Incipits 4

Le vent soufflait sur la plaine, de sa complainte lassante et monotone, soulevant des vagues de poussière invisible, aux grains qui se glissaient sous les vêtements et collaient à la peau. De temps en temps, un papier déchiré, un buisson sec et déraciné, ou même un morceau de tissu se joignaient à la danse, bref passage avant de disparaître au loin dans le désert.

Qu’il y ait une chaise ici n’aurait eu aucun sens, même dans ce pays privé de raison. Pourtant, elle était posée là, au milieu de nulle part, grinçant doucement avec le vent, crissant sous les impacts des grains un peu plus gros. Elle était également balancée lentement sous la légère poussée de bottes, et reposait ainsi sur ses deux pieds arrière. Les bottes portaient des éperons, mais il n’y avait pas de cheval en vue.

Un homme était dans ces bottes. La tête baissée, couverte d’un vieux chapeau, il semblait dormir, bercé par ces jambes inconscientes. Un fusil reposait sur ses genoux, brillant parfois sous le soleil qui ne se lassait pas de brûler la région.

L’homme se balançait, sur sa chaise au milieu de nulle part, comme s’il avait toujours été là. Il finissait par le croire ; toute sa vie n’avait été qu’un rêve avant ce moment, une longue introduction pour conduire à ce moment précis, cette chaise qui grince, le contact de la poussière sur sa peau, le poids du fusil sur ses jambes.

Et puis le vent se tut un instant. C’était comme si le temps s’était arrêté, et pendant ce bref moment, l’homme cessa de se balancer, en suspend sur deux pieds de la chaise. Il retint presque sa respiration.

Une brise suivit, une légère bourrasque, comme si elle s’était faite silencieuse quelques secondes pour être sûre, et maintenant qu’elle l’était, elle lui chuchotait ce qu’elle avait entendu. Dans le vent, il y avait le pas d’un cheval.

L’homme attendit un peu, et leva la tête. L’horizon apparut, et au loin, un point. Le point grossissait, se détachait de plus en plus. Bientôt, il se distingua du nuage de poussière qu’il soulevait dans sa progression.

La chaise se reposa, les quatre pieds ancrés au sol. L’homme glissa ses mains le long du fusil, comme pour s’assurer de son poids. Il le souleva, le plaça contre son épaule, lentement, abaissant tranquillement le canon vers le point. Puis il plaça son doigt sur la gâchette.

 

***

Il pleuvait sans discontinuer depuis quarante-sept jours. Ça avait commencé presque insidieusement, par un léger crachin. A peine trop d’humidité dans l’air, comme un nuage qui viendrait se dissoudre en douceur sur la ville. Puis il s’était mis à pleuvoir pendant la nuit. Et depuis, ça ne cessait plus. C’était une pluie drue, régulière, comme si un gigantesque pommeau de douche était resté ouvert quelque part dans la stratosphère. Pas un seul nuage dans le ciel, mais un ciel uniformément gris, bas, et d’une infinie tristesse.

Dans les rues, on avait tout d’abord vu s’ouvrir quelques parapluies. Puis des dizaines de parapluies. Bientôt, il n’y eut plus qu’une foule couverte de parapluies. Une foule aveugle. Une foule cachée sous un toit multicolore et mouvant. Les radios annoncèrent qu’il était désormais inutile d’essayer d’acheter un parapluie, les magasins étaient en rupture de stock. De même pour les bottes en caoutchouc. Même les accessoires de pêche et de chasse avaient été dévalisés.

La ville avait pris un rythme inattendu. Inhabituel. Un rythme liquide. Les voitures roulaient plus lentement, semblant plus glisser qu’avancer. Les passants marchaient éloignés le plus possible du bord des trottoirs, pour éviter les gerbes d’eau jaillissant sous les roues des bus. La chaussée se transformait peu à peu en ruisseau, les égouts n’arrivant plus à absorber une telle quantité d’eau. Le métro ne circulait plus par crainte d’inondation. Les écoles avaient été fermées, et les administrations ne fonctionnaient désormais qu’à mi-temps.

