Incipits 24

Depuis tout petit, Mat Hibou avait rêvé d’être archéologue. Son nom avait soulevé beaucoup de plaisanteries, ce qui l’avait poussé à se réfugier en bibliothèque. C’est là qu’il avait rencontré ses vrais amis, Toutankhamon, Gilgamesh, Alexandre le Grand. Retrouver les histoires disparues était devenue une douce obsession, un feu lent qui ne l’avait jamais quitté et le poussa jusqu’à ce trou perdu au fond d’une montagne tibétaine.

En fait de trou, c’était précisément un tunnel peut-être naturel, peut-être pas, certainement de plus en plus étroit. Il s’arrêta un moment pour s’éponger le front avec difficulté, repensant à ses années d’études, à ses diplômes prestigieux, au poste d’enseignant qu’il avait refusé pour venir ici. Certains le comparaient plus à un chercheur de trésor qu’à un archéologue, et il commençait à les croire. Tous les stages qu’il avait faits se passaient en équipe, avec des discussions de scientifiques et des blagues de scientifiques. Ça allait trop lentement pour lui. Mais de là à ramper sur plus de quinze mètres dans une montagne tibétaine parce qu’un vieux dans un village avait parlé à un ami d’ami de tombes ancestrales… Il avait peut-être atteint le fond. En tout cas, celui du tunnel.

Le trou maintenant trop étroit pour lui permettre de continuer, Mat réprima un éternuement de plus. L’air était chaud et sec, et la poussière mettait un moment à retomber. Elle n’avait pas beaucoup à faire pour l’atteindre, il était vrai. De sa lampe-poche coincée entre ses dents, il perçut le bout, trois mètres plus loin. En entrant, d’abord à quatre pattes, puis rampant de plus en plus, il avait été confiant. Maintenant qu’il voyait le fond, il s’imaginait se coincer en reculant. Il fit une liste rapide des gens qui savaient où il se trouvait, et en vint à la conclusion qu’il se trouvait à présent dans la situation la plus stupide qu’il avait expérimentée. C’était peut-être bien une tombe finalement. Ancestrale, il n’était pas certain. Il fit un mouvement prudent du bassin, reculant d’une vingtaine de centimètres. Jusqu’ici, tout allait bien. Puis il éternua d’un coup, ne pouvant plus se retenir, sentant son corps entier trembler.

C’est là que le sol céda.

 

***

Il était presque sept heures du soir quand je suis sortie du commissariat. Je me suis arrêtée en haut des marches, surprise par la douceur de l’air de ce début juin. Le soleil était encore haut dans le ciel et j’ai cligné des  yeux, saisie par cette lumière pure et translucide après les heures passées dans une salle close éclairée par un néon fixé au plafond. J’ai respiré profondément, et attendu un long moment que le tremblement dans mes jambes s’atténue avant de m’élancer dans la rue.

J’ai marché longtemps, sur des trottoirs de plus en plus déserts. J’ai traversé des quartiers qui m’étaient inconnus, et je suis arrivée devant le fleuve. Écroulée sur un banc, j’ai regardé sans les voir les péniches qui remontaient des marchandises vers le port en amont. Je n’ai réussi à me lever qu’à la nuit tombée, et j’ai continué à errer sans but dans la ville pendant des heures.

Je ne voulais pas rentrer chez moi. J’avais peur de cette maison vide. Peur de me retrouver devant la porte de la chambre de mon fils. Mon fils que je venais de dénoncer.

 

***

Ses gestes lui semblaient surréalistes, presque mécaniques. Il rentrait ses paires de chaussettes, ses sous-vêtements, ses t-shirts avec une attention qui lui semblait tirée d’ailleurs. Une sorte de jeu de formes diverses qui s’imbriquent les unes dans les autres. Comme dans une assiette. Les chaussettes dans le coin, la viande au centre, les chemises par-dessus, la sauce dispersée en forme de vagues. Il se demandait presque combien de temps il devrait faire réchauffer sa valise pour pouvoir servir à la température idéale.

