Incipits 28

Les événements ont commencé le 2 octobre 2015. À moins d’un cas non répertorié, le premier individu à avoir reçu le message fut Janine Terrance. Elle confirmera qu’un peu avant 2 heures 36, alors qu’elle rêvait de situations anodines à son bureau, un personnage inconnu est apparu, plus clairement que les autres parties de sa divagation nocturne. De ses dires, le personnage « semblait plus précis, entouré d’une couleur vive, comme si le reste était devenu flou ».

Le personnage a répété trois fois le message suivant : « Ils arrivent. Ils arrivent. Trouvez l’Oracle et tuez-la ».

Selon toutes probabilités, John Tisher fut le deuxième individu à recevoir le message. De sa cabane au milieu du bois canadien, à plus de huit mille kilomètres de Madame Terrance, son rêve de grandes plaines fut interrompu par un même personnage en rouge, répétant le même message : « Ils arrivent. Ils arrivent. Trouvez l’Oracle et tuez-la ».

Comme nous le savons aujourd’hui, treize individus ont reçu ce message. Qu’ils l’aient pris au sérieux ou qu’ils aient tenté de l’oublier pour revenir à leur quotidien, ils ont tous été frappés par le réalisme du personnage en rouge, au point de se réveiller à chaque fois juste après le message, assurant le souvenir. Le message s’est répété toutes les nuits pendant une semaine environ, dépendamment des individus. Après, ils ont commencé à recevoir des indices différents, sur lesquels nous reviendrons plus tard.

Il est intéressant de constater que le premier à faire un pas vers le regroupement de ce que nous appelons aujourd’hui les Élus est l’individu qui a reçu le message en dernier. Justin Peter, âgé alors de seize ans, menait à ce moment-là une vie solitaire, qui le poussait à rechercher un contact social au travers du réseau internet. C’est certainement cette habitude qui l’a poussé à relater son rêve. Lorsque Marie Claudette lui a répondu, tout a commencé.

 

***

J’ai fait une dernière fois le tour de la maison morte de mon grand-père. Les pièces vides renvoyaient l’écho lugubre de mes pas. Je me sentais oppressé, mais je n’arrivais pas à déserter ces lieux qui avaient abrité mes plus belles années d’enfance. Ce n’était pas la maison que je fermais définitivement, mais une partie de moi. Qui résistait.

Les lucarnes poussiéreuses posées de guingois sur le toit laissaient passer une lumière voilée dans le grenier. Les grandes poutres vermoulues n’abritaient plus qu’un sol aux lattes inégales et branlantes. Les malles aux trésors avaient depuis longtemps disparues. Tous ces habits d’une époque révolue dans lesquels je m’inventais mille vies fabuleuses en les revêtant, s’étaient envolés en même temps que les malles. Il ne restait plus rien de mon terrain de jeux des longs après-midi de pluie. J’allais redescendre quand un rayon de soleil l’a éclairé. Un livre oublié derrière un pilier. Une couverture cartonnée aux couleurs hésitant entre le jaune et le doré. Quand je l’ai saisi, je tremblais tellement que je n’ai pas réussi tout d’abord à l’ouvrir. Le livre. Le livre que me lisait inlassablement mon grand-père pour m’endormir. Celui que j’avais cherché en vain pendant plus de trente ans. J’avais épuisé toutes les librairies, toutes les bibliothèques, tous les bouquinistes pour le retrouver. Mon grand-père, pendant tout ce temps, avait laissé s’échapper sa mémoire pour se réfugier au plus profond de lui-même, où rien ni personne ne pouvait plus l’atteindre. Il ne pouvait plus me dire où était le livre, ni me raconter la fin, celle qu’il s’était toujours refusé à me dévoiler, laissant planer un mystère épais, insondable et essentiel sur le récit. Cette fin, je me l’étais racontée tant de fois, de tant de façons différentes, que j’avais peur maintenant de la lire. J’avais peur d’être déçu, de tomber dans une banalité et une platitude qui enlaidiraient à jamais ce livre fondateur.

La nuit tombait quand j’ai tourné la dernière page. La fin du récit ne correspondait à aucune de celles que j’avais imaginées au cours des années.

 

***

C’est en faisant la vaisselle que je m’en suis rendu compte.

Bien évidemment, nous avons un lave-vaisselle. C’est le premier appareil ménager de la seconde vague d’achat à faire dans un appartement. Le premier étant le frigidaire, parce que l’on doit manger, mais que l’on peut manger froid. Puis le poêle, le plus vite possible, parce qu’on n’aime pas manger froid longtemps. Ça n’est pas sain.

