
Incipits 31
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted May 25, 2020
Le vent soufflait sur la plaine brûlée, soulevant une fine couche de poussière qui s’immisçait partout. Plus personne n’y faisait attention. Ceux qui étaient nés ici, comme Neil, n’auraient même jamais imaginé ne pas avoir cette couche sur leur peau.
Partout autour, les grandes plaines s’étendaient jusqu’aux montagnes à l’ouest. L’horizon découpé en dents inégales avait toujours fait rêver le jeune homme, comme un lieu lointain où il n’irait jamais. Il grandirait là, sur la ferme, se marierait, aurait des enfants et serait enterré à côté de l’arbre, sur la butte à côté de la maison. Ça avait été la vie de son père, celle de son grand-père et de celui avant lui. Neil n’avait pas connu ces hommes. Sa mère lui parlait parfois de son géniteur. Il avait vu une photographie, la seule qu’ils aient, représentant un individu sobre, aux traits difficiles à discerner. Il avait déjà surpris sa mère, une nuit, contemplant l’image à la bougie. Elle lui tournait alors le dos, et Neil n’avait pu savoir si elle souriait ou pleurait face aux souvenirs.
Le jeune homme lança le seau dans le puits, et attendit quelques instants. Ici, la vie tournait lentement, un rythme auquel il avait été habitué. Lors de ses rares visites à la ville, la vie compliquée, aux rapports subtils, l’avait bousculé plus qu’il ne voulait le montrer.
Il commença à tirer sur la corde pour remonter le seau, maintenant plein d’eau. Il tirait lentement, s’assurant de secouer le moins possible le récipient au bout de la corde.
À l’est, on pouvait voir le début de la forêt. Neil ne s’était jamais rendu de l’autre côté. Il savait qu’elle finissait par s’arrêter, dévoilant d’autres plaines, d’autres villes, parfois même plus grandes que le bourg où ils se rendaient de temps en temps, sa mère et lui. Cet endroit ne l’avait jamais attiré. Il aimait chasser, il aimait la traque, le déplacement silencieux dans les bois, l’attente du gibier qui finissait toujours par sortir, lorsqu’on savait patienter. Il était bon tireur, comme tous ceux qui n’étaient pas pressés.
Neil arrivait en vue de la maison, le seau à la main, lorsqu’il vit la porte s’ouvrir. À l’entrée, sa mère tenait deux fusils, et ses gestes hâtifs étonnèrent le jeune homme. Ce dernier s’arrêta, et il sentit en un instant le soleil qui chauffait ses épaules, le vent qui soufflait la poussière sur son visage, le son des rares touffes d’herbes qui frémissaient. Puis il lâcha le seau et courut vers sa mère. Lorsque le premier coup de feu retentit, comme un coup de tonnerre, Neil sentit une excitation à laquelle il n’était pas préparé.
***
Beaucoup de gens auraient critiqué la vie de Nestor. Habiter dans une aussi grande maison était déjà le sujet de beaucoup de reproches, mais lorsqu’on ajoutait qu’il s’y trouvait seul, les villageois de Saint-Pierre-sur-Rive ne masquaient même plus leur jalousie.
Bien sûr, ils avaient essayé d’agir. Certains avaient inventé des bruits étranges, d’autres avaient laissé des messages anonymes au service de la protection de l’enfance. Mais ils finissaient plus frustrés qu’avant : monsieur Basilius, l’avocat du mystérieux père de Nestor, apparaissait à chaque fois, sans que personne ne sache comment il avait été prévenu. Sa grande connaissance des articles les plus obscures de la loi renvoyaient les intrus en uniformes sans qu’ils n’aient même franchi la grille.
Restaient les méthodes moins officielles, car si les adultes tentaient de faire agir l’administration, les enfants, eux, avaient une approche plus obscure. Nombreux étaient ceux qui avaient grimpé le mur qui entourait la vaste propriété. Le record était encore tenu par Gustave, le fils du fermier de la rue Paratel, qui possédait l’avantage certain d’avoir les plus longues jambes du village. Sa course l’avait amené jusqu’au mur est du manoir, qu’il avait presque pu toucher avant de tomber.
Il faut comprendre que les chiens impressionnaient tout le monde, mais ne faisaient peur à personne. Dressés d’une façon remarquable, ils ne s’étaient jamais intéressés aux cadeaux que les enfants leur avaient tendus pour passer, et rattrapaient toujours les curieux qui décidaient de s’élancer malgré la menace. Mais même en tirant l’intrus jusqu’à la grille principale, ils n’avaient jamais fait de mal à qui que ce soit. On ne trouvait même pas de trace de crocs, ce qui ne manquait jamais d’animer au moins une conversation par semaine auprès des dresseurs de la région.
