Incipits 7

L’allumette craqua avec un bruit sec, suivi du son plus doux et traînant du soufre prenant feu. Il porta la flamme jusqu’à la cigarette, et inspira. Le bout rougit d’un coup, maintenu par l’aspiration jusqu’à ce que les poumons s’emplissent de détente. Puis il expira sur l’allumette elle-même, sans vraiment faire attention, oubliant aussitôt le geste qui l’envoyait à ses pieds.

La musique et la fumée avaient empli l’air. L’alcool brouillait ses idées et son contrôle, l’amenant au point d’apaisement recherché. Il se mit à onduler doucement, sans parvenir à suivre le rythme, sans chercher à le trouver. Il fit quelques pas maladroits jusqu’à la table, les yeux mi-clos, les notes déformées dans sa tête. Il tapota la cigarette au-dessus du cendrier et la garda à sa main, marquant la mesure plus énergique avec des lignes de fumée. Puis il tourna sur lui-même, attendit une seconde que son équilibre revienne, et repartit dans l’autre sens, de ces petits pas dansants.

Arrivé à la cuisine, satisfait de lui, il sortit un verre en marmonnant les paroles dont il se souvenait. Il se pencha doucement pour prendre une bouteille, la main sur le comptoir. Il la déboucha d’un son rond et aigu. Il préférait lorsque la bouteille était plus vide. Elle faisait un son plus serein.

Il versa le liquide jusqu’au bord du verre, riant de sa précision. Il avait l’impression de voir la musique faire vibrer la fumée, et prit une autre inspiration de tabac. Puis il porta le verre à ses lèvres d’une main parfaitement stable. Il attendit quelques instants.

Doucement, il reposa le verre sans y avoir goûté. Le comptoir réagit d’un bruit plastique, dur et ferme. Puis il commença à pleurer.

Je m’appelle Georges. J’ai huit ans, j’ai déjà un nom d’adulte, et je regarde mon père pleurer. Je ne sais pas pourquoi.

 

***

Nul ne peut dire pourquoi on agit d’une façon ou d’une autre. Il est toujours facile, évident même, de trouver des raisons après, a posteriori, justifier ou expliquer, parfois même, avec un peu de compassion, excuser. Mais réellement, au moment même ou l’instant d’avant, alors que l’idée n’est pas encore arrivée, le réflexe n’est pas encore là, la décision incertaine, prétendre que l’on aurait pu deviner, prévoir, est un mensonge. Et le moins préparé est l’acteur lui-même, jusqu’à la dernière minute, la dernière seconde, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus que constater et assumer, le choix déjà fait, sans lui, la route déjà déterminée.

On peut trouver des charades psychologiques, des arguments psychanalytiques, établir des profils, des statistiques, mais réellement, nul ne sait pourquoi, nul n’aurait pu prévoir tout l’acte et l’onde sans fin de ses conséquences, nul n’aurait pu regarder cet homme et comprendre, savoir avec lui, avant lui, ce qu’il s’apprêtait à faire.

Bien sûr, on dira après que sa condition l’y a poussé. Qu’il en voulait, consciemment ou inconsciemment, au monde. Que son état de cerveau prisonnier d’un corps brisé l’a entraîné à chercher quelque chose de large, quelque chose de grand qui marquerait l’humanité à la mesure de son incapacité à en faire réellement partie. On dira après que trop intelligent, trop actif, sa paralysie l’a conduit sur le chemin de la folie, à perdre toute notion de morale, toute notion d’appartenance, de proportion, de sens commun. De compassion. On dira, pour traduire le latin, que souffrant trop de lui-même, il ne pouvait plus souffrir des autres.

On dira beaucoup de choses, mais intimement, sans plus de jeux de mots et de traités sans fin, personne ne sait ce qui conduit un homme à en tuer trois millions. Raconter son histoire ne peut que nous conduire à une image, un reflet flou dans une eau brouillée, par réflexion, par empathie. Nous pourrons juger et pardonner, accuser et réprouver. Mais à jamais la compréhension du geste, de l’instant, continuera à nous échapper, et nous condamne à n’être que témoins, spectateurs et, pour plusieurs générations, victimes.

