Incipits 25

L’odeur du feu. Le plastique, le plâtre, la chair flottait dans la fumée. Il avança lentement, les yeux protégés par le masque. La silhouette rouge apparaissait clairement, homme rampant vers la fenêtre, les jambes traînant derrière lui. L’homme bougeait la tête en l’entendant arriver. Il ne devait rien voir au travers de la fumée.

La silhouette rouge était presque arrivée à la fenêtre. Il pouvait la voir se hisser à la force de ses bras. Il y avait assez de détails dans la reconstruction digitale pour lui montrer la souffrance dans ses traits. Toute prétention, toute cruauté avait disparu. La souffrance, et la peur.

Il attrapa le pied de l’homme, qui cria. Un cri de frayeur, de rage. De compréhension. Il allait mourir, aujourd’hui. Maintenant.

Il tira d’un coup sec, et l’homme lâcha prise. Une main à son col, à sa poitrine. L’autre leva le couteau, prêt à frapper. En face de lui, l’homme clignait des yeux, tâchant de voir l’arme qui viendrait l’achever. Au travers de la fumée, il ne devait distinguer que le masque. À ce moment, il n’y eut plus de doute possible. L’homme sourit, et sa voix perça dans un murmure gargouillant.

« On a fait un sacré chemin quand même. Tu te rappelles ? »

Oui, il se rappelait. Il se rappelait le premier jour, sur le bateau.

 

***

Il y a si longtemps que je ne vous ai écrit. Si longtemps. Je vous envoie ce message d’ailleurs. Ailleurs, vous savez combien ce mot m’a fait rêver depuis que je suis enfant. Ailleurs contenait tous les possibles, toutes les beautés, les nouveautés, les surprises et les chances. Ailleurs était le pays où je voulais vivre. Alors, dès que je l’ai pu, je suis partie. De continent en continent, de ville en ville, de quartier en quartier. J’ai eu tous les possibles. J’ai vu toutes les beautés. J’ai connu toutes les nouveautés. J’ai eu des surprises, et beaucoup de chances. Mais j’ai aussi touché la misère, l’horreur, les catastrophes, les malheurs.

Après tant d’années d’errance, j’ai enfin trouvé mon ailleurs.

 

***

Les dix premières années de sa vie, Pierre fut l’enfant le plus heureux sur Terre. Il adorait tout ce qu’il voyait. Les visages souriants des gens dans la rue, leur chevelure crépitante sur la tête. Il s’enchantait des fleurs auréolées de lumière, des arbres vaporeux, des voitures aux formes si étranges. Chaque jour lui apportait son lot de merveilles. Et quand sa mère lui lisait une histoire le soir pour qu’il s’endorme, il reconnaissait immédiatement dans ces contes le monde qui l’entourait.

Mais Pierre était un enfant maladroit. Il avait toujours autant de mal à boutonner ses chemises et nouer ses lacets. Ses parents avaient beau lui dire de faire attention, il se cognait régulièrement dans les meubles, il heurtait les passants, butait sur les pavés. Il n’en restait pas moins tête en l’air, comme disait sa mère, surpris par de nouvelles découvertes. Les objets aux formes imprécises dans les vitrines, les lumières si douces des lampadaires, les vêtements flottants des promeneurs qui semblaient marcher tout seuls.

À l’école, il eut du mal à apprendre à lire, et à écrire. Trop de choses le distrayaient. Les lignes de nuages blancs que le professeur traçaient au tableau noir, d’où s’échappaient parfois des oiseaux facétieux. Il essayait de les reproduire sur son cahier, mais sans doute était-il un piètre dessinateur, car il se faisait régulièrement gronder par le maître. Les arabesques sur le tableau noir n’en continuaient pas moins à le faire rêver.

Mais quand il eut dix ans, on l’obligea à porter des lunettes. Et tout à coup, il vit le monde tel qu’il était réellement.

