Incipits 22
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted March 21, 2020
Instinctivement consciente de l’importance que cette histoire pouvait avoir, Emilie Berna décida de noter chaque détail dans un petit carnet. Si elle se décidait à aller voir la police, elle aurait la possibilité de se référer à son document pour se remémorer des indices qui pourraient se révéler importants plus tard.
Si les personnages de ses séries préférées s’avéraient aussi constants qu’elle, les intrigues seraient plus rapidement résolues.
Le 6 juin – un vendredi – elle avait reçu une enveloppe, glissée sous sa porte. Elle s’en est rendu compte à 9 heures 14, mais elle ne pouvait pas avoir été déposée avant 7 heures 37, heure à laquelle elle avait traversé le couloir pour se rendre de la cuisine à la salle de bain. Elle se rappelait avoir vu la porte, sans enveloppe. Une lettre insolite aurait attiré son attention, d’autant plus que le facteur ne passait pas la nuit.
L’enveloppe l’avait étonnée : elle remarqua immédiatement qu’il n’y avait ni timbre, ni adresse de retour. Donc elle avait été déposée directement, probablement par l’auteur ou un messager personnel. Manquant de réflexes d’investigation, elle avait pris l’enveloppe à pleine main, sans gant, laissant ses empreintes partout, mais qui pense à mettre des gants pour ramasser le courrier ?
Elle l’avait immédiatement ouverte. À l’intérieur, il y avait une lettre dactylographiée et une photographie. La lettre disait : « 50 000 dollars contre mon silence. Préparez l’argent. Vous recevrez d’autres instructions par la suite ». Les lettres semblaient tapées à la machine, une machine ancienne, à marteau. Émilie trouva ça étrange, mais avec un certain charme. Par contre, elle n’aimait pas le ton de la prose.
La photographie montrait un homme et une femme enlacés, en tenue d’Ève et d’Adam. À ce moment, Émilie n’eut plus de doute : il s’agissait d’une lettre de chantage.
Le seul problème était qu’elle ne connaissait ni l’homme, ni la femme de la photographie.
***
Il restait encore une semaine de vacances aux Gerards, et ils décidèrent de rentrer par les petites routes. Traverser le pays en voiture pouvait prendre trois à cinq jours, et avec le chemin qu’ils avaient prévu, sept.
C’est au deuxième jour de leur voyage qu’ils découvrirent un paysage inattendu. Une vallée cachée au milieu d’une montagne forestière apparaissait comme un mirage, le lac scintillant au centre de la mer verte des arbres. Seul un petit village d’une trentaine de maisons semblait en profiter, petits toits de couleur perlant le paysage vu de haut.
Ils mirent du temps à trouver la route qui conduisait au village. Il n’y avait aucune indication, et arrivés sur place, ils n’avaient pas vu le panneau nommant le village.
De l’intérieur, la rue était parfaitement entretenue, descendant directement au lac. Les façades des maisons étaient décorées de fleurs, constructions en pierre et bois. Le tout était espacé et aéré, les lampadaires rehaussés de fioritures, les trottoirs propres et larges, parsemés de bancs en métal sculpté.
Les Gerards entrèrent au pas, pour profiter de la vue. Mais la première chose qu’ils remarquèrent était l’animation.
Une cinquantaine de personnes parcourait la rue, de maison en maison, portant diverses boîtes, valises, sacs. Les voitures se remplissaient, les voisins discutaient rapidement.
Les Gerards s’arrêtèrent au centre, et Antoine baissa sa vitre. Il appela le premier passant, un homme d’une quarantaine d’années, portant deux caisses empilées l’une sur l’autre.
« Excusez-moi, que se passe-t-il ? »
L’homme s’arrêta de mauvaise grâce, prêt à repartir.
« C’est Halloween. »
« Ça ne ressemble pas à des préparations. »
« Ça n’en sont pas. Personne ne reste ici pour Halloween. »
« Pourquoi ? »
Mais l’homme était déjà reparti.
***
Cette boule au ventre ce matin au réveil. Comme le jour de la rentrée des classes, quand j’étais petite. Mais plus fort. Plus lourd. Je suis au bord de la nausée. De l’étouffement. Pourtant, j’ai attendu ce moment toute ma vie. Trente-cinq ans que je cours après ce rêve. Cette illusion. Ce fantasme. C’était comme d’essayer d’apprivoiser un fantôme. Mais j’y suis arrivée. J’ai réussi. Elle accepte de me rencontrer. Dans quatre heures je vais déjeuner avec elle. Si je ne suis pas malade avant.
