
Incipits 29
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted May 9, 2020
Que faisait un flic qui n’avait plus rien à perdre ? La pensée faisait tourner la tête. Les possibilités. Il y en avait certainement autant avec les autres, ceux qui ne portaient pas un badge, et pourtant il avait entendu que la première émotion s’arrêtait sur tout ce qu’on allait rater. Les naissances qu’on ne verrait pas, les nouveaux membres de la famille qu’on ne connaîtrait pas, la promotion que finalement on ne recevrait pas, et les années de vieillesse qu’on avait tant redoutées, et que maintenant on regrettait.
« Monsieur Thomas, vous m’entendez ? »
Lui ne comprenait pas. Il voyait ça comme un deus ex machina, une solution inespérée qu’on lui proposait enfin. C’était simplement une question de choix : où allait-il pouvoir utiliser son joker, la carte que tous les flics un peu consciencieux avaient rêvé, une nuit un peu éméchée, d’avoir ? La pensée faisait tourner la tête.
« Monsieur Thomas ? Vous avez compris ? »
Le médecin avait une tête ronde et grasse, avec le regard de celui qui pense que tout le monde est comme lui, impatient d’atteindre la retraite, comptant les heures avant la fin de la journée, les jours avant la fin de la semaine, et tous les clichés habituels. Ses paupières lourdes de sueur donnaient à l’homme d’Hippocrate une tête de chien un peu triste, au visage trop flasque pour faire bien ressortir les émotions.
« Monsieur Thomas… »
« J’ai compris. »
Trois mois. C’était pas compliqué à comprendre. Douze semaines. Quatre-vingt-dix jours et nuits. Un temps parfait pour planifier, exécuter, et rire des conséquences. Il ne manquait qu’une cible. Quel politicien pourri, quel chef de gang, quel parrain du crime méritait le plus un arrêt brutal, irréfléchi, dépassant toute idée de justice, la simple réponse de la frustration policière, celle du flic qui n’a plus rien à perdre ?
La pensée faisait tourner la tête.
***
Il plongea le poignard d’un geste sec, toujours trop maladroit selon son mentor. Les gouttes de sang jaillirent en perles, devenant un gros bouillon lorsqu’il retira la lame. Il laissa le liquide couler un moment avant de replanter l’arme dans la chaire.
Découper le gibier était la tâche de la chasse qu’il aimait le moins. Pour passer le moment, il se concentrait sur ses gestes sans penser à ce qu’il faisait. C’était ça qui avait fait de lui le plus précis de la tribu, à tel point que le vieux l’avait choisi comme disciple. Finalement, c’était son dégoût qui l’avait le plus aidé dans sa vie.
Sentant ses gestes ralentir, il s’arrêta un instant. Ses muscles commençaient à se raidir, son cœur battant un peu plus vite pour compenser le froid qui s’installait en lui. Il n’avait pas fait attention à sa température, concentré qu’il était sur la coupe qu’il effectuait dans la carcasse encore chaude. Cherchant du regard un peu de soleil, il hésita à tirer le cadavre avec lui sur les quelques pas qui le séparaient des rayons. Il décida qu’il avait le droit à quelques minutes de repos, et laissa la viande refroidir alors qu’il allait présenter ses écailles à la chaleur.
Il s’assombrissait toujours dans la lumière. Il savait que c’était pour mieux capter les fréquences invisibles à ses yeux, réchauffant ainsi plus rapidement son sang qui autrement finirait par refroidir, engourdissant son corps et le forçant à se mettre en sommeil. Il avait appris les formules, les théories physiques, mais il ne s’y attardait jamais. Il avait toujours préféré le côté spirituel des choses, même si la mentalité autour de lui voulait que l’on participe aux deux aspects.
Peut-être que son inintérêt pour les chiffres l’aiderait de la même façon que son dégoût l’avait fait.
Comme un frisson sur ses écailles, il sentit une surchauffe presque insignifiante, comme une caresse de loin. Il leva les yeux au ciel.
Dans le vert de l’atmosphère, trois traînées rouges semblaient griffer l’horizon.
Son mentor lui avait dit qu’ils viendraient. Tout le monde les attendait. Ils avaient choisi aujourd’hui, et le monde allait changer.
***
Le soleil de plomb lui brûlait la nuque, mais Hubert continuait de frotter. Il savait ce que le capitaine ferait à son plus jeune matelot si le pont n’était pas sans tâche avant le soir.
Depuis que leur voyage avait commencé, Hubert avait accepté les pires ouvrages sans jamais répondre autre chose que « oui monsieur », « bien capitaine ». Il savait que ça lui avait valu sa survie temporaire parmi l’équipage sans morale du Rumeur des Brumes.