Il n’était pas assez bon. Il ne l’avait jamais été. On lui disait que c’était une affaire de mode, de hasard, de bouche à oreille, il n’y croyait pas. Il n’avait pas été assez bon, et son restaurant avait fermé, tout simplement. Aujourd’hui, il partait.

Les pots vides, emballés dans du papier, et ses couteaux dans leurs fourreaux, enroulés lentement, déposés délicatement.

Il avait dit à tout le monde qu’il partait prendre des vacances. Qu’il avait besoin de se refaire, de se retrouver. On lui avait dit que c’était une bonne idée. On lui avait conseillé de s’éloigner des fourneaux. « Repose-toi un moment, tu y verras plus clair ». Il y voyait clair. Il savait. Il comprenait.

Il vérifia une dernière fois son billet. Il n’en avait jamais vu un aussi long. Un voyage d’un an, tout marqué sur un papier, comme un menu gourmet, une table toute prête, il n’y a plus qu’à s’asseoir.

Et une dizaine de maîtres à trouver. Une dizaine de cuisines à apprendre, à comprendre, à interpréter. L’idée était simple.

Dans un an, il aura trouvé le meilleur plat du monde.

 

***

Bonjour, je m’appelle Ernest, et j’ai trente-huit ans. Est-ce que les gens se présentent encore ainsi ?

Bonjour, je m’appelle Ernest, j’ai trente-huit ans, à votre service. Peut-être est-ce un peu officiel.

Bonjour, je m’appelle Ernest, et même si j’ai trente-huit ans, je ne connais pas grand-chose au monde. Ou plutôt, je n’ai pas bien vu son évolution. Vous comprenez, j’ai passé vingt ans ailleurs. J’en reviens à peine. Est-ce que les gens sont plus gentils ? Est-ce qu’ils ont plus d’argent ? On dit que l’argent ne fait pas le bonheur, mais c’est faux. Du moins ça l’était il y a vingt ans. Avec de l’argent, on pouvait s’acheter tout ce qu’il faut pour être heureux. On avait des amis gentils, dont on n’avait pas besoin de se méfier. On avait des soucis comme tout le monde, mais moins importants. Ils n’empêchaient pas de dormir. On mangeait mieux, et tous les jours, et on pouvait marcher plus de trois pas avant d’atteindre le mur de sa maison.

Est-ce que les gens vivent plus longtemps ? J’aimerais ça, j’aimerais bien rattraper le temps que j’ai perdu. Vingt ans, c’est long. C’est plus long que le temps que j’ai passé dans le monde. J’aimerais bien pouvoir vivre un grand moment, et pouvoir prendre mon temps. Sinon, ça n’est pas grave, je me presserai pour faire tout ce que je n’ai pas pu faire.

J’aimerais bien voyager. Est-ce que les pays sont plus ouverts ? Il n’y a peut-être plus de guerre, plus de frontière. Ils disaient ça dans les chansons, est-ce que les gens ont écouté ? Si je pouvais voyager à pied, ou en bateau, je serais vraiment heureux. Le monde est grand, mais il paraît que quand on voyage, il semble tout petit. J’aimerais comprendre ce que ça veut dire, et le sentir moi aussi.

Est-ce que les gens pardonnent ? Je venais d’avoir dix-huit ans. À deux mois près, j’aurais été en prison pour mineur, et je serais sorti immédiatement. Mais j’étais majeur, et j’ai perdu vingt ans. Je m’appelle Ernest, j’ai trente-huit ans. Ernest, ça doit être un nom de vieux maintenant, un nom passé. Est-ce que le monde a beaucoup changé ?

 

***

Ses pas crissaient dans la neige, et le froid mordait ses cuisses dénudées. Ses doigts s’étaient durcis sur le manche de son épée, mais il refusait de la ranger. Il avait pénétré sur le terrain de la bête, et il s’était juré de ne pas rentrer tant que le village ne serait pas libéré de la domination de ce démon. Il ne pouvait pas relâcher sa garde, à aucun moment.

