Incipits 26

L’aube se levait à peine sur la ville. Les milliers de vitres reflétaient l’or du ciel, et transformaient les bâtiments en des constructions de lumière. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

On lui avait dit que la ville avait été une merveille d’architecture, où mille ans d’histoire se retrouvaient dans les pierres sculptées comme de la dentelle, où chaque maison avait sa décoration, son symbole gravé au-dessus de larges portes en bois. Il n’avait jamais vu ça bien sûr. La guerre des Saints avait tout détruit, et la reconstruction avait laissé place à une urbanisation planifiée, efficace et commune. De grandes tours en verre, où la fantaisie se limitait à la forme de leur pointe. Mais c’était tout ce qu’il avait connu, et il n’avait jamais ressenti de manque, comme tous ceux de sa génération. La nostalgie de leurs parents semblait appartenir à un temps qui n’était plus pour eux, et qui avait apporté la destruction la plus violente dans l’histoire de l’humanité.

À vingt-deux ans, il était probablement l’agent le plus jeune de l’Organisation. Et il était sans doute le seul de sa génération à savoir que la guerre n’était pas terminée. Pas totalement.

La voiture s’arrêta dans une rue qu’il ne connaissait pas. Un quartier sans intérêt pour lui, loin du centre politique de la cité. Bill, son patron, descendit le premier.

À l’extérieur, de reflet en reflet, la lumière n’était pas encore parvenue jusqu’ici. Il semblait faire encore nuit, alors que trois mètres plus haut, une pluie d’or paraissait flotter au-dessus de leur tête.

« Desmond, n’oublie pas. Il faut qu’il dise oui. »

C’était là que se cachait le plus grand héros de son temps. Le jeune Desmond suivit son patron dans une boulangerie, impressionné par le réalisme de la vitrine. Le plus grand stratège avait parfaitement camouflé son centre de commande.

À l’intérieur, il fut surpris par une forte odeur de beurre. La porte avait fait tinter quelques clochettes accrochées à la poignée, et une grosse voix leur parvint du fond.

« J’arrive ! »

Un homme gagné par l’embonpoint, le crâne presque chauve, vêtu d’un tablier sale. Desmond commençait à douter qu’il s’agisse d’une couverture.

« Pardon, mon aide est malade ce matin. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Bill s’avança lentement, presque intimidé. Son jeune agent tenta de voir derrière le gros homme les bureaux qu’il imaginait. Des écrans partout, reflétant l’état du monde. Des cartes indéchiffrables, des symboles couvrant les murs, et au centre une table avec un jeu d’échecs. Il s’était toujours représenté le plus grand cerveau de leur temps jouant aux échecs seul, ou à un autre jeu exotique et complexe. Mais en arrière, il aperçut une cuisine.

« On a besoin de vous », dit juste Bill.

L’homme continuait de s’essuyer les mains. En un bref moment de panique, Desmond comprit que leur avenir dépendait des qualités militaires d’un boulanger.

 

***

Il inspira à fond, et pendant un moment il n’entendit que sa respiration. L’air frais lui semblait purifier son corps, vider sa tête, et un instant il eut l’impression que sa tête était très légère. Puis il expira, profondément, et rouvrit les yeux.

Devant lui, le paysage se composait toujours de trois couleurs, jaune pour le champ, vert pour les arbres au fond, bleu pour le ciel. Il y avait rarement des nuages, maintenant qu’il y pensait. Comme poste, il aurait pu vraiment moins bien tomber.

La maison était très satisfaisante également. Il n’y avait pas d’électricité, donc pas d’eau chaude, mais il ne s’en plaignait pas. Le temps des bains lui semblait loin, dans une autre vie, comme un souvenir fictif. Tout comme la télévision, la foule, la musique, les magasins, le choix de nourriture, les enfants. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu d’enfant ? Est-ce qu’il y en avait encore ?

La maison était en vieilles pierres, une maison de campagne aux armatures de bois. Elle donnait l’impression d’être déjà en ruine, mais une ruine qui allait durer, lui donner un toit pour la pluie et des murs pour le vent, et le cadre d’une fenêtre pour appuyer son arme.

Ces jours-ci, il lisait moins. Il connaissait par cœur le seul livre qu’il avait bien sûr, mais ça n’empêchait pas le plaisir de parcourir les lignes. Un temps, il avait remplacé ce divertissement par l’écoute de la radio. La statique le calmait, et parfois il entendait un mot, une phrase qu’il ne comprenait pas. Une fois sur trois, elle était dans une langue qu’il ne parlait pas. Ça lui rappelait qu’il n’était pas seul, et que sa vie avait encore un sens. Sa mission.

Au loin, il y eut un mouvement. Il n’en fut pas surpris, il l’avait senti. Depuis le temps qu’il était en poste, il avait appris à lire le moindre changement, le moindre détail. Il se pencha légèrement sur la chaise, ajustant la mire de son œil à la cible. Puis il attendit. Il savait où l’ennemi allait apparaître, c’était une question de temps. De secondes. Peut-être une minute.