L’angoisse des citoyens devenait presque palpable. Comme si une punition céleste s’abattait sur eux. Un malheur divin. Une colère inconnue. Déjà, les voix des prêcheurs s’élevaient pour chercher l’origine de la faute. Il fallait à tout prix trouver un bouc émissaire.

Au matin du quarante-huitième jour de pluie, Pierre se leva à sept heures trente, comme tous les jours. Il ne savait pas encore que pour lui, ce jour ne serait pas comme les autres.

 

***

L’homme avait fermé les yeux. Dans le silence absolu, il entendait parfaitement le tic répété de sa montre posée sur la table en face de lui. Il se savait dans la pénombre, mais ne voulait pas ouvrir les yeux. Pas encore. Il avait fait le vide, et comptait sans s’en rendre compte le cliquetis sec qui rythmait son dernier sens en éveil. Lorsqu’il atteint trois cents, il se réveilla. Il prit le bracelet et le rattacha à son poignet. Puis il se leva et sortit de la chambre.

 

La femme fut réveillée par la voix désagréable du présentateur. Elle avait choisi cette émission parce que le timbre aigu de l’annonceur l’agaçait suffisamment pour la faire se lever. Elle avait besoin de ça le matin. Elle s’arracha du lit et éteignit le réveil, puis s’assura de l’heure. Elle s’habilla rapidement, retrouvant avec aisance ses vêtements éparpillés dans la chambre. Elle saisit le sac en dernier, et sortit sans avoir regardé l’homme encore allongé dans le lit. Il n’avait pas bougé.

 

Le vieil homme venait de s’asseoir et déjà sa journée avait bien commencé. C’était le banc qu’il prenait toujours, à sept heures exactement, jusqu’à ce qu’il soit temps d’aller déjeuner. Une habitude qu’il avait depuis plus de dix ans. Les matinées se succédaient en observation du genre humain : il regardait les gens passer, les expressions et tenues qui changeaient avec l’avancée du soleil. Et parfois, une perle, un événement particulier, une silhouette inattendue. Et là, ça avait bien commencé.

Le sujet devait faire plus de deux mètres de haut. Un géant au crâne rasé, mais ça, le vieil homme avait mis du temps à s’en rendre compte. La tête était tatouée sur tout le dessus, en un motif que le retraité n’aurait pu que qualifier de perruque. Le géant s’était fait dessiner des cheveux sur son sommet chauve.

Il était recouvert de vêtements solides, amples aux jambes et serrés au torse, exposant une musculature entretenue. Et contrairement à ceux qui le croisaient en l’évitant, il était immobile, accoté à un lampadaire. Ça devait faire près de dix minutes qu’il attendait avant que quelque chose de nouveau ne se passe. Un homme sans doute plus mûr, de taille et constitution plus régulière, s’arrêta en face de lui. Les deux s’observèrent, mais n’échangèrent pas de parole, autant que le retraité put dire. Le nouvel arrivant eut le temps de regarder sa montre une fois avant qu’une jeune femme à la démarche élégante ne les rejoigne. De même, ils ne la saluèrent pas. Dès qu’elle fut là, ils se dirigèrent vers le bâtiment de l’autre côté de la rue. Le vieil homme soupira, un peu déçu que sa distraction s’en aille. Il ferma les yeux et leva la tête alors qu’une brise lui caressait la joue. Il était sept heures vingt et une.

 

***

La voiture fit une violente embardée et sortit de la route. Elle exécuta plusieurs tonneaux en dévalant le ravin avant d’exploser en arrivant au fond. Les flammes embrasèrent immédiatement la garrigue desséchée après des semaines sans pluie. Bientôt, toute la colline brûlait. Le vent attisait les flammes et les précipitait vers le village et les maisons de la vallée voisine. Les pins et les chênes centenaires qui couvraient la région ne furent bientôt plus qu’un souvenir cendreux. Les pompiers, aidés par la ronde incessante des canadairs, luttèrent trois jours et deux nuits avant de parvenir à circonscrire le feu.