Après, viennent le lit, puis les commodes, une armoire et la télévision. Je n’ai pas le temps de lire le journal, la télévision est donc de la première importance.

Puis, lorsqu’on est bien installé, il y a les électroménagers de transition, entre la première et la seconde vague de l’installation : le lave-vaisselle et le lave-linge. Ils marquent généralement dans la vie d’un appartement la fin de l’âge étudiant et le début de l’âge de l’emploi. Cela arrive en moyenne un an après l’installation d’un couple dans un lieu habitable.

Enfin, au début de la seconde vague, lorsque les pensionnaires ont accumulé suffisamment, le lave-vaisselle.

Je continue pourtant à nettoyer à la main. Je ne fais pas le gros, bien sûr, juste le détail, ce qui n’entre pas, ou lorsqu’il n’y a pas assez pour faire une machine. Je fais ça le soir. C’est peut-être un moment de détente. J’en ai entendu parler dans une émission, ces instants de solitude, d’activité manuelle légère où l’esprit peut se libérer. Un peu comme une méditation pré-sommeil, mais moderne.

Ce jour-là, il restait deux verres avec un fond de jus d’orange. Ma femme a lu dans un magazine que les vitamines sont bonnes pour les enfants. Nous leur servons donc un verre de jus tous les soirs, et nous achetons le plus frais possible. Il y avait aussi nos tasses d’infusion, que nous prenons devant le film, alors que les enfants dorment.

L’eau était tiède, comme j’aime la mettre. Il ne restait qu’un fond de liquide vaisselle, mais je n’avais pas envie d’ouvrir l’autre bouteille. Nous achetons toujours les produits courants en double, pour ne jamais en manquer. Le dentifrice, la lessive, les liquides nettoyants, et le liquide vaisselle. Je n’aime pas gaspiller, donc j’attends toujours le dernier moment pour jeter une bouteille vide.

J’ai regardé l’eau couler sur mes mains, en observant la mousse s’éparpiller et se dissoudre. Ma femme se couche toujours avant moi, elle n’aime pas attendre. Et aujourd’hui, pour une fois, j’aurais aimé qu’elle le fasse.

C’est ce soir-là, en faisant la vaisselle, que je me suis rendu compte que je ne suis pas aimé. Je ne suis pas heureux.

 

***

Il referma doucement la valise avec un geste plein de retenue. Son autre main toujours en suspens, prête à bondir vers son ventre, il se redressa lentement. Puis relâcha sa respiration.

C’était le temps. Le voyage. Il allait enfin partir, vivre pour lui, loin de tout ça. De tout ce chaos, ces trahisons, cette violence. Loin des Bills et des Johnsons.

Il soupesa la valise, pour voir s’il serait capable de la porter. Elle ne le déséquilibrait pas trop. Il décida de forcer un peu, il le faudrait bien. Dans une heure, il serait à l’aéroport. Dans huit heures, il pourrait aller voir un docteur. Et dans vingt-quatre heures, tout ça ne serait plus qu’une sensation désagréable, les restes d’une étape à franchir. Il fallait juste tenir.

Ce départ pourri symbolisait bien la vie pourrie qu’il avait eue. Mais plus pour longtemps. La plage l’attendait. La plage et sa mer.

Il progressa vers la porte, vérifiant qu’il serait capable de ne pas boiter. Il espérait pouvoir paraître naturel à la douane, pour pas que ces crétins ne le prennent pour un malade contagieux et qu’ils le foutent en quarantaine. Ça serait la plus triste conclusion qu’il pouvait imaginer. Descendu sur le palier de sa porte, oui. Écrasé dans le taxi sur l’autoroute dans un accident du hasard, coupé en plein départ, oui. On se souviendrait de lui comme celui qui a presque réussi. Mais pas bloqué à la douane. Pas arrêté par des uniformes trop consciencieux.

Il posa sa main sur la poignée. Il voulut se retourner, mais le geste l’arrêta. Tant pis, il partirait sans dernier souvenir, sans la photo mentale que l’on voit dans les films. De toutes les façons, il l’avait trop vécue, cette chambre. Une pièce pour vivre, ça n’était pas assez. Pas pour lui. Bientôt, la plage, un espace sans mur. Lui finirait sous le ciel, en pensant à ceux qui pourriraient sans horizon. La ville était déjà une prison, avec plus de barreaux et moins de régularité. Dans un cas comme dans l’autre, il ne voulait pas mourir ici. Pas sans avoir essayé.

Il ouvrit la porte, et fit un pas. La douleur vint sur la première marche des escaliers. Un instant, un mouvement trop sec, trop rapide. L’excitation. Il sentit qu’il tombait, sa main stupidement collée à son ventre, comme s’il pouvait retenir le sang qui coulait du trou. Tant pis, il mourrait ici. Au moins, il avait essayé.

