Incipits 3
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted August 18, 2019
Il neigeait sur la ville, cette première neige blanche qui prétend pouvoir effacer la crasse et la corruption dans un étalage de fête commerciale. Les vitrines étaient illuminées, même celles de Pool street, bien qu’il y avait ici moins de couleurs et de gros bonshommes souriant stupidement en agitant une main mécanique. Mais ça n’était pas grave : d’habitude il y avait moins de passants aussi, et ceux-là ne s’arrêtaient pas pour regarder les vitrines.
Ca avati commencé à tomber en début de soirée, et en une heure, tout était blanc. Les gamins devaient coller leurs visages contre les fenêtres, anticipant tout ce qu’ils allaient pouvoir en faire le lendemain, et sans doute que les couples regardaient amoureusement les flocons descendre lentement, trouvant ça très romantique.
Comme toujours, le temps était plus doux que les jours précédents. Il faisait toujours plus doux quand il neigeait dans une ville. Allez savoir pourquoi. À la campagne, plus au nord, une tombée de neige pouvait tuer, enterrer sous un poids d’eau gelée tous les innocents et les crimes que l’on voulait. Ici, ça ne faisait que doucement recouvrir un cadavre, lui posant une fine couche de maquillage cristallin.
La première chose sur laquelle je me suis arrêtée, c’est la main. Elle restait entrouverte sur le sol, paume vers le ciel, les doigts légèrement recourbés. Elle était dénudée, sans bijoux, les ongles pas manucurés ou teints mais propres. Il devait s’être mis à neiger après qu’elle ait pris sa position, parce que les flocons s’étaient glissés autour, montant le niveau du sol, comme s’ils avaient déjà commencé à l’enterrer, ou peut-être à l’assimiler. À côté d’elle, il y avait un filé rouge, très fin, très pur, qui avait eu la bonne idée de ne pas se transformer en énorme flaque salissante.
C’était la chose la plus belle que j’avais vue depuis un long moment.
***
Quand je me suis réveillée, ce matin-là, le soleil était déjà haut et inondait la chambre, semblant se décharger de toute sa lumière sur les murs blancs. J’ai refermé les yeux pour me protéger de l’aveuglement soudain. Quand j’ai relevé les paupières, quelques minutes plus tard, la lumière éclatait encore plus violemment. Je me suis levée et dirigée vers la fenêtre. Alors j’ai compris. La ville était recouverte d’une épaisse couche de neige sur laquelle butaient les rayons du soleil. La vie paraissait s’être arrêtée. Aucune voiture ne circulait. Les rares passants marchaient à pas prudents. Les bruits étaient étouffés, comme inexistants. Tout semblait figé dans ce blanc improbable.
Je me suis retournée vers la chambre. Le lit étroit contre le mur du fond. Une reproduction de Miro accrochée en face. Pleine de couleurs. Ludique. Joyeuse comme un dessin d’enfant. Sur le mur de gauche, un miroir. Je me suis approchée. Une femme d’une trentaine d’années me faisait face. Des yeux noirs écartés. Un nez fin. Une bouche aux lèvres généreuses. La tête enveloppée dans un bandage immaculé.
Sur la table de chevet, une montre, un bracelet en argent, une bague. J’ai pris le bracelet. Lourd, finement ciselé dans une série d’arabesques compliquées. La bague était en or, sertie de minuscules diamants. De toute évidence, une alliance. J’ai examiné l’annulaire de ma main gauche. La peau plus pâle à la place de l’anneau. J’ai hésité quelques secondes, passé l’alliance à mon doigt. Elle m’allait à la perfection. Je l’ai ôtée précipitamment et reposée sur la table de chevet. La montre marquait dix heures douze.
J’avais dormi longtemps, presque douze heures. Mais je ne savais toujours pas où j’étais. Encore moins qui j’étais.
***
Il devait être deux heures du matin, et John n’était pas mécontent de sentir l’air froid durcir son visage. Il n’avait pas trop bu, mais sentait que l’alcool avait adouci son corps et ses pensées. Une soirée chaleureuse, confortable, oui : sécurisante. C’était un sentiment agréable, mais ce que John préférait, c’étaient les contrastes. Il décida de marcher jusqu’à chez lui, la demi-heure d’effort l’attirant plus qu’un sommeil proche.
À deux heures quatorze, John entendit les premiers cris. De la colère dans des voix d’hommes. Il ne distingua pas les mots, mais ne put douter de l’agressivité. Par curiosité, par excès de films d’action, par répétition d’une morale irréfléchie, il se dirigea vers le conflit.