En effet, Hubert n’avait pas choisi le navire. Il n’avait pas même choisi le voyage. Frottant depuis le petit matin, s’obligeant à continuer malgré son bras endolori, n’entendant plus les moqueries des matelots qui passaient à côté de lui, salissant volontairement le pont par un sadisme qui n’était même plus pensé, l’adolescent se sentait partir dans ses souvenirs, dans la décision qu’un autre avait prise pour lui, un tour du destin qui l’avait amené à embarquer sur le premier bateau qu’il avait trouvé. Jamais Hubert n’avait imaginé qu’une fois éloigné du port, le pavillon changerait pour du noir orné d’un crâne.
L’équipage avait massacré les voyageurs sans hésitation, comme on égorge de la volaille, avant de passer en revue leurs bagages. Hubert avait été épargné par amusement, par cruauté, un jour, puis un autre, par jeu, pour voir combien de temps il tiendrait avant de ne pas compléter la corvée qu’on lui donnait.
C’était il y a trois mois. Quatre-vingt-onze jours d’épuisement, de volonté tenace qu’il ne se savait pas avoir. Hubert avait cru tomber après la première semaine, mais il avait continué, encore et encore. Aujourd’hui, il avait presque oublié pourquoi.
L’adolescent se releva, sentant son dos resté courbé trop longtemps grincer dans le mouvement. Il tituba jusqu’au bord pour vider son seau d’eau brune et le laissa glisser le long d’une corde jusqu’à la mer. En quelques heures à peine, alors qu’il avait toujours cru que l’étendue bleue symbolisait la liberté, il avait appris qu’elle était la mort. Une mort lente, la noyade après une nage désespérée et inutile. Lorsque les requins n’abrégeaient pas l’effort inutile.
Le miroitement dans l’eau mouvante faisait tourner la tête d’Hubert, déjà épuisé par son travail. C’est pour cela qu’il mit un moment à la remarquer. À côté de son seau, une forme semblait nager, égalant la vitesse du bateau sans difficulté. De la taille d’un homme, elle s’approcha du seau de l’adolescent, avant de disparaître d’un plongeon.
Hubert tira sur la corde avec empressement. Dans son récipient, il y avait une petite clef en or.
***
Victor entendait les cris autour de lui, et surtout ceux derrière lui. L’agitation lui donnait une énergie désespérée, lui permettait d’oublier l’affolement de son cœur et la fatigue de ses jambes.
Ça n’était pas la première fois que le garçon était poursuivi au travers des petites rues pavées et surpeuplées. Sa petite taille lui avait toujours permis de se faufiler, compensant son manque de vitesse. Et malgré les appels de ses poursuivants, personne n’avait jamais étendu une main pour attraper la petite forme qui bondissait, un portefeuille à la main. Dans ces rues, Victor avait l’avantage.
Le garçon tourna brusquement derrière un chariot et glissa dans une large bouche d’égout. Il put voir les jambes de ses poursuivants, en retard de quelques secondes à peine, passer sans remarquer que leur proie avait disparu. Soulagé, Victor descendit l’échelle rouillée et commença à marcher dans les galeries nauséeuses.
Il s’était habitué à l’odeur. Avec le temps, il la trouvait même réconfortante : elle chassait les indésirables, lui fournissant un abri contre le monde et ceux que son existence gênait.
1902 n’était pas une bonne année pour les orphelins comme lui. Trop vieux pour intéresser qui que ce soit, trop jeune pour obtenir un travail décent, Victor avait compris depuis longtemps que les rues au-dessus de lui ne voulaient pas d’enfants dans son genre. Il s’était alors enfoncé, comme beaucoup d’autres, dans les couloirs abandonnés, et s’était trouvé une nouvelle maison.
Un bruit fit sursauter le garçon. Sans prendre le temps de regarder, il se glissa dans un renfoncement et cessa de bouger. Si les habitants du monde au-dessus ne descendaient jamais, les égouts abritaient des personnes bien plus dangereuses. Victor avait été abandonné par le monde, mais ici vivaient ceux qui avaient abandonné l’humanité.
Le garçon attendit plusieurs minutes avant de risquer un regard dans la pénombre. La lumière lui arrivait d’une grille en hauteur, et les bruits de la rue et le clapotis de l’eau brune au milieu du couloir empêchaient Victor d’entendre avec certitude.
La galerie lui sembla vide. Il se mit à courir, et après quelques détours, arriva devant la porte défoncée qui protégeait sa maison.
Le garçon entra. La petite salle avait dû un jour servir pour les ouvriers. Aujourd’hui, elle contenait ce que Victor avait pu rassembler pour se donner un semblant de confort. Il observa une dernière fois le couloir avant de se retourner. Toujours sur ses gardes, il s’arrêta immédiatement, remarquant instantanément le changement.
Quelqu’un avait déplacé ses affaires. Subtilement, mais il n’y avait pas de doute.
Et au milieu de la pièce, une enveloppe cachetée de cire avait été déposée.
***
Dans la banlieue d’une petite ville de campagne se trouvait une de ces rues où toutes les maisons se ressemblent, où la seule distinction entre les cours arrière est la clôture qui les sépare et où tous les habitants se connaissent et s’épient.
C’était dans cette rue que vivait la bande de William.