La forêt si touffue en été semblait clairsemée en hiver. Les troncs dénudés étaient noirs et rachitiques, et ne donnaient pas beaucoup de place pour se terrer. De toutes les façons, il était dit que la bête pouvait sentir la chaleur humaine à plusieurs lieues de distance. C’était un jeu facile : il était à la fois le chasseur et la proie. Et c’était ce sur quoi il avait misé : pas une traque, mais un duel. L’homme contre le monstre. L’acier contre les griffes. Le courage contre la bestialité.

De sa main libre il resserra les liens qui attachaient la peau autour de ses épaules. Il avait opté pour un vêtement qui le couvrait moins mais qui n’entravait en rien ses mouvements. Dans le feu du combat, le sang brûlant lui incendiera les veines, et les blessures du froid n’auront plus d’importance. Il rentrera au village protégé de la fourrure du monstre ou il ne reviendra pas.

Il s’arrêta un moment pour écouter. Sa respiration se calmait lentement, son souffle se cristallisant en vapeur visible dans l’air gelé. Il sentait ses muscles se contracter pour préserver le peu de chaleur qui lui restait, mais il connaissait son corps. Son peuple était habitué à ces températures. Au moment important, ses jambes auront la souplesse et la rapidité qui avaient convaincu les anciens de l’envoyer lui.

Il entendit le son derrière lui, un faible craquement. S’il ne s’était pas arrêté, ses pas auraient couvert l’indice pratiquement imperceptible. Sa poigne se resserra autour de la poignée de son arme. Il sentit ses muscles se délier légèrement, son corps entier se préparant à la puissance des mouvements qu’il avait pratiqués toute sa vie. C’était le moment décisif. L’instant que les générations après lui chanteront longtemps après sa mort.

Il se retourna d’un bond, fendant l’air de sa lame en un cri de défi. Un instant, il sentit le sang monter à sa tête, envahir ses yeux à la recherche d’une cible. Il la trouva presque immédiatement, et son hurlement mourut dans sa gorge.

À quelques pas de lui il y avait une petite fille, entièrement nue, qui l’observait de ses grands yeux sans expression.

 

***

Elle avait mis des semaines à trouver l’appartement de ses rêves. Dès son arrivée dans la ville, elle avait parcouru toutes les rues et les avenues à pied, observé les bâtiments, les magasins, les parcs environnants, puis arrêté son choix pour un quartier légèrement excentré mais arboré et calme. C’est là qu’elle avait déniché une minuscule maison au fond d’une impasse. Un jardinet rempli de massifs de fleurs colorées et parfumées la cachait presque totalement au regard du passant égaré. Elle prit tout son temps pour l’aménager et la décorer, et ne vint y vivre qu’une fois les travaux achevés. Quand elle se glissa dans son lit, la première nuit, elle avait encore du mal à réaliser que son rêve d’enfant d’une maison de conte de fées s’était concrétisé.

Elle fut réveillée en sursaut à deux heures trente-quatre très précisément par la sonnerie aigrelette du téléphone. Mais quand elle décrocha enfin, personne ne répondit. Elle se rendormit très vite et n’ouvrit les yeux qu’au matin sous les premiers rayons du soleil de printemps qui venaient s’échouer dans sa chambre.

Deux heures trente-quatre la nuit suivante, et la sonnerie du téléphone la réveilla à nouveau. Toujours personne quand elle décrocha. Il en fut ainsi toutes les nuits, et bientôt elle se réveilla à deux heures trente-trois, en attente de cette sonnerie intempestive. Mais elle eut beau faire des demandes auprès de la compagnie de téléphone, personne ne sut lui dire qui était son correspondant. Pire, il lui fut répondu qu’elle n’avait jamais eu d’appel nuit après nuit à deux heures trente-quatre.

Excédée, elle décida de débrancher l’appareil.

Mais la nuit suivante, la sonnerie du téléphone muet la réveilla à deux heures trente-quatre.

 

***

Je me souviens encore des prairies. Le vent soufflait sur l’herbe, et dans la lumière du matin c’était une mer jaune, de l’or liquide et ondulant qui venait nous chatouiller les pieds. Enfants, nous allions courir dans cette étendue aux couleurs changeantes, blé le matin, framboise le soir. Je me rappelle des traces de vert qui restaient sur mes vêtements préférés, des cris, des rires, des chutes aussi, parfois, et des jeux qui s’enchaînaient. Il me semble aujourd’hui que notre imagination n’avait pas de fin, que le moindre papillon devenait un guide, le moindre caillou un trésor.