Les habitants avaient été évacués dès le début de l’incendie. On les avait forcés à partir tels qu’ils étaient, en sandales et T-shirt, sans même leur laisser le temps d’emporter quoi que ce soit avec eux. Ils avaient été hébergés dans le gymnase de la ville voisine. Certains avaient tenté de rentrer chez eux, mais le mur de flammes les en avait dissuadés. Après trois jours d’angoisse et d’insomnie, ils purent regagner leurs maisons. Ou ce qu’il en restait. Si le village avait été protégé, il n’en allait pas de même pour les bâtisses isolées à flanc de colline. L’accès avait été rendu impossible par la violence de l’incendie. Le paysage semblait figé dans un cauchemar en noir et blanc. Les maisons éventrées, carbonisées, dévastées. Les arbres explosés aux troncs tordus dans une souffrance indicible. Un paysage de guerre, soudain, là, en place du paysage calme et bucolique habituel.

Quelques jours plus tard, le désespoir fit place à la colère. Les villageois voulaient savoir. Savoir comment le feu avait pris. Savoir qui l’avait provoqué. Les pompiers et la police tardaient à fournir des réponses. La voiture au fond du ravin n’était plus qu’une carcasse entièrement calcinée, et il ne restait rien du chauffeur. Rien, si ce n’est de minuscules éléments que la police scientifique examinait. On sut seulement douze jours après le drame qu’il s’agissait d’une femme.

 

***

Le bus roulait à une vitesse qu’il aurait trouvée relativement lente seulement quelques jours plus tôt. Là, il avait l’impression que le paysage s’enfuyait devant son regard.

Il avait eu du mal à trouver un siège. Sans être sales, les coussins étaient vieux et non entretenus, et il pensait pouvoir sentir le poids de tous ceux qui étaient passés par là, avant lui. Il avait un soudain besoin de neuf, et savait qu’il ne pourrait pas le satisfaire avant vingt ans.

Ils n’étaient que cinq passagers. Devant lui, le plus jeune s’était assis pas très loin du conducteur. Il avait un visage résigné, comme dans une situation qui se reproduisait encore et encore, un quotidien dont on ne parvient pas à se débarrasser. Il regardait la fenêtre. C’était précisément cela : il donnait l’impression de regarder la vitre elle-même, la saleté qui la recouvrait, plutôt que la route et l’horizon qui défilaient.

Il n’avait qu’aperçu les trois autres passagers, et n’osait pas se retourner pour voir ce qu’ils faisaient. Il imaginait que le plus vieux, déjà voûté, devait s’être tassé encore davantage, ce matin trop froid. Les deux autres, il ne parvenait pas à savoir. Grands et larges tous les deux, ils étaient opposés en apparence : l’un leur avait présenté un visage fermé, menaçant, les manches retroussées pour exposer ses tatouages. Sans doute pensait-il que ça le protégerait. L’autre avait un visage mal rasé, mal coiffé, comme un homme qui n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Il semblait mal à l’aise, indécis, encore abasourdi de se retrouver avec eux. Devant la porte du bus, il avait hésité plusieurs secondes.

Quelqu’un lui avait dit que c’était comme d’aller à la mine. Pendant un instant, il s’imagina ce que ça donnerait. Des visages sombres, des pensées qui évitaient de frôler le reste de la journée. Ils arriveraient à la mine, observant en silence le trou qui s’apprêtait à les avaler, à les assassiner lentement, à vider leurs forces et leur joie jusqu’au jour suivant, où tout recommençait, pour ne les relâcher que vieux et froissés et finis.

Le bus s’arrêta. Les cinq se levèrent à des rythmes différents. À l’extérieur, tout était désertique, sinistre. Devant lui, la prison ressemblait à un cube découpé dans le paysage.