Mais tous ces échecs n’avaient jamais découragé la rage des habitants de Saint-Pierre-sur-Rive. Un élément ne manquait jamais de raviver leur colère et de relancer la recherche de moyen pour entrer dans la maison. Nestor avait huit ans.
Un homme possédant plus, bien plus que les autres ne manquait pas d’énerver, surtout lorsqu’il s’isolait de la vie sociale. Mais un enfant dans cette situation semblait impardonnable. Et le devoir de la communauté de protéger la jeunesse était devenu l’excuse favorite des envieux et des curieux. C’est pour cela qu’à chaque fois que le petit Nestor était aperçu en train de se promener dans le jardin, ou apparaissait à une fenêtre du manoir, les ragots ne manquaient pas de suivre, ranimant les désirs des uns et les questions des autres.
Mais rien ne fut plus fort que les événements de l’été 2015, que les habitants de Saint-Pierre-sur-Rive, habituellement amateurs d’histoires indiscrètes, évitent en toute circonstance d’évoquer.
Tout commença par une voiture aux vitres sombres qui s’arrêta devant les grilles du manoir. C’était un jeudi.
***
Les bruits diminuaient derrière le voile, et Nagak-ta commença à respirer. Dans le temple, il devait être invisible, attendre le départ des hauts prêtres avant de sortir pour faire sa besogne. Ils étaient nombreux comme lui, principalement des esclaves cachés dans des pièces en trompe-l’œil, sortant lorsque les êtres supérieurs étaient partis, pour nettoyer et arranger les couloirs.
Mais Nagak-ta n’était pas un esclave. Fils d’un haut dignitaire, il avait gagné le droit de devenir un jour un prêtre. L’enfant connaissait sa place : aujourd’hui il nettoyait la salle de prière, où un être inférieur à lui n’aurait pas pu entrer. Dans quelques années, il gagnera le droit de porter une torche, immobile et silencieux. Puis, lorsqu’il aura fait ses preuves, peut-être pourra-t-il réciter les prières avec les autres prêtres, à la gloire d’Horus.
Nagak-ta connaissait la chance qu’il avait. Aîné de son père, il avait ici la possibilité de faire monter le statut de toute sa famille. Peut-être même qu’un jour, le fils de son fils recevrait une charge au palais du Pharaon. C’était une chance qu’il fallait cultiver et entretenir. Son père avait été clair : le plus important était de faire ce qu’on lui disait, d’apprendre les coutumes et les politiques, sans pour autant y jouer. Les manigances étaient pour les grands, ceux mieux nés. Lui devait démontrer sa loyauté et son silence.
Lorsqu’il n’entendit plus de son, Nagak-tu commença à compter. Il avait pris l’habitude d’attendre jusqu’à cinq cents battements de son cœur avant de sortir. Sa besogne ne prenait pas plus de vingt minutes, mais il était primordial qu’il n’apparaisse pas devant quelqu’un que sa simple présence pourrait gêner.
Enfin, le compte terminé, l’enfant risqua un regard de l’autre côté de son voile. La salle de prière était vide, et les torches commençaient à diminuer d’intensité. Nagak-ta se glissa dans la vaste pièce et commença à rassembler les affaires. Chaque chose devait être remise à sa place, chaque élément prêt à être utilisé le lendemain. L’enfant laissa son regard traîner vers la grande murale aux multiples représentations. Il ne savait pas lire, mais les images des dieux le fascinaient. Hommes gigantesques aux têtes d’animaux, il avait toujours était partagé entre l’émerveillement et la frayeur. Les images de jugement, de guerre, de punition peuplaient ses rêves depuis toujours.
Il s’approcha du mur, observant les dessins colorés d’or et de pourpre. L’un d’eux l’attirait, entièrement noir, une image qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Lorsqu’elle bougea, il laissa s’échapper un cri. Ça n’était pas un dessin. C’était une ombre, qui grossit jusqu’à s’étendre sur l’enfant.
***
« Tu verras, tu t’y habitueras ».
Avant de partir, Jared avait regardé des hologrammes du désert d’Isaac, leur destination sur Ishtar. De vastes étendues mauves striées de rouge, une sorte de pierre érodée par le vent.