En hiver, l’herbe devenait blanche, mais il me semble aujourd’hui qu’elle restait douce, presque chaleureuse au toucher. Le vent tombait, et la quiétude de la plaine n’était perturbée que par nos cris et nos nouveaux jeux, l’immense harmonie transformée en châteaux et sculptures par notre joie sans fin.

Puis le printemps arrivait, et l’herbe redevenait verte, et nos vêtements s’allégeaient, les mouvements de l’été plus libres que ceux de l’hiver. Nos années avançaient, et les jeux devenaient plus doux, plus amoureux, et toujours la plaine, comme une voisine bienveillante, venait nous chatouiller les pieds.

C’est au cœur de l’hiver qu’ils sont arrivés. Je me souviens encore du cri du blanc, étouffé par les centaines de pas qui détruisaient son harmonie. Ils avaient des machines que personne n’avait jamais vues. Ils volaient, ne parlaient pas notre langue, ne nous ressemblaient pas. Personne ne sait d’où ils venaient. Lorsque le printemps est arrivé, l’herbe avait disparu.

 

***

Dès le matin, tout est allé de travers. Mon réveil n’a pas sonné, ou je ne l’ai pas entendu, mais le résultat a été le même. Une heure de retard sur mon emploi du temps surchargé. Je suis partie en courant, et bien sûr aucun taxi de libre. Je me suis précipitée dans le métro. À l’arrêt pour une durée indéterminée suite à une panne technique, c’est ce que disait la pancarte qui barrait l’entrée. Après trois quarts d’heure de marche forcée, j’ai atteint mon bureau à bout de souffle, échevelée et très énervée. Je travaillais depuis deux semaines sur un dossier capital pour l’avenir de mon entreprise, et je devais le terminer sans faute d’ici la fin de la journée. Mais quand j’ai allumé mon ordinateur, il ne s’est rien passé. Rien du tout. J’ai tenté de joindre le technicien de la maintenance, mais mon téléphone était également hors d’usage. Il n’y avait plus d’électricité dans les locaux. C’est en cherchant le brouillon papier du dossier sur mon bureau que j’ai trouvé le tas de factures impayées qui s’entassaient sous des piles de documents en attente. La facture d’électricité y était, ainsi que les deux derniers rappels de la compagnie. Excédée, j’ai glissé la clef USB qui contenait tout le dossier dans mon sac, et je suis retournée travailler chez moi. Cette fois-ci, je n’ai eu aucun mal à trouver un taxi. En m’affalant sur la banquette, j’ai pensé que ma journée se terminerait finalement mieux qu’elle n’avait commencé.

Je garde toujours mon porte-monnaie et mes clefs dans ma poche. C’est pour ça que je ne me suis aperçue qu’une fois installée chez moi devant mon ordinateur, avec le café que je n’avais pas eu le temps de prendre en me levant, que j’avais oublié mon sac dans le taxi.

Alors j’ai poussé un cri d’une rage que je ne soupçonnais pas pouvoir contenir. Ma vie entière est dans mon sac. Outre mes papiers et mes cartes bancaires, il y a tous mes menus objets personnels, et des photos, des lettres et des cartes d’amis ou d’amants, des fleurs séchées, des foulards, des gâteaux que je grignote sans arrêt, un vieux bonnet de laine qui a toute une histoire, et plein d’autres choses encore. Plus la clef USB. Je me suis effondrée dans un fauteuil, totalement anéantie. Nue, j’étais toute nue.

Il faisait nuit quand la sonnette m’a réveillée. Je suis allée répondre comme une somnambule, regrettant d’habiter au rez-de-chaussée, ce qui empêchait toute velléité à mon envie de sauter par la fenêtre. C’est dans cet état que j’ai ouvert la porte.

Il était là, devant moi, souriant, mon sac à la main.

 

***