Il avait arraché la protection sur l’index de son gant et sentait le métal de la gâchette sur son doigt. Un instant maintenant. Une ou deux respirations.

Le mouvement avait disparu, mais la cible ne se présentait pas. Il ne doutait pas de ce qu’il avait vu, sans doute que l’ennemi se tenait immobile, retenu par un instinct développé par le temps. Ceux qui étaient encore en vie aujourd’hui avaient la survie bien en place, il devenait rare que quelqu’un tente de passer par ici.

Il entendit un froissement dans le vent au-dessus de lui, au travers d’un trou dans le toit. Le corbeau devait être revenu, se posant sur les tuiles quelques mètres plus haut. Il n’avait jamais osé sortir pour voir s’il y avait un nid. En fait, il ne connaissait rien aux corbeaux. Est-ce qu’ils pouvaient faire des nids sur les toits ? Il avait pensé à passer sa tête par le trou, mais il aurait dû présenter une cible trop facile pour quelqu’un qui observerait la maison de la lisière du bois. Il se contentait du battement d’ailes, et d’un cri de temps en temps qu’il avait décidé être celui d’un corbeau.

Il n’y avait toujours pas de mouvement. Peut-être avait-il rêvé. Depuis combien de temps était-il en poste ? Le temps avait passé, et personne n’était venu le relever. Il n’était pas étonné. Il ne devait plus y avoir beaucoup de monde pour le remplacer. Peut-être l’avait-il imaginé. La solitude qu’il pensait bien établie avait eu raison de lui, et commençait à jouer avec sa perception. Sans doute avait-il besoin de manger.

L’homme apparut d’un coup, sortant du champ et traversant la route à la course. Il avait dû attendre, avançant très lentement, s’arrêtant fréquemment, dérangeant le moins de blé possible, confondant ses mouvements avec les vagues du vent. La balle le faucha dans les airs, entre deux pas, traversant sa nuque en une brève traînée rouge.

Toujours appuyé sur le cadre en bois, il maintint sa mire sur l’homme pendant quelques minutes. Le sang coulait très doucement, signe que le cœur ne battait plus. Il irait chercher le cadavre à la protection de la nuit, il ne fallait pas laisser de trace.

 

***

J’ai vécu pendant dix-huit ans dans la ville où je suis née. Une petite cité du centre du pays, qui gardait farouchement les signes de son passé médiéval. D’étroites ruelles pavées, bordées de hautes maisons de pierre brune, montaient à l’assaut d’une colline escarpée. Au sommet, la tour de l’ancien château dominait la vallée en contrebas. Les ruines de la citadelle disparaissaient sous un amas de buissons et de fleurs sauvages, qui s’évanouissaient dans la forêt toute proche. Lorsque j’étais enfant, c’était, pour mes amis et moi, un fantastique terrain de jeux. J’y ai croisé des princes, des barbares, des chevaliers, des fées et des enchanteurs. Tout un peuple d’elfes, invisibles pour tout autre que nous, vivait sous les châtaigniers.

Tout au long des ruelles, épiceries, boulangeries et boucheries côtoyaient des boutiques de souvenirs pour touristes, et quelques librairies. Mais le magasin qui m’obligeait chaque jour à m’arrêter, c’était celui de l’antiquaire. J’étais fascinée par le fouillis indescriptible qui semblait vouloir déborder de la vitrine. Fauteuils, hallebardes, robes de cérémonie, miroirs, tableaux et sculptures se chevauchaient dans un désordre de rêve. Je n’ai osé pousser la porte de cette caverne des merveilles que lorsque j’ai eu douze ans. Je cherchais un cadeau original à offrir à ma mère pour son anniversaire. C’est ainsi que je l’ai vu. Le plus beau bracelet du monde. Plat et très fin, taillé dans une matière que je n’aurais su reconnaître, il était entièrement ciselé. Cet entrelacs subtil de lignes sombres mettait parfaitement en valeur la pierre translucide qui ornait le centre du bracelet. Je ne sais combien de temps je suis restée à le contempler. Quand j’ai demandé le prix au propriétaire, un vieux monsieur aussi étrange que son magasin, j’ai poussé un gémissement. Jamais je ne pourrai l’acheter, mais c’était la chose que je désirais le plus au monde.

Jour après jour, année après année, je suis retournée chez l’antiquaire. Monsieur Gervais s’était pris d’amitié pour moi, et il est vite devenu mon professeur d’histoire préféré. À partir de chacun des objets de sa boutique, il remontait le temps, me disait les batailles, les conquêtes, les espoirs et les défaites. Mais quand je l’interrogeais sur le bracelet, il se faisait mystérieux. Un jour tu sauras. Quand il sera temps je te dévoilerai son histoire.