Les cinq amis avaient grandi dans ces maisons voisines mais semblables, écoutant durant les repas les mêmes histoires et regardant par la fenêtre de leurs chambres les mêmes pelouses.
C’était William qui avait eu l’idée : chacun devait être différent, plus fort que les autres dans son domaine, complétant ainsi chaque aspect de la bande.
Tim était le plus petit, mais aussi le plus rapide. Personne ne le comprenait : il était parti avant qu’on ne le remarque, se faufilant là où les autres ne passaient pas, et battaient même les plus grands sur les trottoirs sans obstacle.
Tom était le plus gros, et pouvait manger n’importe quoi. Mais il était aussi le plus fort, ce qui n’inquiétait personne parce qu’il était le plus doux.
Jo était le plus grand, et sautait le plus haut. Il pouvait donc grimper n’importe où, et portait naturellement les messages d’une maison à une autre, en escaladant les clôtures et les murs jusqu’aux fenêtres des chambres.
Fred nageait le plus vite, et pouvait retenir son souffle plus de deux minutes. Il était le gardien des trésors, parce qu’ils avaient mis leurs biens les plus précieux dans le lac, se disant que personne autre que Fred ne pourrait les trouver.
Et William ne craignait rien. Il n’était pas plus courageux que les autres, et il n’avait aucune fierté à être le chef. Il n’avait tout simplement jamais eu peur. C’était à cause de ça qu’il avait été le premier à rassembler les autres, et le premier à avoir l’idée que chacun devait remplir une fonction. C’était aussi à cause de ça qu’il proposait toujours les activités les plus intéressantes.
Ce matin-là, William les avait emmenés pour une journée de pêche sur le territoire redouté de la décharge abandonnée.
Avant même que les maisons semblables ne soient construites autour de la rue de banlieue, le dépotoir de voitures était déjà en train de rouiller, et les pétitions régulières des habitants n’avaient jamais reçu de réponse. On avait donc simplement dit aux enfants de ne pas s’y rendre, prétextant de vagues rumeurs qui avaient aiguisé l’intérêt de William.
C’était donc tout naturellement que la bande s’était retrouvée face à la grande grille qui fermait le territoire interdit.
***
À la fin du premier jour, la marche avait lancé des épines dans ses jambes et l’air chaud avait brûlé et asséché sa gorge. Les poumons pleins de poussière, il s’était endormi sans rêver, incapable de faire un pas de plus.
À la fin du deuxième jour, alors que le désert autour de lui prenait doucement une teinte de sang, la douleur dans son corps avait disparu. Il ne sentait plus que le sable qui écorchait ses narines, sa bouche et sa gorge.
À la fin du troisième jour, il ne voyait plus que le rouge autour de lui. Son corps avançait mécaniquement, et il ne s’était pas arrêté pour la nuit, sachant qu’il ne pourrait jamais se relever. Il n’avait plus mal, il ne savait plus s’il respirait encore. Il ne se rendit pas compte qu’il était en train de tomber alors que la lune ne parvenait pas à masquer les tourbillons ocre qui dansaient autour de lui.
Il resta là, conscient d’être allongé, avec l’impression de se regarder, de s’observer en train de mourir dans ce désert pourpre, à la recherche d’une légende qui pourrait donner un sens à sa vie. Son dernier espoir. S’il ne le trouvait pas, s’ils n’existaient pas, autant mourir là, après avoir essayé.
Son cerveau desséché s’égara dans des images de son enfance. Izmada et ses tours blanches, la Forêt de Jades autour, aux arbres toujours verts et aux rivières toujours pures. La musique qui ne s’arrêtait jamais dans les rues, les rires, les danses, les marchands de fruits toujours colorés, les magasins toujours pleins de merveilles venant du monde entier.
Puis les flammes et les cris. Le Palais aux Mille Cristaux qui se brisait. Quelque part dans ces ruines fumantes, ses parents aux regards vitreux.
L’image fut submergée par une impression de noyade. Un liquide lui brûlait la gorge, l’eau coulant dans sa bouche asséchée réveillant une douleur qu’il pensait enfin disparue. Il toussa, et le spasme lui donna l’impression que ses poumons s’arrachaient.
– Doucement. Ton corps doit réapprendre à boire.
Il ouvrit les yeux. Une femme dans de grands vêtements sombres était penchée sur lui. Il voulut parler, mais n’y arriva pas. Lui tenant la tête pour l’aider à boire, elle reprit d’une voix douce.
– Que fait un enfant au milieu de nulle part ?
– Je ne suis pas un enfant. Mon nom est Raïk, et je cherche les sorciers du désert rouge.
La femme ne répondit pas, et Raïk se demanda si le souffle qui était sorti de sa gorge avait été audible. Il tenta de se redresser, mais elle le maintint allongé.
– Nombreux sont ceux qui chassent les chimères, dit-elle enfin. Dis-moi, que veux-tu à ces légendes oubliées ?
– Je veux apprendre, je veux leur pouvoir.
– Pourquoi ?
– Pour pouvoir me venger.
***
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