Incipits 5

Le réveil sonna à six heures trente. L’homme ouvrit immédiatement les yeux, s’étira en tendant tous ses muscles, puis se leva d’un bond. Il ouvrit la fenêtre en grand, et sourit brièvement en constatant que la pluie avait cessé, laissant place à un ciel vierge de tout nuage. L’air frais du petit matin le fit légèrement frissonner. Il entra dans la salle de bains où il prit une longue douche très chaude, qu’il termina par deux minutes immobiles sous une giclée d’eau glacée. Puis il commença à se raser. Le miroir lui renvoya l’image d’un homme jeune, aux cheveux brun coupé très court. Son torse nu laissait apparaître des muscles fins, soigneusement entretenus par des années de sport.

Il enfila les vêtements impeccablement repassés posés sur une chaise dans sa chambre, s’assura d’un dernier coup de brosse de l’éclat de ses chaussures, qu’il laça avec soin, terminant par un double nœud très serré. Puis il tira les draps, et refit le lit au carré. Il se recula, effaça d’un revers de main les deux plis qui faisaient gonfler la couette, ferma la fenêtre et se dirigea vers la cuisine. Il but son café dans le silence du matin, évitant d’allumer la radio. Il mangea une tranche de pain grillé beurrée recouverte de confiture de figue, qu’il mâcha consciencieusement, avant de peler et de découper une pomme, qu’il avala avec autant de lenteur. Puis il rinça sa tasse, l’essuya, la remit en place, et nettoya la table d’un coup d’éponge énergique. Il retourna dans la salle de bains, et se brossa les dents, sans même jeter un dernier coup d’œil à son reflet dans la glace.

Dans l’entrée, il enfila une parka sur son col roulé, prit son sac à dos, et sortit de chez lui à la même heure que d’habitude. À la seconde près. Mais aujourd’hui, il n’irait pas à son travail. Aujourd’hui, il avait un autre travail à effectuer. Aujourd’hui, il allait faire exploser une bombe.

 

***

Lorsque la musique du téléphone cellulaire retentit, elle brisa le silence installé depuis près d’une heure. La pièce était dans un chaos total, de ce désordre qui impose le respect, comme s’il y avait une forme d’harmonie fractale dans l’orage immobile de l’agencement. C’était un bureau aux murs de briques peints d’un gris pâteux, étouffés d’étagères en métal vissées crûment. Des fils électriques, des boîtes, des caisses, des feuilles, quelques livres techniques, des instruments de tous genres, des tournevis, des marteaux, des pinces de tous les formats, des écrans, des électrodes, des tubes de verre. Au centre de la pièce, un bureau contenant un ordinateur, des feuilles, divers stylos, du fil de nylon et une paire de pieds. Deux chaises, l’une couverte d’épais volumes et d’un manteau, l’autre contenant l’homme à qui appartenaient les pieds.

La musique persista pendant un moment avant de s’éteindre brusquement. Quatre secondes plus tard, elle reprenait. L’homme dormait, et il fallut qu’elle retentisse une troisième fois avant qu’il ne sursaute, fouille dans sa poche et en sorte l’appareil. Il percuta les boutons un peu au hasard puis approcha l’écouteur de son oreille.

Il n’échangea que peu de paroles d’une voix encore pâteuse, et raccrocha sans conclure. Il laissa tomber ses pieds sur le sol et se redressa, attendit quelques secondes avant de se lever d’être sûr que sa pression soit redescendue et que le sang soit retourné aux jambes. Les réveils des siestes d’après-midi étaient les pires. Finalement il se mis debout en s’aidant du bureau. Il prit sur une étagère une boîte à outils et vérifia rapidement le contenu. Il ajouta deux objets qui lui passèrent sous la main, selon l’inspiration du moment. Puis il attrapa le manteau de la chaise et se précipita sur la porte. Il dut s’y reprendre à deux fois pour l’ouvrir. C’était toujours comme ça lorsqu’on le pressait. Il n’aimait pas la panique, ne travaillait pas bien lorsqu’il fallait se déplacer. C’était lorsqu’il était immobile et seul en contrôle qu’il était le plus efficace. Et bientôt, il faudrait qu’il le prouve.

Aujourd’hui, il désarmait une bombe.