 

***

C’est le caddie que j’ai vu en premier. Incongru au milieu du parc, attaché au tronc d’un arbre par une ficelle grossière. Je passe tous les jours par le jardin pour rejoindre le métro. J’aime ces minutes volées au quotidien. Volées au bitume de la ville. Ça m’oblige à un léger détour, mais aussi bien le matin que le soir, c’est le moment que je préfère sur mon trajet obligé pour aller travailler. Je vois les saisons percer insidieusement. Une feuille tombée dès le milieu de l’été. Un bourgeon délicat vers la fin février. Ce qui ne cesse de m’émerveiller, c’est l’explosion en rose et blanc des marronniers. Chaque année, j’ai beau m’y attendre, c’est toujours une surprise. Ce petit parc au cœur de la cité est toujours fréquenté, été comme hiver. Même lorsqu’il pleut, les joueurs d’échecs continuent leurs parties à l’abri de l’auvent ouvragé au sud du jardin. Les enfants du quartier sont lâchés par leurs mères à la sortie de l’école. Ils y profitent intensément de leur liberté retrouvée après un enfermement de plusieurs heures. Des courses, des cris, des rires avant de rentrer faire leurs devoirs. Et les étudiants, et les amoureux. Ce sont, avec les vieillards, les promeneurs éternels du petit parc.

Et puis ce caddie. Ce caddie dans le jardin parfaitement entretenu. Le jardin coupé du malheur du monde. Tout d’abord étonnée que les gardiens ne l’aient pas encore enlevé, je m’arrête pour mieux le regarder. Il déborde de paquets. Des sacs de grandes marques. Des sacs de grandes marques, mais remplis de vieux vêtements, de couvertures fatiguées, de valises déchirées. Une synthèse brutale de la société. Le luxe pour cacher la misère. Ce chariot sans propriétaire est tellement inattendu dans le parc que je me demande pendant un instant s’il ne s’agit pas d’une installation artistique, comme les expositions éphémères organisées chaque été. Le soir, quand je traverse à nouveau le parc, le caddie a disparu. Je le retrouve le lendemain matin près du métro, poussé par un homme sans âge. L’homme s’arrête quand je passe près de lui. Et me regarde.

 

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Le chat filait à une vitesse proche de l’impossible. Ses pattes bougeaient tellement vite qu’il semblait en lévitation, propulsé en ligne droite à quelques centimètres de la rue. Derrière lui, un homme courait en brandissant un couteau. À côté se trouvait une vieille dame à vélo, que son âge et état physique compensaient pour la vitesse attendue du véhicule : elle allait très légèrement moins vite que l’homme qui courait à côté d’elle. Par contre, la bicyclette était précédée d’un sac, duquel la dame retirait régulièrement un œuf qu’elle jetait sur l’animal. Elle semblait ne pas avoir de problème d’équilibre malgré les mouvements secs du lancer, et continuait en ligne droite sans difficulté. Cependant, elle ratait systématiquement, sans jamais changer de son expression sérieuse et digne de vieille dame.

Il y avait quelque chose d’incongru dans ce tableau, et Marin mit un temps à voir ce que c’était. Il ne s’en rendit compte que plus tard, alors que le trio avait disparu depuis longtemps derrière un coin d’immeuble. La vieille dame portait des lacets verts fluo. Ils brillaient probablement dans le noir, mais Marin n’arrivait pas à comprendre à quoi ça pouvait lui servir. Objectivement, ses résultats de jets d’œufs indiquaient une mauvaise vue, ce qui sous-entendait que la dame ne profitait probablement pas de voir ses pieds dans le noir. La solution lui apparut une rue plus loin, alors qu’il marchait sans plus y faire attention : peut-être que la vieille personne, voyant mal, avait justement pris des lacets sans se rendre compte de leur faculté nocturne. Ça devait être ça.

Content de sa découverte, Marin entra dans le premier café qu’il trouva en face du fleuve. Marin aimait l’eau. Il n’avait jamais compris pourquoi ça semblait évident pour tout le monde.

 

***