Incipits 30

La lumière clignotait au-dessus de lui, le sortant doucement de sa torpeur. Jac-6 s’était assoupi, une erreur qu’on ne lui aurait pas pardonnée à l’académie, mais qui n’intéressait personne sur le vaisseau. Tout ce qui comptait ici était le travail accompli, et malgré ses quinze ans, Jac-6 savait qu’il était le meilleur pilote que le capitaine avait commandé.

Il n’était pas rare d’avoir des enfants aux commandes, même plus jeunes que lui. Les vaisseaux qui traversaient le vaste espace suivaient des courants quantiques bien trop imprécis pour un travail manuel. Seul un lien direct entre la machine et le cerveau permettait d’arriver au bon point, atome minuscule dans un vide infini. Ce lien était plus facile avec un esprit jeune, encore malléable, réceptif, et bien plus vif qu’un adulte aux réflexions arrêtées. Jac-6 savait qu’il avait une carrière pour encore trois ans, peut-être quatre. Après ça, sa vie était terminée, une trop longue descente inutile vers la vieillesse.

Formé dès ses premiers pas comme tous les pilotes, choisis par une machine qui testait tous les nouveau-nés, l’adolescent ne regrettait pas sa vie. Aussi souvent que possible, il prenait des souvenirs de ses voyages, des images qu’il gravait dans sa mémoire pour se rappeler que son existence avait eu un sens.

D’une pensée rapide, il analysa la nouvelle donnée et éteignit la lumière qui l’avait réveillé. Il ferma les yeux un moment et se laissa envahir par les informations qui lui arrivaient du vaisseau. Le lien se fit en quelques nanosecondes, mais le temps n’avait plus le même sens lorsque son esprit se dispersait dans la machine.

À présent, tout autour de lui, l’espace s’étendait, noir sans fin, percé de points blancs dont la lumière n’était ni arrêtée ni déformée dans cette étendue de rien. Pac-6 avait accès à tous les senseurs du vaisseau, et les images lui parvenaient comme s’il regardait avec ses propres yeux. Jamais il ne s’était lassé du spectacle du vide titanesque, des étoiles regorgeant d’une énergie plus vive que n’importe quelle donnée, des couloirs quantiques invisibles et instables, un chaos mathématique inaccessible à l’homme. Tout ici était au-delà de la compréhension, au-delà de la pensée, à un niveau que l’adolescent n’avait jamais pu définir. Si la religion n’était pas une chose du passée, il y aurait certainement vu une image de la grandeur infinie des dieux.

La lumière s’était rallumée au-dessus de lui, parvenant à Pac-6 autant comme une donnée s’affichant dans sa tête que comme un parasite qui lui rappelait son existence humaine. Une information impossible, que l’adolescent prit d’abord pour une erreur. Mais les ordinateurs du vaisseau ne se trompaient jamais.

Le pilote chercha autour de lui, scrutant le néant de ses mille yeux artificiels. C’est ainsi qu’il finit par remarquer la faible lumière bleue, comme une étincelle qui ne disparaissait pas.

 

***

Il y a bien longtemps, à une époque oubliée, les hommes vivaient dans un monde où les dieux marchaient parmi eux. On leur avait construit des cités majestueuses, des temples titanesques, et on les révérait sous des noms multiples qui devaient survivre au travers des cataclysmes et de la corruption du temps.

Pendant des siècles, les dieux avaient vécu en paix, rassemblant des fidèles et prenant plaisir à écouter leurs prières et leurs flatteries. Mais il est dans la nature divine d’en vouloir toujours plus, et arriva un jour où le désir des puissants ne se contenta plus de ce qu’ils avaient. Ils se mirent à convoiter l’admiration de ceux qui priaient leurs frères, et les sacrifices qui ne leur étaient pas destinés.

La Grande Guerre commença sans prévenir, les dieux frappant d’abord de leurs tremblements de terre, leurs raz-de-marée et leurs tempêtes dévastateurs.

Puis les armées se rassemblèrent, les hommes mirent des armures de la couleur choisie par les prêtres et des boucliers aux emblèmes de leurs divinités. Les humains devaient mourir par milliers, car la puissance des dieux venait de leurs fidèles.

Loin des cités et des champs de bataille, au plus profond d’une forêt qui n’intéressait pas même les divinités des arbres, un enfant ramassait du bois.

