.

La cage de bois était vide.

 

 

Je me retourne après un dernier soupir. Je regrette, mais je sais que je n’aurais rien pu faire. Et pourtant je regrette.

Je ne suis pas le premier. Je ne suis pas le dernier. Peut-être que les autres avant moi ont pu continuer. Peut-être qu’ils ont réussi à accepter leur incapacité ultime. Le pardon n’est pas pour nous. Je n’ai pas eu la force alors, et je sais que je ne l’ai jamais eue. Peut-être que les autres ont continué. Je ne le peux pas.

Je sors de l’église en refermant la porte à clef. La serrure grince un peu. J’irai déposer la clef dans une petite boîte, pour que mon remplaçant la trouve là où je l’ai indiqué dans ma lettre. J’espère qu’il sera humble. J’espère qu’il sera heureux. Mais je n’espère pas qu’il sera capable de compassion.

Souffrir avec. Je n’y avais jamais pensé, et maintenant je ne peux penser à autre chose. Ça n’était pas un pardon religieux qu’il était venu chercher. C’était un pardon humain.

Il a pris sur lui nos péchés, et se présentait en miroir de ce que nous sommes, innocents, protégés, inconscients. Irresponsables.

Il était venu chercher le pardon de l’humanité pour elle-même.

Je ne suis pas le premier, et je ne suis pas le dernier.

J’espère juste… non. Je n’espère plus.