
Incipits 27
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted April 27, 2020
À sa création, le journal était maintenu par quatre personnes, dont le fondateur et l’investisseur. Par une plume habile et deux ou trois scoops bien tombés, il avait pris de l’ampleur en une dizaine d’années, et avait fini par louer tout l’étage. D’une pièce et quatre collaborateurs, ils étaient devenus vingt employés pour une quinzaine de pièces.
Puis la récession était arrivée, et au fur et à mesure des crises, le journal s’était tourné, comme tous les autres, vers la peur. Le modernisme avait apporté une concurrence bien plus forte, mais une récompense proportionnelle à ceux qui avaient accepté les nécessités de l’époque. Aujourd’hui, le journal possédait tout l’immeuble où il était né, avec presque une centaine de travailleurs, employés à temps plein, occasionnels ou pigistes.
La structure des quatre étages représentait le succès de celui qui y avait son bureau. Plus haut le lieu de travail, plus importante la position de l’employé. Le dernier palier regroupait les journalistes permanents, ceux qui reprenaient les dossiers les plus importants, et qui géraient une armée de recherchistes et documentaristes logés plus bas ou à contrat.
Herbert Frank était l’une de ces figures prestigieuses, enviées et redoutées, l’un de ceux qui avaient eu assez de chance et d’ambition, en d’autres termes l’opportunité et l’habileté, pour avoir un bureau dans la vaste pièce du dernier étage. Chaque matin il montait les étages un à un, par les escaliers centraux. De palier en palier, il croisait des travailleurs excités, marchant vite et parlant fort. Mais rien ne s’approchait de la panique du dernier étage.
Journaliste à temps plein était un privilège qu’il fallait garder, et tous dans la grande salle en étaient conscients. Il n’y avait pas une minute sans un téléphone qui vibrait, un fax qui arrivait, un email qui sonnait. Tous restaient concentrés sur deux ou trois écrans, passant d’une lecture à une note, ou au moment du rush final, la rédaction.
Mais le moment le plus angoissant était l’attente d’un projet. « Attente » ne correspondait pas à leur réalité. Sans sujet, les journalistes erraient sur internet, harcelaient leurs informateurs, cherchaient partout l’indice qui les mènerait au prochain article de fond.
Herbert vivait un tel moment. Depuis deux semaines, les trois ou quatre pistes qu’il avait explorées s’étaient révélées sans suite. C’est pour cela que lorsque son téléphone sonna, il décrocha avant même la fin de la mélodie.
« Herbert Frank. »
« J’ai une information pour vous. On m’a dit que vous étiez l’homme de la situation. »
« Je vous écoute. »
Lentement, le visage d’Herbert se figea. Lorsque la personne au téléphone eut raccroché, il réalisa que sa main était restée crispée sur le bureau, laissant ses doigts blancs.
***
« Viens, dépêche-toi ! »
Henrt courait avec excitation vers la bulle transparente et ondulante sur la plateforme métallique. Joh, son père, suivait avec plus de scepticisme.
« On va rater le début ! »
« On ne peut pas rater, Henrt, il n’y a que nous pour le transport. Ils vont nous attendre. »
À dix ans, Henrt était la fierté de Joh, et il ne jugeait pas utile de le cacher. Il ne masquait pas non plus son appréhension de la téléportation. Il avait assez lu sur le désassemblage moléculaire et la reconstruction instantanée à l’endroit désiré pour être effrayé, comme beaucoup de gens. La première technologie avait beaucoup fait parler, mais il avait été démontré par la suite que cette méthode était simplement une exécution du sujet pour reconstruire un modèle identique ailleurs. Une forme de copie, en fait. Heureusement, elle avait rapidement été déclarée illégale.
« N’aie pas peur », dit son fils en lui prenant la main. « C’est sans risque ! »
Henrt entreprit de tirer son père vers la sphère trouble. Joh ne sentit rien en traversant la paroi, malgré sa peur. De l’intérieur, il lui semblait voir un miroir déformant.
« Je déteste les téléportations. »
« Ça n’est pas réellement une téléportation. On voyage très vite, c’est tout. Plus vite que la lumière. C’est un voyage dans le temps. »
Joh s’était déjà fait expliquer maintes fois la méthode, mais il aimait entendre son fils parler. Son intelligence, malgré ses dix ans, l’impressionnait, et aujourd’hui le calmait.
« Dans le temps ? »
« Mais oui, dans le temps. Sinon on arriverait très vieux. Ça nous prendrait le temps que la lumière met à y aller, donc très longtemps. On saute le mur du temps, c’est pour ça qu’ils nous font aller en arrière. Comme ça, on arrive comme si ça ne faisait que quelques secondes. »
« Donc ils nous font avancer très vite, et revenir en arrière pour qu’on arrive en même temps qu’on est parti. »
« Non ! Ils nous font sauter au travers du temps, et nous font reculer en même temps. »
« Ça n’est pas la même chose ? »
« Non ! »
Joh sourit. Le signal sonore arriva, et l’énervement de Henrt face à l’incompréhension de son père s’évanouit. Le miroir trembla un moment, puis redevint lisse. Le transfert était terminé, heureusement.