Vitras venait de fêter ses treize ans, et sa maîtresse lui avait promis un cadeau spécial pour le repas du soir.

Petit et frêle même pour son âge, l’apparence de Vitras était trompeuse. L’enfant ne manquait ni de vitalité, ni d’agilité, et il avait été habitué par sa maîtresse aux travaux les plus demandant, tant en dextérité qu’en endurance.

Vitras était un esclave, mais ce mot ne représentait pas grand-chose pour lui. En effet, aussi loin qu’il se souvienne, il avait toujours vécu dans la forêt, auprès de sa maîtresse, apprenant tout d’elle et ne croisant que très rarement des étrangers, souvent des visiteurs qui ne restaient que quelques heures avec la vieille femme.

Il n’aurait pas su dire quel âge avait sa maîtresse. En rentrant dans la cabane, les bras chargés de bois, il put la voir, penchée sur sa table, ses cheveux blancs cachant son visage ridé et tâché. D’un doigt usé, elle lui indiqua le foyer sans relever la tête, et Vitras alla s’occuper du feu. Lorsqu’il se retourna, sa maîtresse était derrière lui, une dague à la main. Ses yeux toujours vifs malgré son corps tassé par le temps semblèrent plus perçants que jamais au garçon qui n’osait plus bouger. La voix grinçante de la vieille femme bourdonna dans sa tête, comme si ses mots entraient directement dans son esprit sans passer par ses oreilles.

– Écoute bien Vitras, car ce que je vais te dire va changer ta vie. Un grand malheur se prépare, qui ne peut plus être évité. Les dieux, dans leur folie, vont détruire le monde. Personne ne peut l’empêcher. Mais même les dieux ne peuvent rien contre ce qui est écrit dans le temps, et deux chemins sont gravés. L’un d’eux dit que si les dieux devaient tomber, avec le temps, les hommes pourraient se relever, et une nouvelle ère commencera.

– Et s’ils ne tombent pas ?

La vieille femme sourit, comme à chaque fois qu’elle était fière de l’intelligence du jeune garçon. Mais cette fois-ci, le rictus n’atteint pas les yeux, qui restaient concentrés sur lui.

– S’ils ne tombent pas, leur guerre détruira le monde à jamais.

La femme tendit la dague vers Vitras, et le garçon comprit enfin que sa maîtresse voulait qu’il la prenne.

 

***

Le vent perpétuel portait avec lui un flot de poussière sombre, cendre du monde qui avait disparu. Dans ce désert gris où on ne distinguait pas la limite du sol, une silhouette perça le mur terne et noir.

La forme, voûtée sous l’assaut sans fin du souffle décoloré, s’arrêta quelques instants pour étudier une boussole. Quelques pas de plus firent apparaître une structure, invisible l’instant d’avant dans le voile permanent.

Dès qu’elle eut franchi la porte du bâtiment, le calme revint avec brutalité, inquiétant. Ici, le vent pénétrait à peine, et la poussière retombait sur quelques mètres dans l’entrée. L’individu progressa jusqu’à ce qu’il se trouve au centre de la vaste salle.

Les ruines du monde passé s’étalaient dans des villes oubliées, où les trésors que tant avaient convoités étaient délaissés, où l’eau et la nourriture se faisaient de plus en plus rares et précieuses.

L’individu redressa ses larges lunettes et baissa son foulard, dévoilant les traits d’une jeune fille. Le visage libéré, elle prit une grande bouffée d’un air âcre et étouffant avant d’allumer une lampe de poche. Elle savait qu’elle devait économiser la batterie, même la lumière ne durerait pas éternellement. C’était un choix de tous les jours : gaspiller des ressources limitées, ou rester aveugle face aux dangers des ruines de l’ancien monde.

La jeune fille balada le faisceau dans la vaste salle avant d’éteindre la lampe. Elle en avait vu assez. Le plafond haut, les rangées débordantes de boîtes aux objets inutiles, le sol aux dalles brisées et sans plus de couleur. Mais elle savait où aller.

Dans l’obscurité, la jeune fille progressa silencieusement le long d’un chemin qu’elle avait déterminé en un regard. Au bout, elle étendit la main et sentit le comptoir qu’elle enjamba d’un saut précis. Elle atterrit sans bruit, et alluma de nouveau sa lampe.