Trois hommes formaient une sorte de triangle à un carrefour vide dans la ville endormie. Les lumières jaunes des lampadaires donnaient cette impression irréelle, surexposée. L’un d’entre eux avait une barre de métal.
Au centre du triangle, John aperçut une quatrième personne, recroquevillée, cachant son visage et exposant son dos. Les hommes semblaient hésiter, rassemblant leur courage, leur folie, attendant le premier geste irraisonné qui enclencherait l’irrémédiable.
John avait toujours réagi comme tout le monde, en entendant les histoires de viols dans les métros. Il trouvait indécent le manque de réaction, la fuite des témoins, la peur de compromettre sa sécurité personnelle, intime, quitte à oublier un incident déplaisant, arrivé à quelqu’un d’autre. C’était le « quelqu’un d’autre » qui comptait. Comme tout le monde, John trouvait ça écœurant. Alors il s’élança avant de réfléchir.
Les hommes étaient concentrés, presque hypnotisés, par leur proie. Personne ne le remarqua. Il attrapa l’extrémité de la barre de métal et tira. Son propriétaire se retourna, et John envoya son pied devant lui, entre les jambes, aussi fort qu’il le put. L’homme tomba droit, avec un temps de retard. Les deux autres, surpris, s’étaient tournés vers lui. Il n’attendit pas et bondit sur le deuxième, abattant l’arme sur son l’épaule. Sa victime s’effondra sous le poids, puis sous la douleur. John se tourna vers le troisième, mais ce dernier était déjà en train de courir. Difficilement, les deux autres s’enfuirent à leur tour.
John relâcha la barre, qui tomba avec un bruit sec, résonna dans sa tête. Il sentait son sang qui battait contre ses tempes, dans ses joues. Il se pencha vers la personne encore recroquevillée. C’était une femme. Elle leva les yeux vers lui, de grands yeux noirs, profonds, presque trop larges. Des yeux sans la moindre trace de peur.
« Qu’avez-vous fait ? Oh, mon Dieu ! Qu’avez-vous fait ! »
***
Il se réveilla quand les derniers rayons de lumière l’atteignirent. Il ouvrit les yeux et regarda le soleil s’échapper à l’ouest. Il resta un long moment immobile, à écouter les bruits de la forêt. Les minuscules craquements des animaux qui partaient se réfugier dans leurs terriers. Les stridulations aiguës des oiseaux. Certainement des mères qui appelaient leurs petits. Le bruissement des feuilles sous la brise tiède. Tous ces bruits qui l’accompagnaient depuis des jours et des jours. Il se redressa lentement, s’étira, passa sa main dans ses cheveux. Ils étaient si longs maintenant. Il avait de plus en plus de mal à les démêler, même grossièrement. Il sortit de la grotte et se dirigea vers le ruisseau qui coulait à quelques mètres en contre bas. Il s’aspergea le visage et but longuement l’eau fraîche dans ses mains en coupe.
Il attacha la ficelle qui retenait son pantalon, et se mit en route vers l’est, toujours à l’abri des arbres. Il ne savait pas depuis combien de temps il marchait. Ses cheveux qui avaient tellement poussé, sa maigreur inquiétante étaient pourtant autant d’indices qu’il n’arrivait pas à déchiffrer. Il dormait le jour, marchait la nuit. Instinctivement, il suivait la route mais prenait garde à ne pas se montrer. La forêt épaisse le protégeait, mais pour combien de temps encore. Il avait appris à se nourrir de baies, de plantes sauvages. De temps à autre, une maison abandonnée, à demi détruite, lui servait de refuge. Et parfois, il y trouvait un reste de nourriture. Un morceau de pain dur comme une pierre, qu’il trempait dans l’eau pour l’avaler. Une fois, il avait découvert dans une cabane un sac de pommes intactes. Il en avait tellement mangé qu’il avait était incapable de marcher pendant les deux nuits suivantes. Ça lui avait sauvé la vie. Pendant ces deux nuits, les avions n’avaient cessé de passer au-dessus de lui, larguant leurs bombes tout autour, dans un fracas épouvantable.
Il marchait vers l’est. Il marchait vers la frontière. Il fuyait cette guerre qui le dépassait. Cette guerre qui lui avait enlevé sa famille. Son père. Sa mère. Son frère. Il avait dix ans, et il fuyait vers le pays de sa mère. Ce pays mythique dont les contes avaient bercé son enfance.
***
C’était d’abord une sensation de chaleur. Avec la chaleur, la lumière. Sans vraiment pouvoir parler d’agressivité, il y avait une puissance, une domination indéniable, écrasant toute autre pensée, tout autre instinct que de regarder.