Mais monsieur Gervais est mort en emportant son secret. Son magasin a été vendu, et les objets dispersés de par le monde. Le bracelet également. Aussi, dès que j’ai pu, je suis partie à sa recherche.

 

***

L’habitude rend aveugle. On peut voir le même objet pendant des années sans jamais rien remarquer. Et puis, un jour, ça saute aux yeux. Un déclic, une révélation, ou plus vraisemblablement le hasard d’une pensée au bon moment.

Ça lui avait pris en regardant son appartement. Depuis trois ans qu’il habitait dans la même petite pièce, se contentant de peu, heureux de pouvoir faire ce qu’il aimait, il ne s’était plus attardé sur son lieu de vie. En y entrant, il n’avait eu qu’un seul but, un seul objectif : composer. La musique était en lui depuis toujours, et il avait toujours eu l’impression d’entendre des sons, des notes, des mélodies partout où il allait, aux moments les plus inattendus. Il avait donc cru que ce serait facile. Apprendre l’écriture de la musique, quelques notions de rythme et d’accords, et s’isoler quelques mois pour composer.

C’est au bout de trois ans qu’il s’en était rendu compte. En « voyant » son appartement pour la première fois depuis ces quelque quarante mois à vivre la nuit, à gratter des pages et des pages. Les murs étaient sales. Les taches et écorchures de la vie courante s’étaient accumulées sans aucun soin, sans aucun intérêt porté. Il n’avait pas nettoyé le sol depuis presque trois mois, et à la poussière se mêlaient des taches d’eau séchées, une cuillère tombée et jamais ramassée. Sur ses meubles, des moments de vie jamais débarrassés : boîtes vides, assiettes aux restes de sauce pétrifiée, verres oubliés. La fenêtre entrouverte l’était restée depuis ces trois ans, mais la lumière rentrait avec difficulté au travers du verre plaqué de gras et de pollution.

Et toujours, aucune note. Aucune musique, aucune mélodie. Depuis trois ans, rien. Terrassé, il sortit de son appartement, sans vraiment savoir s’il parviendrait à acheter le nécessaire pour tout nettoyer. Du ménage dans sa maison, et dans sa vie.

Il traversa la rue sans s’en rendre compte, pénétra dans l’épicerie comme un automate. Trois ans de silence, les bruits de la vie étaient devenus des claquements et grattements hétéroclites, sans harmonie.

Les bras chargés de bouteilles et d’éponges, il posa le tout sur le comptoir, observant le caissier passer un à un les objets sans le regarder. C’est là qu’il l’entendit.

La radio d’arrière-plan passa une chanson qu’il reconnut immédiatement. Les notes, le rythme, les enchaînements lui furent instantanément familiers.

C’était sa mélodie. Sa chanson. Celle qu’il aurait dû écrire. Comme un dément, acceptant la vérité malgré son apparence de folie, il sut.

Il n’avait pas perdu son inspiration. On la lui avait volée.

 

***

Tout était d’abord noir. Puis de la lumière, en souffrance. Il sentit quelque chose toucher son front. Un moment à se rendre compte que c’était sa main. Son front était moite. Il avait dû beaucoup transpirer. Il avait mal à la tête. Mal au cou. Devant lui, il y avait le volant. Il voulut le prendre. Il ne fallait pas le lâcher. Sa main était rouge. Il avait du sang sur le front.

La route était vers le haut. Il mit un moment à comprendre. Autour de lui, c’était silencieux. Oppressant. Il n’entendait plus. Il chercha sur le côté. Trouva la ceinture. Appuya.

Le choc de la chute l’assomma un instant. La douleur était bien plus forte. Il tomba maladroitement sur le côté. La ceinture libérée le retenait encore. Il était emmêlé. Il bougea lentement. Parvint à se faufiler sur le côté, gauchement. Il avait mal à la tête. Peut-être ailleurs, mais il ne sentait pas. La ceinture pendait, elle ne se rangeait plus.

Il commençait à entendre. Des cris. Il glissa par la fenêtre. L’effort se répercuta dans sa tête. Il se mit à genou. L’air était fort. Le vent. Il posa la main sur la voiture. Il essaya de se relever. Il lui fallut trois essais. Il resta appuyé sur la tôle. Se retourna.

Ils étaient sur un pont. Il se rappelait la traversée. L’heure du trafic. Puis le choc. Quelque chose qu’il n’avait pas pu éviter. Il voyait son pare-brise transformé en écran. Il regardait le pont tourner. Les voitures s’empiler. Puis le choc, et le noir.

Certaines personnes étaient encore coincées dans leurs véhicules. Une femme marchait sans parler, le regard vide, du sang sur le torse. Certaines voitures étaient soudées entre elles.

Un peu plus loin, au centre du pont, il y avait un trou.

 

***