 

***

Ça commence toujours par le même rêve. Ma mère court dans la rue d’une ville, au milieu des voitures. Elle court après mon père, que je ne distingue pas. Il est parfois sur une moto, parfois dans un taxi, toujours de dos. Elle court sans s’arrêter, et elle disparaît, et je reste paralysé à la voir s’éloigner, j’ai peur mais je ne bouge pas, et je me retrouve seul, je sais que je vais être seul, mais je ne peux pas bouger, je sais que je ne peux pas, et ma mère disparaît, et je reste là, et je suis seul.

Ça commence toujours par le même rêve. On dit que les rêves s’analysent, que ça doit être compliqué mais qu’avec les bonnes études, on peut les lire. Je n’ai pas besoin d’apprendre quoi que ce soit pour comprendre pourquoi je rêve ça. Ça vient toujours à la même date, le jour où ma mère est morte. Et ça me rappelle toujours qu’elle est morte parce que mon père l’a abandonnée, nous a abandonnés, et qu’elle n’a pas pu vivre toute seule.

Ma mère était une personne fragile, dont il fallait s’occuper. J’étais trop jeune pour ça. Ma mère s’est brisée en essayant de s’occuper d’elle et de moi. C’était trop pour elle. Il y a des gens comme ça, qui ont besoin de quelqu’un. Ça aurait dû être mon père. Il est parti, et elle est morte.

J’ai passé beaucoup de temps à l’orphelinat. Je ne voulais pas être dans une famille d’accueil. Ça n’était pas des gens méchants, je n’ai jamais eu la malchance de certains, et peut-être que je devrais me sentir mal de ne pas en avoir profité. Ça n’était simplement pas ma mère.

J’ai vu beaucoup de psychologues aussi. J’ai été bien étudié, bien catalogué, pour mon bien. Ils ont dit que mon agressivité était due à la mort de ma mère, et que je la dirigeais sur mon père pour supporter la peine. Ils ont dit qu’il fallait que je l’accepte, et que ça irait mieux après. Ils me demandaient si je comprenais, et je répondais que oui. Ils me demandaient alors ce que je pensais, et je répondais que je voulais tuer mon père. Ça a duré douze ans, jusqu’à mes dix-huit ans. Là, ils ne pouvaient plus s’occuper de moi, et je suis allé déposer une demande pour pouvoir acheter une arme. Je l’ai reçue aujourd’hui.

 

***

La radio jouait des airs de bonne humeur commerciale. C’était comme ça que sa mère appelait tout ce qui se trouvait plus haut que le jazz sur l’échelle de la modernité musicale. Léonard ne trouvait pas ça déplaisant. Il y avait quelque chose de facile, de monotone, que le jazz méprisait. Il aimait les choses qui ne demandaient pas d’effort, même s’il comprenait la volonté de certains de se dépasser, de rechercher des défis qui impressionneraient les spectateurs. Ceux qui terminaient chirurgiens, et qui marchaient comme des rois dans les couloirs, ceux qui devenaient chercheurs et dont on s’écartait du chemin lorsqu’ils vous croisaient. Il en avait vu beaucoup, et s’était imaginé à leur place. Il avait trouvé ça trop fatigant.

Tout le monde l’avait pris pour un élève moyen, et il avait trouvé ça confortable. Un jour, il avait entendu quelqu’un dire que son métier n’était pas facile, que peu de gens pourraient le faire, et il s’était senti mal à l’aise. C’était une habitude, rien de plus. Rapidement, un corps devenait un objet. Et comme il était déjà mort, il n’avait aucune responsabilité, pas même le fait de chercher un indice, un objet que quelqu’un de mauvais aurait laissé. Les gestes étaient toujours les mêmes, et la majorité de la technique se concentrait sur le fait d’habiller et de maquiller correctement le cadavre. Une illusion le temps qu’une dizaine de personnes le regarde, que deux le pleurent. Personne ne le touchait.

Léonard perfora le côté du torse avec une longue aiguille, et lança la machine. Elle ferait du bruit pendant un moment, et il resta à côté pour vérifier qu’elle ne faisait pas de dégât. L’air de la radio était connu, une autre chose qu’il aimait bien avec la bonne humeur commerciale : en plus d’être tous identiques, c’étaient toujours les mêmes titres qui passaient à répétition. Ça rendait l’air accessible, puis familier. Sans surprise. Et ça, c’était confortable.