« On ne doit pas entendre un signal pour sortir ? »
« Oui. Attends. »
Joh maintint son fils contre lui, mais rien ne se passait. Il observa sa montre. Quelques minutes s’écoulèrent, sans changement.
« Attends ici. »
Joh s’approcha du bord. Peut-être étaient-ils encore dans l’espace, en dehors du temps, coincés dans un endroit qui strictement n’existait pas. S’il sortait, il disparaîtrait, laissant Henrt seul pour l’éternité.
« Je vais voir ! »
« Henrt, non ! »
Mais son fils avait déjà traversé le mur. Joh se précipita derrière lui, affolé. Il faillit rentrer dans le jeune garçon, arrêté un mètre plus loin, la bouche entrouverte.
« Où est-ce qu’on n’est ? »
Joh mit un instant à se ressaisir, les mains fixées sur les épaules de son fils.
« Tu veux dire quand est-ce qu’on est… »
***
Cher André,
Je ne savais pas comment commencer cette lettre. Cher papa ? Cher père ? Tu m’as toujours dit que ce qui comptait était l’intention de ce que l’on dit, pas la forme, et c’est exactement ce sur quoi je vais me concentrer ici.
Lorsqu’on est petit, on se fait dire et redire que l’on comprendra plus tard. Je t’en ai voulu longtemps pour cette phrase qui semblait me repousser. Je ne comprenais pas qu’en fait, en me disant cela, tu me protégeais. Bien sûr, lorsqu’on est jeune, on croit savoir. On pense pouvoir comprendre. Le manque d’expérience nous fait imaginer qu’on a tous les outils pour connaître le monde. L’ignorance s’apprend, et elle s’apprend en dernier.
Mais tu savais tout cela. Tu l’as toujours su. Et aujourd’hui, je pense comprendre.
Il est étrange de le dire après ce que je viens d’écrire, mais comme tu me l’as répété, c’est le contenu qui compte, et je te laisse là le contenu de mes sentiments. Pour la première fois, j’ai l’impression que tu n’es pas un étranger. Jamais je ne me suis senti aussi proche, au point où je revois chaque souvenir que j’ai de toi d’une autre façon. Les détails me semblent prendre une importance que je n’avais pas soupçonnée, tes gestes que je croyais alors sans réflexion me paraissent lourds de sens.
Je regrette simplement de n’avoir que l’écriture pour te le dire. Comme toi, je ne crois pas en une vie après la vie, en un monde autre que celui-là. Je sais que ces mots ne te parviendront pas, mais j’ai besoin de les dire, et de penser que tu peux les entendre. En tout cas, ils te sont destinés.
Il y a deux jours, cette lettre n’était pas prévue, et jamais je n’aurais pensé pouvoir être dans cet état, et écrire ces mots que j’écris aujourd’hui. Il y a deux jours, j’étais encore jeune, encore ignorant de ce dont tu m’avais protégé.
Il y a deux jours, Il n’était pas encore apparu dans ma vie.
***
La première idée claire qui lui traversa l’esprit fut que le sac sentait vraiment mauvais. Une sorte de parfum, d’aura odorante qui traînait dans ses narines. Évidemment, s’il avait eu les mains libres, il l’aurait enlevé, mais ça ne semblait pas être une option.
Étrangement, l’odeur le calma. Peut-être était-ce une forme de détournement, du genre « si je peux encore trouver que quelque chose sent mauvais, il y a encore de l’espoir ». Ça n’était pas très logique, mais cette situation ne l’était pas.
Il avait dû être autour de 15 heures 45 alors qu’il sortait du bureau pour rejoindre Hélène. Elle devait encore être en train de l’attendre au café, ou peut-être s’était-elle lassée de lui laisser des messages sur son téléphone. Qu’il avait oublié au bureau d’ailleurs.
Les hommes lui avaient sauté dessus quelques minutes à peine après sa sortie, vers la fin du court trajet entre son travail et son rendez-vous. La seule ruelle qu’il avait décidé de traverser. Ils avaient dû le suivre un moment, parce qu’il ne passait normalement pas par là.
Sans une réponse à ses questions, il s’était retrouvé masqué et ficelé. Puis le classique des films : le bruit de coffre que l’on ferme, le moteur d’une voiture, puis un temps infini après l’arrêt, la sortie brutale, quelques pas, et on l’asseyait lourdement sur une chaise. Sauf que son manque d’habitude avait dû être un problème pour ses ravisseurs : les yeux bandés, il avait trébuché un grand nombre de fois, au point où ils avaient fini par le porter. Le jeter dans le coffre avait été une autre difficulté : comme il ne s’y attendait pas, il avait eu le réflexe de tourner, et son épaule s’était coincée sur quelque chose. Il les avait entendus jurer plusieurs fois, alors qu’ils perdaient du temps à cause de sa maladresse.
