Incipits 23

Il gratta la terre et le sable jusqu’à tant qu’il parvienne à accrocher quelque chose de suffisamment solide pour le hisser hors du trou. Il avait une sensation inattendue, quelque chose de fort dans le bout de ses appendices, qui se traduisait par une envie violente d’arrêter de gratter. Pourtant, une impression contradictoire lui donnait l’énergie dont il avait besoin pour pousser jusqu’à tant qu’il soit totalement sorti du cratère.

Il savait que la première étape sur la série d’actions à accomplir était de fuir aussi vite que possible du lieu de son atterrissage, mais une forte lassitude l’obligea à rester assis un moment. Il en profita pour faire la liste de son nouveau corps.

Comme les schémas qu’il avait vus, il était bipède. Ses appendices supérieurs ressemblaient légèrement aux inférieurs, mais ils étaient plus courts, aux extrémités beaucoup plus longues. Utilisés pour la manipulation, se rappela-t-il. Il avait toujours pensé que plus de moyens étaient toujours mieux, mais sa première fonction était de s’intégrer, pas d’améliorer le corps de la population-cible.

L’enveloppe extérieure était semblable à un tissu assez fin, très élastique. Il était déchiré par endroits, principalement aux extrémités, et il en sortait un liquide chaud et rouge.

C’étaient les sens qui le perturbaient le plus. Très séparés les uns des autres, contrairement à ses habitudes, il soupçonnait qu’il allait mettre un long moment à apprendre à bien réagir à son environnement avec si peu d’aide. Les « sons » n’étaient pas alignés avec la « vue », et les sensations internes et externes qui lui arrivaient de tout le corps semblaient le surcharger, à tel point qu’il aurait voulu pouvoir sortir de cette machine biologique le plus vite possible.

Mais il ne pouvait pas. Derrière lui, la capsule minérale qui venait de le déposer sur la planète s’était détruite au moment de l’impact, et la technologie pour le remettre dans un corps approprié était hors de portée. Sa seule solution était de finir sa mission, pour pouvoir rentrer chez lui.

Infiltration. Analyse. Désarmement des défenses. Contre une race aussi peu développée anatomiquement, ça ne devrait pas être trop long, même s’il soupçonnait également que la perception du temps ne soit pas la même dans ce corps.

Les humains étaient vraiment mal formés.

 

***

Si on pouvait choisir sa famille, j’en aurais pris une extravagante. Fantasque. Turbulente et chaleureuse. Une vraie tribu. Un père noir et une mère asiatique. Ou une mère blanche et un père arabe. Des parents mélangés, de toute façon, avec des grands-parents colorés parlant des langues bizarres.

Si on pouvait choisir sa famille, j’aurais eu un frère. Juste un frère d’un an de plus que moi. Un frère avec qui faire des bêtises, se disputer, mais un frère à admirer, qui m’aurait protégée, avec qui partager mes secrets.

Mon père aurait été un artiste. Peintre peut-être, ou musicien. Non, il aurait été inventeur. Il inventerait sans cesse des objets incongrus, inutiles et insolites. Mais des objets que tout le monde voudrait avoir. Ma mère, elle, serait une merveilleuse conteuse et une chanteuse envoûtante. Elle séduirait tout le monde par sa voix, et apaiserait toutes les querelles avec son sourire.

Si on pouvait choisir sa famille, j’en aurais pris une ouverte sur le monde entier. La maison aurait toujours été remplie d’amis ou d’inconnus arrivant de pays lointains. Avec plein d’histoires à raconter. D’expériences inédites à partager. La cuisine aurait baigné en permanence dans des parfums exotiques.

Mais on ne peut pas choisir sa famille.

La mienne ne ressemble en rien à celle que j’aurais choisie.

Ma famille est étrange. Très étrange.

 

***

Donne-moi un mot. C’est comme ça que tout a commencé, quand elle m’a dit ça, donne-moi un mot. On était au début d’une de ces interminables soirées de novembre. Le brouillard avait bouché les rues toute la journée, de plus en plus épais au fil des heures, rendant vaine toute tentative de promenade dans les parcs de la ville. Et la nuit avait semblé tomber encore plus tôt que d’habitude. L’atmosphère dans la maison, et entre nous, avait été morose. Une fois les journaux parcourus de la première à la dernière page, un film visionné pour la quatrième fois et deux romans feuilletés, on s’était retrouvés désemparés tous les deux. C’est là qu’elle m’avait dit ça. Donne-moi un mot. Donne-moi un mot, et je te raconterai une histoire à partir de ce mot. L’idée m’a séduit, mais pour que le hasard y prenne toute sa place, je suis allé chercher un dictionnaire. Je l’ai ouvert au petit bonheur, et j’ai posé mon doigt sur la page, sans regarder. Je suis tombé sur le mot musée. Elle a plissé les yeux, réfléchi quelques minutes, puis s’est lancée dans un récit plein de silences et de terreurs qui se déroulait dans les réserves du Metropolitan Museum. J’étais captivé, saisi d’admiration devant son imagination, et je dois bien l’avouer, effrayé. Je n’avais jamais, avant ce soir-là, décelé toute la noirceur et la violence qu’elle renfermait. Toute une part d’elle-même qu’elle avait toujours pris grand soin de me cacher.