Il sifflota la mélodie par-dessus le ronronnement de la pompe en rectifiant l’angle de l’aiguille. Puis son doigt remonta, caressant les côtes, jusque sous l’aisselle. Il resta un moment à sentir la petite cicatrice en forme de symbole d’oiseau qui s’y trouvait. Il n’entendait plus la musique.

De temps en temps, les corps arrivaient encore sales, à peine recousus. Ça ne le dérangeait pas. Il savait que, dans le cas d’un meurtre, le légiste avait fait son travail. Il nettoyait les ongles, les cheveux, camouflait les griffures et les traces d’impacts qui étaient nécessairement déjà mesurées et consignées. Et il recouvrait le corps et ses imperfections qui racontaient une vie, les vieilles cassures, l’usure des mains, les tatouages, les cicatrices particulières.

Le légiste avait nécessairement vu celle-ci. Il avait probablement attribué sa présence à une vieille coupure, et n’avait pas tenu compte de la forme. Il n’avait pas pu faire autrement.

Léonard était l’un des trois hommes à savoir ce qu’elle signifiait. Maintenant l’un des deux.

 

***

Un jet froid envoya une décharge de son visage à son cou, puis le long de la colonne. Ça n’alla pas plus loin. Il ne sentait plus ses jambes.

L’eau ruisselait sur son torse, abaissant la température du liquide qui s’y trouvait déjà. Il ne voulait pas dire le mot. Il ne voulait pas y penser.

Ses yeux étaient douloureux, mais il ne savait pas pourquoi. Ils n’y avaient pas touché, pour l’instant. Ça devait être la lumière. Un spot unique, un cercle d’un mètre autour de lui. Il voyait la silhouette du colosse en face de sa chaise, qui sortait et rentrait dans son faible champ de vision. Mais c’était elle qu’il cherchait à voir. Il se démolissait les yeux à tenter de définir ses contours.

« De retour parmi nous ? »

Il vit la rougeur d’une cigarette dessiner brièvement la forme d’une bouche, des lèvres douces, et le bas d’un nez fin. L’image disparut presque immédiatement. Il entendit le souffle mais ne vit pas la fumée. Le reste de la pièce était dans l’ombre.

Le poing du colosse arriva trop vite pour qu’il l’anticipe. Il sentit son corps se contracter, son souffle s’arrêter. La salive coulait de sa bouche. Il n’arrivait plus à respirer. Lentement, la mâchoire ouverte, il tenta de se concentrer sur sa gorge, sur ses poumons, de forcer son corps à se rouvrir à l’air. La panique était toujours là, malgré la douleur, malgré le temps qui s’était dissous dans la surcharge que son système nerveux subissait. Il voulait vivre. Plus instinctivement, il ne voulait pas mourir.

« À un moment donné, il faudra parler. Le corps a une limite. »

L’air revint d’un coup, chaud et liquide. Un filet de sang entra dans ses poumons, et il se mit à tousser. Son ventre lui brûlait à chaque tressautement, mais il ne pouvait contrôler ses spasmes. Le colosse était de nouveau sorti de la lumière.

Il n’avait pas pu voir comment ses bras étaient attachés. Il ne pensait pas avoir de chance, mais il était prêt à tout. Si ça avait été une sorte de ruban adhésif, le sang qui coulait sur ses bras aurait dû le libérer. Ça devait être une corde. Peut-être qu’à force de tirer, de remuer, le nœud allait se détendre. Il ne savait pas ce qu’il ferait après, dans le cas où il serait brusquement libéré. Il était presque sûr qu’il ne pourrait pas se relever. Dans tous les cas, il ne contrôlait plus ses mains.

Il se demanda subitement depuis combien de temps il était là. Sûrement plusieurs heures. Il s’était déjà évanoui trois fois, le colosse avait dû prendre des pauses. Ils devaient fatiguer eux aussi. Peut-être qu’ils s’arrêteraient pour manger, ou pour se reposer, et là, peut-être, il pourrait se battre contre les liens, et peut-être, s’il ne pouvait pas marcher, il arriverait au moins à ramper, à se cacher dans l’ombre, et lorsqu’ils reviendraient…

Il entendit un déclic sec qui lui sembla résonner. Les mains du colosse apparurent dans la lumière, et le reflet sur le métal de la lame lui donna l’impression de l’aveugler.

 

***