 

***

Paris, le 18 septembre

 

Cher ami,

 

Trois mois que je vous laisse sans nouvelles, et que je n’en ai aucune de vous, par conséquent. Pourtant, notre échange épistolaire m’est devenu, au cours de ces dernières années, aussi indispensable qu’un premier rayon de soleil. J’ai du mal à me souvenir exactement comment tout ça a commencé. Était-ce vous ? Était-ce moi ? Et sur quel prétexte ? Je ne saurais dire. Mais à l’instant où le courrier électronique est apparu pour la plupart comme la norme, recevoir vos lettres a immédiatement revêtu un aspect à la fois romantique et secret. Un peu comme si nous étions des conspirateurs, recourant à des moyens de communication oubliés pour échapper à toute curiosité malsaine. Peut-être serait-il temps, à ce propos, que nous songions à l’acquisition de pigeons voyageurs !….

Et je me dois d’avouer également le plaisir retrouvé de la plume, du papier que l’on choisit avec soin, de l’écriture manuscrite qui force à une pensée autre, plus lente, plus réfléchie, et certainement plus sincère. Cette délicate sensation d’être à nouveau un être humain, uniquement, et non pas un demi-robot….

 

Que devenez-vous ? Dans votre dernière lettre, vous évoquiez un possible séjour en Asie, ou dans le désert, vous sembliez hésiter. Peut-être avez-vous plutôt choisi le cargo, pour retrouver là aussi le vrai goût du voyage, son vrai temps. Le bout de monde restera toujours, malgré les supersoniques, le bout du monde, précisément. Comme le disait le sage, ce n’est pas le but qui est important, c’est la façon de l’atteindre. C’est la route qui vous change, toujours.

 

Pour moi, ces trois mois ont été étranges. Très étranges. Un voyage immobile, précisément, mais un voyage inattendu et somme toute déroutant. Tout a commencé début juin. Un mardi matin où le printemps se faisait sentir pour la première fois, on a sonné à ma porte à huit heures trente.

 

***

Le cri ne le réveilla pas. Il l’entendit alors même que l’oreiller le masquait, comme si son propre poids tentait de l’étouffer. Il devinait qu’il avait le visage enfoui dans le coussin, la poche de plume ayant pris la forme de sa tête, et remontait jusqu’à ses oreilles. Il tenta de crier une fois de plus, mais le son ne sortit pas. Peut-être rêvait-il encore. Il sentait son corps mais ne pouvait pas le contrôler. Il ne pouvait pas dire à sa tête de se relever, à son torse de se tourner. Ses bras restaient inutilement sur le côté. Peut-être le sang avait-il cessé de circuler. Il se rappelait avec précision un réveil où son bras ne réagissait plus, vidé de son sang parce qu’il avait dormi dessus de toute sa masse.

Il tenta de se calmer, de respirer le plus profondément possible à travers le coussin. Il savait qu’il ne rêvait plus. C’était réel, mais il ne s’était pas encore réveillé. Quelque part entre les deux. Et puis, d’un coup, il le sentit. À côté de lui. Debout à le regarder, à savourer, il était venu pour profiter de sa faiblesse. L’ombre au bord du lit, la silhouette qui se détachait distinctement de l’obscurité.

Il commença à paniquer. S’il ne pouvait pas se défendre, il allait mourir. L’ombre allait se pencher, le toucher, le prendre avec elle, et il disparaîtrait.

Maintenant il rêvait. Il n’y avait personne à côté de lui, il ne parvenait simplement pas à sortir de son sommeil. Et la sensation de ne plus respirer, de ne plus pouvoir bouger, se mêlait à son imagination. Il rêvait.

Il sentit une main se promener sur son épaule. L’ombre s’était penchée vers lui, et avait étendu son bras. Elle ne le touchait pas encore, mais il pouvait déjà deviner le trajet de ses doigts.

Il rêvait. Il fallait se réveiller.

Il poussa un cri mais il n’y avait plus de son. L’ombre avait pris tout l’air de la pièce, et il ne pouvait plus respirer. C’était pour ça qu’il ne bougeait plus. Il n’entendait plus rien.

Et d’un coup, l’ombre bondit sur lui. La terreur lui donna un spasme qui le projeta hors du lit.