 

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La première fois que j’ai suivi quelqu’un dans la rue, j’avais quinze ans. J’avais passé une très mauvaise journée au lycée, et à la fin des cours, je n’avais aucune envie de rentrer directement à la maison, où je savais l’ambiance néfaste pour mon moral. Alors, j’ai pris la direction opposée. Je marchais depuis un bon moment sans penser à rien, quand une silhouette a retenu mon attention. Un homme enveloppé dans un long manteau noir, coiffé d’un feutre également noir, avançait à grands pas sur le trottoir de l’autre côté de la rue. Ce qui m’a surtout frappé, c’est sa canne. Il s’en servait plus comme d’un élément de coquetterie que par nécessité motrice. J’ai traversé, et je me suis mis à le suivre de loin, en laissant quelques passants entre nous. Il s’est d’abord arrêté dans une épicerie de luxe, puis dans une librairie. À chaque fois, j’ai patiemment attendu, et je me suis remis en route quand il est sorti, des paquets à la main. Quand il a poussé la haute porte en bois sculpté d’un immeuble, je suis reparti chez moi.

Imaginer la vie de cet inconnu, ses activités, m’avait fait occulter pour un temps mes ennuis quotidiens.

Depuis ce jour, j’ai gardé cette habitude de filer des gens pris au hasard dans la rue. Je ne les choisis pas, ce sont eux qui me font signe. Un habit, une coiffure, une démarche, un accessoire, le moindre menu détail qui m’accroche et je ne les quitte plus.

Ce jour-là, c’est la chevelure flamboyante d’une jeune femme, soudain éclairée par un rayon de soleil, qui m’a attiré. Si j’avais pu deviner ce qui allait arriver, j’aurais prié pour qu’elle ait eu des cheveux ternes, ou que les nuages aient continué à cacher le soleil.

 

***

Madame Berthe mettait son réveil à sonner tous les matins à 5h58. Même le dimanche. À 6 heures très précises elle se levait, après avoir savouré ces deux minutes de repos qu’elle avait l’impression de voler à son emploi du temps. Sa première tâche, matin après matin, était de s’occuper de son ménage. Elle nettoyait sa maison de fond en comble, sans omettre le moindre recoin. Si son logement était de taille assez modeste, le récurage impeccable qu’elle lui imposait lui prenait une heure complète. Elle s’octroyait alors la douceur d’une douche bien chaude, suivie d’un solide petit déjeuner. Une fois coiffée, maquillée et habillée, il était 8 heures. Madame Berthe s’asseyait dans le fauteuil rouge de son salon, les mains croisées sur les genoux, et elle attendait. Elle n’écoutait pas la radio, n’allumait pas la télévision, ne mettait pas de musique, ne lisait pas un livre ou un journal. Elle attendait, immobile, dans le silence vide de sa maison aseptisée. Quand l’horloge égrenait les coups de 10 h, elle se levait, enfilait un manteau et sortait sans jamais oublier de fermer à clef la porte derrière elle.

Quel que soit le temps, elle marchait une demi-heure pour atteindre l’épicerie où elle faisait ses courses. Chaque jour, elle achetait les légumes nécessaires pour se confectionner une soupe, un peu de fromage, un pain et deux pommes. Depuis des années qu’elle fréquentait le magasin, ponctuelle et invariable dans le choix de ses achats, le patron lui préparait d’avance un sac qui l’attendait à la caisse. Elle le remerciait d’un signe de tête, payait et rentrait chez elle.

Ce matin-là pourtant, rien ne se passa comme d’habitude. Tout d’abord, le réveil ne sonna pas.

 

***

Il se lève le matin, alors que le réveil sonne. Il entend du mouvement dans la chambre, de l’autre côté de la porte. Il se lève, ramasse son sac et sort de l’appartement.

Il ne dort presque jamais au même endroit. Certains lieux sont plus confortables que d’autres, mais trop rapidement il se sent étranger, voleur et voyeur. Ça dure une nuit, parfois un peu moins. Certains soirs il se réveille au milieu de son sommeil, pressé par le besoin de sortir.

Il lui reste quelques souvenirs d’une époque où ça n’était pas comme ça. Il avait un travail, bien que ses efforts n’aient pas pu ramener en mémoire la tâche quotidienne. Il avait une maison, à lui, ou un appartement. Probablement une maison, mais il avait dormi dans tellement de lieux que les places se mélangeaient. Il avait eu une femme aussi, ça, il s’en souvenait parfaitement.