Autour d’elle, de petites bouteilles aux pilules colorées. Elle sortit un papier et regarda une fois de plus l’écriture incertaine qui n’exprimait rien pour elle. Elle avait appris les symboles par cœur, mais il ne fallait faire aucune erreur. Elle commença à promener la lumière sur les nombreuses boîtes, cherchant les mêmes caractères que ceux qui se trouvaient sur son papier.

Soudain, un son, à peine un frottement. Dans un même geste, la jeune femme éteignit sa lampe et s’accroupit. La respiration retenue, elle écouta attentivement, concentrée sur le moindre indice. Lorsqu’elle entendit le grattement, elle sut que son origine était tout prêt, de l’autre côté du comptoir.

 

***

De son grand-père, Étienne n’avait que très peu de souvenirs. Il se rappelait son odeur, qui imprégnait toute la vieille maison de campagne. Il se rappelait des vêtements beiges et bruns, des cheveux fins et sauvages, et de la barbe qui piquait. Il n’avait pas réussi à revoir clairement le visage dans sa mémoire, mais le regard de son patriarche gentil et tranquille était resté gravé.

Ce dont Étienne se rappelait le mieux était sa disparition. L’agitation de son père, l’inquiétude de sa mère, puis le temps qui passait sans nouvelle, l’espoir lentement transformé en résignation. Et les démarches administratives, que l’enfant de dix ans n’avait comprises que partiellement, jusqu’à aujourd’hui, où la famille faisait l’inventaire des vieilleries dans la maison de campagne. On avait expliqué à Étienne que son grand-père n’était plus introuvable. À présent, il était mort.

L’enfant ne savait pas encore comment il devait prendre la nouvelle. Il aimait bien le vieil homme, mais sans sentir d’attachement particulier. Il ne l’avait pas vu assez, n’avait pas vraiment joué avec lui, n’avait pas entendu ses histoires. La maison de campagne était un jeu à découvrir chaque été, mais pour une petite semaine, une sorte d’obligation neutre, ni vraiment amusante, ni totalement détestable.

Pendant que l’agitation de l’inventaire distrayait les adultes tendus, Étienne s’était glissé dans le grenier. Sans être interdit, c’était un endroit où l’enfant n’était jamais allé seul. Poussiéreux, fouillis d’objets entassés, faiblement éclairé par une petite lucarne, c’était l’unique lieu de la maison dont émanait encore une aura de nouveauté.

Étienne passa d’un objet à l’autre, avant d’oser ouvrir une première boîte, puis une autre. Bientôt, l’enfant fouillait dans toutes les affaires, jouant à imiter les adultes plus bas. L’agitation dura jusqu’à ce qu’il ouvre un grand coffre, collé contre le mur, caché derrière un large paravent.

Étienne remarqua que le cadenas était au sol, mais ne s’en inquiéta pas. À l’intérieur, il y avait un vieux tourne-disque. L’enfant en avait déjà vu chez un de ses amis, dont le père se disait mélomane. Les plus jeunes n’avaient pas vraiment compris le sens de ce mot, autre que de posséder une vieille machine pour écouter ses musiques.

Étienne dut sortir la grosse boîte pour étendre ses différentes parties. C’est ainsi qu’il remarqua la poignée au fond du coffre. Méthodique, l’enfant fit tourner d’abord le disque, qui grinça quelque temps dans un silence décevant. Puis le jeune s’attaqua à la poignée. La première résistance ne le découragea pas, et il s’y prit à deux mains. Il sentit la petite porte céder lentement, un soulèvement prometteur. Le plancher du coffre commençait à s’ouvrir alors que la voix de son grand-père sortit d’un coup du tourne-disque.

« Je m’enregistre sur cette machine comme dernière mesure de sécurité. Si vous écoutez ce message, c’est que vous avez accès à mon grenier sans ma présence. Vous qui vous êtes rendu jusqu’ici, je vous en conjure : sortez d’ici, et surtout ne touchez à rien. Vous êtes parvenu jusqu’à mon coffre, laissez ce tourne-disque ici. Et si vous l’avez sorti… surtout ne continuez pas. Fuyez ! »

Le cri fit sursauter Étienne, et la porte céda.

 

***