Et maintenant, il était assis sur une chaise, écoutant les pas et les respirations autour de lui. Finalement, quelqu’un lui enleva le masque, et il inspira un grand coup, pour se dégager le nez de l’odeur du sac de laine.
En face de lui, un homme en costume blanc semblait briller autour des silhouettes plus normalement vêtues. Il mit un moment à comprendre que c’était ses yeux qui étaient restés trop longtemps dans le noir.
Bientôt, il allait peut-être savoir de quoi il s’agissait. Poussé par ce qu’il avait vu dans les films, il attendit que le « méchant » parle en premier. Ce dernier le fit d’une voix un peu aiguë, ce qui sembla détruire le mythe.
« Hiber Gather. Je vous rencontre enfin. »
Et tout devint clair. Evident. Il s’appelait Hubert Gathier, expert comptable, trente-cinq ans, et n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait ici.
Le « méchant » qui avait décidé de l’enlever devait être dyslexique, parce qu’ils s’étaient visiblement trompés de cible.
***
Personne n’avait compris quand il avait tout quitté pour aller s’installer dans ce village perdu au pied des montagnes. Mais ce que les autres considéraient comme un suicide social n’était pour lui qu’une renaissance. Oublier les obligations délétères, oublier le petit quotidien nauséabond, oublier la course futile vers un “toujours-plus” dont il ne savait que faire, voilà ce qu’il cherchait. Dans le meilleur des cas, il avait encore trente belles années devant lui, et il ne voulait plus les gâcher.
Il avait découvert ce village par hasard, un jour de vagabondage indolent au volant de sa voiture dans cette région oubliée du pays. Il en avait immédiatement apprécié les maisons de pierre brune, les toitures d’ardoise qui brillaient au soleil, les ruelles tortueuses si étroites qu’aucun véhicule à moteur ne pouvait s’y engager. Il lui fallut attendre deux ans avant de pouvoir acquérir une maison exiguë près de la place centrale. Un minuscule jardin bordait l’arrière de la bâtisse, et il y fit pousser des légumes et quelques fleurs.
Jamais il ne chercha à fréquenter ses voisins. Il les saluait d’un signe de tête en les croisant à l’épicerie ou à la boulangerie, mais leurs échanges s’arrêtaient là. Il passait ses journées enfermé dans le grenier qu’il avait transformé en atelier. Et il peignait. Des formes étranges apparaissaient sur ses toiles. Des formes dansantes et colorées. Il était heureux.
Le soir venu, il partait pour une longue marche dans la campagne alentour. C’est au cours d’une de ces promenades qu’il la vit, flamboyante dans le soleil couchant. Une magnifique demeure de grés rose, à moitié dissimulée par un fouillis d’arbres touffus. Il resta longtemps à la contempler, fasciné par son étrangeté de conte de fées. Quand il fit nuit noire, aucune lumière ne vient illuminer la façade.
Soir après soir, pendant de longues semaines, ses pas le ramenèrent inlassablement devant le manoir. Et une nuit d’hiver glaciale, au moment où il allait retourner chez lui, une fenêtre s’éclaira.
***
Le matin était toujours une période difficile pour elle. S’arracher du sommeil était un acte violent, et les filaments du rêve restaient collés à ses pensées jusqu’à sa deuxième tasse de café.
Mais ce matin, en posant le pied au sol, ses sensations paraissaient encore plus désagréables qu’à l’habitude, presque perturbantes. Les premiers pas furent difficiles, et elle sentit ses jambes faiblir. Déséquilibrée vers l’avant, son avancée s’emballa, et elle finit par s’écrouler. La douleur ne vint pas là où elle le pensait. Les premières parties à atteindre le sol n’avaient pas été celles qu’elle aurait instinctivement crues. Elle se releva lentement, poussa de ses bras un peu plus faibles, et vit ses mains. Elles lui semblaient petites, sa peau légèrement plus pâle, les veines plus apparentes.
Cette vision lui donna un coup de fouet. Elle se redressa maladroitement et tangua jusqu’à la salle de bain. Elle alluma la lumière et se tourna vers le miroir. Puis elle recula, effrayée, presque en transe, jusqu’au mur de l’autre côté. Elle glissa doucement jusqu’au sol.
La personne dans le miroir qui imitait ses mouvements n’était pas elle. Plus petite, plus frêle et sans doute plus jeune, elle s’observait de grands yeux sombres sous une chevelure courte et brune, jurant avec le regard bleu et la tête couronnée de la longue cascade blonde qu’elle connaissait. Un moment, elle s’imagina encore prisonnière d’un rêve, mais la douleur physique ne lui permettait pas d’y croire réellement.
Elle resta au sol un moment, à regarder la poitrine étrangère se lever et s’abaisser au rythme de son propre souffle, comme une illusion qui ne partait pas.
***
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