« Tu verras, tu t’y habitueras ».
Ses parents avaient cru la propagande colonisatrice. Ishtar semblait la planète idéale, aux éléments assez différents pour faire rêver, assez semblables pour ne pas faire peur. Une nouvelle Terre à préparer par les plus pauvres pour permettre aux enfants d’enfants des plus riches de s’y installer sans effort.
« D’ici là, les enfants de ta sœur et toi seront bien placés ».
Une nouvelle vie, un départ à zéro. Le départ avait été excitant, le voyage décevant. À peine partis, ils étaient déjà arrivés, un trajet sans retour possible, le tunnel subgravitationnel ne fonctionnant que dans un sens. En fait, l’effet était inversé dans l’autre direction, donc un retour aurait broyé à peu près n’importe quoi qui aurait tenté le trajet. Jared avait essayé d’expliquer pourquoi à sa famille, mais à leurs expressions, il avait abandonné.
Le désert d’Isaac n’était pas un désert, finalement. La pierre mauve n’était presque pas érodée, malgré la brise constante qui faisait onduler les quelques traînées de poussière rouge qui s’y trouvait. Par contre, le sol était strié, comme s’il avait été griffé par des milliards d’animaux, et les parties qui ressortaient étaient si coupantes que marcher sans chaussures spéciales était impossible.
L’air traité pendant cinquante-trois ans était respirable, mais l’odeur indéfinie agressait Jared. Il savait que sa famille y était aussi sensible, mais ses parents refusaient de l’admettre. Sa petite sœur prenait leur partie bien sûr, désirant leur plaire plus que tout. Jared et elle avaient chacun leur rôle : il était l’adolescent pessimiste, elle était l’enfant que tout le monde aimait.
Le désert d’Isaac n’avait pas de montagne ni de végétations sur plusieurs centaines de kilomètres. Trente-sept familles venaient de s’y installer, comprenant celle de Jared.
L’adolescent avait commencé ses excursions solitaires le deuxième jour, gardant les habitudes qu’il avait prises sur Terre.
Une semaine avait passé. Ses parents avaient tant à faire que Jared avait pu errer seul de longs moments, n’ayant à subir qu’une remarque ou un regard de temps en temps. Le ciel vert étant toujours sans nuages, l’adolescent avait fini par observer exclusivement le sol dans ses longues promenades. C’est comme ça qu’il le vit, un jour comme un autre, alors qu’il était en train de se dire que sa vie allait se terminer en tant que fermier, à l’autre bout de la galaxie.
Au départ, il crut que c’était un objet abandonné par un colon, une pièce perdue ou jetée là. Ça ressemblait à un anneau, peut-être une partie mécanique d’un moteur ou d’un système mobile. Mais en tentant de le ramasser, Jared vit que l’objet de la taille de sa main était attaché au sol. Il tira un peu plus fort, et un déclic l’avertit de l’enclenchement d’un processus. Dans le sol, un carré se dessina, et brusquement, la pierre se souleva.
En face de l’adolescent, un plan incliné d’une trentaine de degrés descendait sous la terre.
***
Epilogues
John observa ses mains comme pour la première fois. Il avait tellement parcouru, tellement combattu, et maintenant, enfin, tout était fini. Il se releva, et commença lentement à marcher vers sa maison.
Il la serra de toutes ses forces, sentant sa respiration se calmer, et la tension de ces mois passés se libéra d’un coup. Il l’entendit pleurer avec lui, et sut qu’ils ne se quitteraient plus jamais.
Alors qu’il sentait ses yeux se fermer lentement, il utilisa ses dernières forces pour sourire. Au-dessus, le ciel le regardait, les étoiles autant de spectateurs de ses derniers instants. Il s’agissait de ne pas les décevoir.
C’est ainsi que se conclut mon histoire. Sans effusion, sans explosion, simplement, comme la vie réelle, concrète. Je tape ces derniers mots dans la maison de mes parents, où je compte finir les longues journées qu’il me reste, à l’abri de toute aventure, préservée du monde et de ses folies.
« On a gagné John, on a gagné. »
Il tenta de le tirer des décombres, mais une grimace de douleur l’arrêta. John sourit, et hocha lentement la tête, les yeux fermés.
« C’est bien… c’est bien. »
Doucement, sa tête cessa son mouvement, et son visage se détendit en une expression enfin paisible.
Enfin, ils se marièrent, et vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours, entourés des rires de leurs enfants.
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