Il se rappelait tout d’elle. Pas son nom, pas son métier. Il se souvenait de son parfum. De la douceur de sa peau, un peu rugueuse par endroits, lisse sur le reste du corps. De ses cheveux clairs, de ses yeux sombres. De son rire aussi, long, très long. Il ne se rappelait pas leurs conversations, mais il savait qu’il y en avait eues.

Puis lentement, comme les autres. Elle ne l’entendit plus rentrer. Parfois au dîner, elle l’ignorait au milieu d’une phrase, commençait à débarrasser avant qu’il n’ait terminé. Et un jour, elle ramena un autre homme chez eux. Ni lui ni elle ne le remarquèrent.

Il avait perdu le compte. Au début, il croyait à un mauvais rêve. Il avait tout tenté, bousculé les gens, jusqu’à les faire tomber, se servir dans leur maison. Personne n’y faisait attention. Il avait disparu, mais il n’était pas parti. Les jours avaient passé, et il s’était organisé. Au départ, il avait eu besoin de compagnie. Il mangeait à la table d’étrangers, se servant seul, participant à leur conversation. Sans que quiconque ne lui demande ce qu’il faisait là. Ne lui réponde. Ne le regarde.

Finalement, la compagnie des autres l’avait dégoûté. La journée, il errait, son sac sur le dos, le strict nécessaire de survie. S’il se blessait, personne ne le soignerait. Il n’y avait que le soir qu’il ne pouvait refuser un toit. Il devait alors accepter la proximité, dormant sur les canapés et dans les chambres d’amis.

De plus en plus, il avait envisagé la disparition réelle. Dans ses rêves, il partait parfois lentement, emporté par une vague. D’autres fois il était écrasé par un bus, qui ne s’arrêtait pas, restait rouge un long mois avant que l’on ne nettoie la poussière et son sang. Puis il était monté sur le toit d’un immeuble, et il avait regardé la rue.

C’est là qu’il l’avait vu la première fois. Un homme en rouge, au visage bleu. Détonnant au milieu de la foule, invisible aux yeux de tous, sauf les siens. L’homme le regardait et riait.

 

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Parfois, une histoire commence par ce qui semble être la fin. C’est du moins l’impression que j’ai aujourd’hui, du haut de ma chambre d’hôtel, transformée en donjon suivant le sentiment de désespoir qui ne me quitte plus depuis près d’un an.

Aujourd’hui, elle se marie avec un autre. Qui n’a pas d’importance, tant que c’est un autre que moi. Je sais bien que l’union de notre époque n’est pas l’inaltérable épilogue qu’elle était, mais elle représente tout de même mon échec et la fin d’une illusion : celle de mon conte de fées.

Nous nous rencontrions sur la plage, dans un paysage semblable à celui que je vois. Le ciel n’aurait pas été gris comme aujourd’hui, triste comme moi, mais intense et indémontable, uniforme comme notre destin. Un regard, un geste timide, un effleurement de peau. J’oserais, je lui parlerais, et elle, soulagée, prolongerait les premiers instants de notre histoire qui commence. La suite serait une évidence heureuse, les découvertes et les joies, les rires, jusqu’au moment final, la clef de voûte, notre sourire sous les cloches un jour comme celui-là.

Je peux la voir de ma tour, les yeux plissés, au bras d’un autre, les mots inaudibles qu’elle échange avec des amis qui ne sont pas les nôtres, des parents qui me sont étrangers.

Parfois, une histoire commence par la fin. Elle se marie avec quelqu’un qui n’est pas moi, et je l’observe en silence, du haut de mon donjon, la chambre d’hôtel que j’ai prise pour assister à ma perte, à la destruction de mon futur.

Parce que même si elle ne me connaît pas, même si le hasard mensonger ne nous a pas donné l’un à l’autre, elle m’a été promise, bien longtemps avant notre naissance. Mon malheur ne vient pas de la perte. Il vient de le savoir.

 

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