Le choc le réveilla. Il se regarda un moment emmêlé dans les draps, la main droite criant après lui. Il avait dû se cogner, ou se retourner les doigts en tombant. Il soupira, et se redressa.

Puis il réalisa qu’il n’entendait toujours rien.

 

***

C’est à l’aube du troisième jour qu’il l’aperçut. Il avait roulé sans arrêt pendant des heures et des heures au travers du désert rouge. Aucune herbe. Aucune fleur. Aucun arbre. Aucune trace d’animal. Pas le moindre fossile. Pas un seul signe de vie sur cette étendue sans fin. Après une nuit passée en grande partie à refaire ses calculs et à pester contre ceux qui l’avaient envoyé là, Lucas repartit droit devant sans attendre le premier rayon de soleil. Mais quand il apparut enfin, il stoppa net, et coupa le moteur de son engin. Ébloui par une clarté d’une pureté coupante. Lucas teinta au maximum les vitres et regarda la dune, abasourdi.

 

Ce n’était pas une dune. Le bâtiment en épousait la forme parfaite, et le dôme, revêtu de ce qui semblait être une gigantesque plaque de cuivre, renvoyait les rayons du soleil qui venaient s’écraser sur lui. Tout le bâtiment, dans cette première heure du jour, brillait comme un diamant brut. Un diamant pur. Lucas approcha lentement son véhicule. Il observa attentivement les alentours avant de sortir.

 

C’est par le plus grand des hasards qu’il trouva l’entrée. Il avait presque achevé le tour du bâtiment quand il s’arrêta pour reprendre son souffle. Il s’appuya une brève seconde contre le mur d’enceinte, et faillit tomber à la renverse. Une porte s’était ouverte dans son dos. Il se retrouva immédiatement dans une demi-pénombre qui l’obligea à faire le point. Et il leva les yeux.

 

Il resta un si long temps immobile que ses muscles se mirent à trembler légèrement. Lucas fit un pas en avant, mettant ainsi fin à sa fascination première. Il continua à avancer doucement pour s’arrêter au centre de l’immense salle. Combien mesurait-elle ? Certainement plus de deux cents mètres de diamètre, sur une hauteur qui devait atteindre une cinquantaine de mètres au sommet du dôme. Et partout, partout, partout où le regard se posait, des livres. Des dizaines de livres. Des centaines de livres. Des milliers de livres. Une bibliothèque qui semblait renfermer tout le savoir de ce monde. Mais il n’y avait aucune trace de vie sur ce monde. D’où provenaient tous ces ouvrages ? Qui avait construit cette bibliothèque ?

 

***

Il n’y avait absolument aucun son dans la pièce. Elle avait été conçue pour masquer toute perturbation extérieure, toute onde pouvant atteindre les occupants et violer leur concentration. C’était une pièce conçue pour la réflexion.

Les couleurs avaient également été choisies avec attention, leur choix modulé par celui qui s’y trouverait le plus souvent. Le tout était gris, exactement entre le noir et le blanc, avec un vernis aux reflets soupçonnables de mauve. Il n’y avait pas de différence entre les murs, le sol ou le plafond. Une unique porte, à peine dessinée de ce côté-là, une table et une chaise.

La table était tout l’intérêt de la pièce. Elle était en fait un écran, éteint pour le moment, centre de contrôle d’où tout était supposé commencer. Et se terminer, d’ailleurs. Il n’y avait pas de place pour l’erreur. Pas dans les plans, étudiés et réétudiés, pas dans la mise en place, examinée avec minutie, pas dans les acteurs, choisis et surveillés depuis longtemps. Une seule personne s’était occupée de tout, de l’idée originelle à la dernière touche de la mise en place. Une personne qui ne faisait jamais d’erreur.

Tout commença par une note, à l’heure précisément choisie. Une note à peine audible, dont le volume augmenta progressivement. Sans oreille pour l’entendre, ça n’était rien de plus qu’une vibration. Lorsqu’elle atteignit un niveau sonore assez important pour un être humain, la porte s’ouvrit, et la personne entra. La porte se referma derrière elle, sans bruit.

La vibration continua, et la fréquence évolua. La musique, harmonieuse, commençait.

La personne s’installa sur la chaise, et passa sa main au-dessus de la table. L’écran s’alluma. Des données, et images du monde, des courbes, un système complexe en attente de la première poussée.

La partie commençait.

 

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