 

***

Tout a commencé à New York, en 1981. L’hiver de la ville se marquait par ses premières tombées de neige, déclarant un court répit aux habitants harcelés par le froid. Car quand les cristaux d’H2O et autres particules moins avouables tombaient sur la côte, par une curieuse alchimie aérienne la température remontait jusqu’à un zéro tolérable. Les enfants couraient dans les rues sales des quartiers baptisés « populaires », c’est à dire réservés à ceux qui ne pouvaient pas aller ailleurs. Ils semblaient célébrer la tombée blanche qui bientôt masquerait la crasse de leur habitat, comme si la neige allait égaliser les différents quartiers, le Bronx aussi étincelant que Manhattan. Bien sûr, les trottoirs seront dégagés dès le lendemain pour les boursiers, mais ça ne faisait rien. Cette nuit-là, suie comme vitrines seraient couverte de la même couleur.

C’est durant cette nuit que John Strandort a décidé de se faire sauter la cervelle. Le choix d’une ruelle noire pour un riche wasp n’avait pas vraiment de sens, mais c’était un moment particulier. Dans la neige, le rouge est bien visible, qu’il repose sur du bitume ou sur du marbre.

La lueur des lampadaires, curieusement épargnés depuis dix ans de chasse aux lumières, ajoutait une teinte jaune dans la nuit claire, et les cris des enfants ne cessèrent pas lorsque le coup résonna dans les rues plus larges. On était habitué à ce bruit-là, dans le coin. Le cerveau savait ignorer les détails déplaisants aussi sûrement qu’il réagissait avant l’arrivée des problèmes. Lorsque les flics débarquèrent huit heures plus tard, il n’y avait aucun témoin, et tout le monde découvrait leurs rues déjà boueuses en train de geler. Le froid revenait à l’assaut, mécontent de la fête que les New-Yorkais avaient tenue pour son absence, et il avait décidé de les faire payer.

Mais Strandort s’en fichait. Autour de lui, la neige était encore blanche, son sang figé recouvert de particules claires et faussement pures. Il souriait, peut-être parce qu’il savait maintenant tout ce qu’il avait évité, tout ce qu’il nous avait laissé, et que ça le faisait marrer. Un message qu’il nous laissait, du haut de son nuage : je suis encore plus haut que vous, et je vous laisse ma merde avec le sourire.

C’est con, il a fallu que je rentre juste d’arrêt maladie ce jour-là. S’il avait fait froid une journée de plus, je ne serais pas rentré vingt-quatre heures plus tôt. Tout ça pour ne pas rogner mes vacances. Et ce sourire comme salutation de retour.

C’est vraiment trop con.

 

***

Il pouvait entendre le tonnerre dans sa respiration. Quelque chose de rauque, les éclairs lui rayant la gorge à chaque douloureuse expiration, mais il ne pouvait pas s’arrêter. Le tremblement de terre dans sa poitrine semblait résonner dans ses oreilles, son corps pompant encore le sang chaud à travers ses membres, ses muscles.

Sa respiration faisait vibrer l’air. Il pouvait sentir le frémissement sur sa peau, jusqu’au mouvement du sable sous ses pieds. Un grondement continue. Le tonnerre qui rugissait encore dans son corps.

Il vit le liquide couler lentement vers lui. Il ne bougea pas. Il savait qu’il serait tiède, il attendait de pouvoir le sentir humidifier la poussière autour de lui, laisser une trace rouge qui sécherait en croûtes sombres. La tempête continuait dans ses oreilles, au rythme de sa respiration.

Le corps lui semblait étrangement encore fonctionnel. Une machine entretenue, perfectionnée, sculptée précisément. Seule la volonté l’avait quitté, l’esprit qui l’animait. Il avait également un bras retourné et brisé au biceps.

Sa respiration se calmait. Le tremblement dans sa poitrine était passé, son corps reprenait une vitesse humaine, plus détendu. Le combat était fini. Il avait gagné.

Mais le bruit continuait. Lentement, il leva les yeux.

Autour de lui, des milliers de voix hurlaient. Il ne s’en rendait compte que maintenant, alors que les vibrations de son corps laissaient lentement la place au bruit extérieur. Ça n’était pas le tonnerre de sa respiration. C’étaient les applaudissements, les cris bestiaux qui saluaient son exploit, l’acclamaient, hurlaient pour décharger la violence qu’ils avaient vécue à travers lui. Son premier combat. Sa première victoire, alors que tous pensaient qu’il n’était que la victime.

Et aujourd’hui, l’arène saluait son nouveau gladiateur.

 

***