Quand elle a terminé, je lui ai tendu le dictionnaire. À son tour de me donner un mot. C’est alors que tout a basculé. Elle est tombée sur homicide.

 

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Elle fumait, assise à l’ombre du tilleul. La lumière pénétrait difficilement à travers les branches feuillues, et des éclaboussures de soleil jonchaient la pelouse jusqu’au ruisseau. Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier fixé au bras de son fauteuil roulant, puis se dirigea lentement vers le petit pont. Elle batailla pour gravir la faible côte, les muscles des bras gonflés et douloureux. Elle atteignit le milieu du pont en sueur, peinant à retrouver une respiration normale. Son regard se perdit dans la forêt qui recouvrait les collines en face. Elle resta ainsi jusqu’au soir, immobile, à repasser en boucle sa vie d’avant. Avant ce jour brumeux d’octobre. Avant le bruit claquant du coup de fusil.

Quand elle rentra vers la maison, elle avait fini de mettre au point tous les détails de son plan pour faire taire à jamais ce coup de fusil.

 

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J’aimais bien cet endroit. Quand j’avais débarqué dans cette ville, je m’étais préoccupée avant tout de trouver un logement. Mon stage commençait dans trois jours, et j’ai donc pris le premier appartement correct que j’ai trouvé. Il était sommairement mais agréablement meublé, avec juste le nécessaire, mais sans aucun superflu. La blanchisserie faisait sans aucun doute partie du superflu, parce que s’il y avait bien un aspirateur pour nettoyer la maison, il n’y avait aucune machine pour laver le linge. Je détestais la froideur des laveries automatiques. De grosses machines bruyantes alignées contre un mur, des chaises en plastique défoncées pour attendre la fin du cycle, et des clients au visage fermé pressés d’en finir et de rentrer chez eux. Je n’en crus donc pas mes yeux en découvrant la petite laverie à deux rues de chez moi. Tout d’abord, un jeune homme sympathique à l’accueil, en lieu et place du distributeur de pièces. Et l’accueil était en fait un comptoir, où l’on pouvait consommer du café ou des jus de fruits frais. Trois petites tables basses couvertes de journaux et entourées de coussins pour patienter pendant que le linge se lavait dans une salle voisine. De la musique douce et bien choisie mettait la touche finale à l’atmosphère très agréable du lieu. Les clients entraient en souriant, saluaient le jeune homme au bar et parlaient entre eux pendant que les lessives se terminaient. Je devins très vite une habituée, et fis rapidement connaissance avec des gens du voisinage que j’aurais croisés sans les voir s’ils n’avaient pas fréquenté ce lieu si hospitalier.

J’arrivai un soir assez tard, mis mon linge dans une machine. Non pas une machine, mais bien plutôt ma machine. La 7, celle que j’utilisais toujours. Même si toutes les autres étaient vides, c’est donc celle que je choisis sans aucune hésitation. J’enfournai mes sous-vêtements, deux jupes, quatre débardeurs et cinq paires de collants, puis allai boire un thé en bavardant avec le barman, qui me fit remarquer que j’étais sa dernière cliente ce jour-là. Je m’excusai de retarder la fermeture, posai ma tasse et allai vider ma machine. Mais quand je sortis le linge, je me trouvai devant des caleçons, des chemises, des jeans et des chaussettes d’homme.