Notre histoire commence à la veille de Noël. L’homme avait pris son temps. On ne pourrait pas dire qu’il avait réfléchi longuement à la position du sapin, comme ce genre de chose n’est pas sujet au questionnement. Il l’avait placé à côté de la cheminée, un peu en avant à gauche, pas très loin d’une prise de courant.
C’était la décoration qui avait pris du temps. Là encore, il n’y avait pas d’interrogation, pas de processus créatif à proprement parler. Il n’y avait que deux types de guirlandes dans le magasin du village, et il n’avait pas pris la peine d’aller jusqu’à la ville pour trouver d’autres couleurs. Ça n’avait pas vraiment d’importance.
Au rouge et au bleu il avait ajouté les boules teintes, accrochées un peu partout au hasard, entre les tours des ficelles de paillettes. Bien sûr, il avait placé une étoile au sommet.
Il avait par contre réfléchi longtemps, et s’était décidé à ne pas mettre de cadeau. Ça ne semblait pas convenir, malgré les habitudes prises par une majorité de familles. Les présents se plaçaient le lendemain, pour que les enfants se réveillent et découvrent les boîtes argentées et brillantes sous le sapin. Il n’en avait pas acheté non plus, comme il n’y aurait pas de lendemain.
Il avait placé des bûches dans la cheminée. Il les avait positionnées du mieux qu’il avait pu, en un tas construit, propre et pratique. Il les avait laissées là, sans les allumer.
Puis il avait branché le sapin et baissé la lumière. Les petites lampes s’étaient mises à briller dans le salon, éclairant à peine la pièce boisée, le canapé usé jusqu’au confort, les fenêtres où dehors, la neige tombait sur la forêt. Il ne s’était pas attardé sur la scène, il avait pris le jerrican et avait étalé son contenu sur les tapis et autour du sapin. L’odeur était très forte et désagréable. Ensuite, il était allé jusqu’à la porte, et là, il s’était arrêté pour regarder. Il n’avait pas réussi à garder une image claire, mais c’était le geste qui comptait. Il était sorti, et avait laissé la porte ouverte pour pouvoir jeter le briquet. Il aurait aimé pouvoir la refermer après, mais il s’était dit que ça n’aurait sans doute pas été prudent.
Le chalet avait brûlé pendant longtemps. Il s’était écroulé assez vite, devenant rapidement une ruine, l’image que l’on se faisait d’une maison en feu. Mais après, les flammes avaient continué plusieurs heures. La sensation de chaleur était restée, mais la puissance s’était tranquillisée, toujours aussi hypnotique. Lorsque la neige avait commencé à tomber de nouveau sur les murs encore fumants, il avait senti le froid arriver.
Il avait commencé à marcher.
***
Jeudi 3 avril.
C’est la première fois de ma vie que j’écris un journal. Un journal intime. Quand j’étais adolescente, je devais être la seule au collège à ne pas en tenir un, de journal intime. Je trouvais ridicule de vouloir coucher sur le papier les petites histoires quotidiennes et autres pensées minuscules d’une gamine de douze ans. Alors, pourquoi en commencer un vingt ans plus tard ? Précisément parce que vingt ans ont passé. J’ai trente-deux ans depuis ce matin à six heures dix, et ma vie est un naufrage. Peut-être qu’en la voyant en noir sur blanc, là, devant moi, ce sera plus facile de faire le point. Et moins cher que des années de psychanalyse.
Le bilan, jusque là, se résume en peu de mots : trente-deux ans, mon dernier amant parti avec une autre après cinq ans de vie commune, et un licenciement économique effectif depuis un mois. Le bail de mon appartement se termine à la fin de l’année, et mon propriétaire veut vendre. Bref, j’ai le sentiment que jamais plus je ne trouverai un mec, un boulot, un appart. Je ne vais tout de même pas retourner vivre chez mes parents. C’est impensable, d’autant plus qu’ils habitent dans un village paumé au beau milieu du Limousin. Limoges. Limoger. Ça vient de là, non ?
Dimanche 6 avril.
Ma vie est un naufrage. Et je coule de plus en plus. Soirée horrible hier chez Sophie et Christophe. Un traquenard. Ils avaient organisé une espèce de blind date pour moi. Je me suis retrouvée pendant des heures à subir la conversation insipide et d’un ennui mortel de leur cher ami, qui ne m’a parlé que de son ex et de ses enfants. Victor. Un banquier ! Tout ce qu’il me faut en ce moment, à n’en pas douter. J’aurais préféré un dentiste, là, j’aurais fait un petit effort, j’ai une dent qui me fait mal depuis trois jours.
Qui a dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? Depuis hier soir, je sais que c’est vrai.
***
Recent Comments