 

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La farine. Les œufs. Le beurre. Le sucre et le chocolat. Tous les ingrédients dont elle avait besoin pour son gâteau étaient posés devant elle. Elle prit un bol et versa la dose exacte de farine que nécessitait la recette sans même se servir de la balance de cuisine pour vérifier le grammage. Pareil pour le sucre, et le beurre. Elle confectionnait ce dessert depuis si longtemps, elle avait fait ces mêmes gestes tant et tant de fois depuis son enfance qu’elle aurait su dire combien de grains de sucre il y avait en trop, ou la pincée de farine qu’il faudrait ajouter pour atteindre l’équilibre parfait. Les gâteaux qu’elle avait préparés, depuis que sa grand-mère lui avait appris comment s’y prendre, se chiffraient en dizaines de milliers. Cependant elle avait cessé d’en manger depuis plus de vingt ans, définitivement écœurée par l’odeur du chocolat fondu et la vision de la motte de beurre. Mais la famille continuait à lui en réclamer, encore et encore, sans jamais toutefois la remercier et encore moins la féliciter pour son tour de main. Elle avait bien tenté de les surprendre en glissant dans la pâte une amande, ou un grain de raison sec. Mais s’ils avaient effectivement réagi, ce n’était pas dans le sens qu’elle aurait souhaité. Elle n’avait obtenu que des réprimandes.

Ce jour-là, pourtant, elle saupoudra d’un ingrédient imprévu la préparation. Une insignifiante pincée d’arsenic.

 

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Ce sont des obligations professionnelles qui m’ont amené dans ce pays dont j’ignorais tout. Si j’en connaissais l’existence, j’avais eu néanmoins beaucoup de mal à le situer sur la carte. Coincé entre steppe et montagne, ce minuscule Etat était entouré de nations autrement visibles. J’essayais encore, au moment où on allait y atterrir, de prononcer correctement le nom de la capitale. Je n’éprouvais aucune angoisse à l’idée de ce court séjour imprévu, juste une immense curiosité.

Pourtant, dès la descente de l’avion, j’ai été saisi d’une étrange impression. J’ai su avec une absolue certitude que le douanier qui allait examiner mon visa serait jeune, brun, glabre, aux yeux vairons. Et le douanier à qui j’ai tendu mon passeport était jeune, brun, glabre avec un œil marron et l’autre bleu. Il en a été de même pour le taxi. Avant même de le voir, j’aurais su en dire la marque, l’état, la couleur, l’odeur des sièges et l’âge du chauffeur. Arrivé à l’hôtel, ça a continué. La réceptionniste, le porteur, la chambre, tout, je savais tout.

Troublé, et quelque peu secoué, j’ai mis ça sur le compte de la fatigue du voyage. Je connaissais cette sensation de déjà-vu, même si je ne l’avais jamais éprouvée auparavant. J’ai pensé qu’une douche chaude et un peu de repos avant mes rendez-vous du lendemain dissiperaient mon malaise.

Mais au matin, tout a recommencé, dès le petit déjeuner.

 

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Il y avait des années que je n’avais pas été malade comme ça. Un gros rhume ou une légère fièvre ne m’avaient jamais empêchée d’aller travailler et de vaquer à mes occupations quotidiennes. Pourtant cette fois, la grippe avait eu le dessus. J’étais clouée au lit depuis cinq longs jours maintenant. La concierge me montait des soupes de légumes tous les soirs, et ma voisine passait régulièrement prendre de mes nouvelles et renouveler mes médicaments. Je pestais de me sentir aussi impuissante, faible, inutile. La seule chose qui me consolait était la pile de livres qui s’élevait sur ma table de chevet.

Depuis toujours, j’étais une lectrice compulsive. Dès que j’ai su lire, j’ai abandonné les jeux bruyants et remuants des enfants qui m’entouraient pour me réfugier dans un coin tranquille, un livre à la main. Dès que j’en ai eu les moyens, j’ai délaissé les bibliothèques pour hanter les librairies. Je voulais des livres à moi, pour moi. Mon appartement était tapissé d’étagères surchargées, débordantes. Je ne relisais jamais aucun des ouvrages qui s’entassaient le long des murs, mais je savais très exactement où chacun d’entre eux se trouvait.

Le sixième matin de grippe, la première chose qui me frappa quand j’ouvris les yeux fut la hauteur de ma pile de livres sur ma table de chevet. Il ne m’en restait plus qu’un. Je fus prise de panique, et réussis à calmer mon angoisse en lisant toute la journée. Au soir, mon roman terminé, je m’endormis en plein désarroi. Comment allais-je survivre les prochains jours, sans plus aucune page à tourner, je n’en savais rien.

Mais le septième jour, une surprise m’attendait à mon réveil. Un ouvrage était posé près de mon lit. Un gros volume relié en cuir fauve, comme on n’en trouvait plus que chez les bouquinistes. Aucun nom d’auteur sur la couverture, ni aucun titre. Intriguée, je l’ouvris, et découvris une gravure sur la première page. Une femme en robe longue, assise devant un miroir. Et cette femme me ressemblait comme une sœur jumelle.

 

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