Je me demande à quoi elle ressemble. Moi, je lui ai envoyé ma photo, mais elle non. Je n’ai pas osé insister pour en obtenir une. C’est déjà si fragile, ce rendez-vous. Je ne voulais pas risquer un refus de sa part. L’effrayer par mes demandes. Mes exigences. Je ne veux pas peser sur elle. Je veux la voir. Juste la voir. Juste une fois.
Je l’ai tellement imaginée. Tantôt grande et mince. Tantôt petite et ronde. Blonde. Brune. Des yeux verts. Bleus. Marrons. Elle portait tantôt des robes extravagantes. Tantôt des jeans délavés. Des escarpins. Des baskets. Au fil des ans, je la transformais en suivant mon évolution. Mes yeux noirs en amande venaient sans aucun doute d’elle. Mes cheveux auburn et bouclés également. Mon goût pour la lecture. La musique. Les voyages. Tout ce qui me différenciait de mes parents ne pouvait venir que d’elle.
Et maintenant je vais savoir. Enfin. Je vais savoir à quoi ressemble ma mère.
***
On est toujours un enfant quand on imagine au conditionnel.
Par exemple :
Alors il se mettrait soudain à pleuvoir et il viendrait m’abriter sous son parapluie. Et on ne se quitterait plus depuis ce jour gris de pluie.
Ou encore :
Alors je serais attablée à une terrasse de café bondée et il viendrait s’asseoir en face de moi. Et on ne se quitterait plus depuis ce jour jaune de soleil.
Et encore :
Alors je marcherais un soir d’hiver tête baissée dans la foule et il me heurterait de plein fouet. Et on ne se quitterait plus depuis ce jour bleu de nuit.
On imagine toujours au conditionnel, comme les enfants. Mais la vie est plus simple, plus surprenante et plus cruelle qu’une conjugaison enfantine. La vie ne connaît pas les peut-être. La vie est brutale. Sans imagination.
Ce n’est ni un jour de pluie, ni à une terrasse de café, ni sur un trottoir que je l’ai rencontré.
***
La voiture s’arrêta en douceur. Il attendit que le garde du corps descende en premier et lui ouvre la porte. Il posa prudemment ses pieds au sol avant de se relever.
La rue était grise. La poussière tombait du ciel jusqu’au deuxième étage, emplissant l’air de façon sensible. Depuis la catastrophe, les plus riches s’étaient installés dans les vallées et les endroits les plus proches du niveau de la mer. Il avait fallu six heures pour rejoindre la ville qu’ils avaient abandonnée aux défavorisés, et il avait déjà hâte de repartir.
Il entra seul dans l’immeuble, se sentant soudainement vulnérable. Il monta les escaliers lentement pour ne pas s’essouffler et respirer trop fort. La porte était telle qu’on la lui avait décrite. Pas de plaque, pas de carte, un simple dessin sur le bois. Il frappa.
Un petit homme lui ouvrit. Lunettes, cheveux longs tombant sur son visage, il semblait totalement perdu. L’homme s’écarta pour le laisser entrer. Silencieusement, ils traversèrent l’appartement gigantesque, d’une époque où les plus fortunés habitaient encore les étages les plus hauts.
Le petit homme le conduisit à un tabouret, et se plaça en face, devant un chevalet. La magie allait commencer.
« Je commence à ressentir les effets de l’âge. J’aimerais être plus jeune, peut-être de cinq ou dix ans. »
Le dessinateur ne dit rien, et commença à tracer des traits sur sa feuille. Il travaillait lentement, avec de temps en temps des mouvements frénétiques, violents, qui s’arrêtaient presque immédiatement.
L’homme sur le tabouret sentit la sueur couler sur son dos. Malgré la confiance entière qu’il avait toujours eue, il avait un peu peur. L’inconnu fait toujours ça.
L’expérience dura peut-être cinq minutes. À la fin, d’un coup, le dessinateur s’arrêta. Timidement, sans le regarder, il recouvrit son travail sans le montrer. Il pointa d’un geste un objet recouvert d’un tissu, installé plus loin sur le côté.
Le sujet se releva et marcha jusqu’à l’endroit indiqué. Il retira la couverture, dévoilant le miroir. Un moment, il resta interdit.
Il avait gagné dix ou quinze ans. Il se reconnaissait parfaitement, à l’âge où il avait encore toute sa forme. Il lui semblait même qu’il se tenait plus droit, le buste ouvert, le visage plus rose d’une meilleure circulation sanguine. Il passa une minute à s’observer, fasciné, heureux, avant de se retourner vers le dessinateur.
« Mon nom est Antonin Hertza. Je travaille pour un homme puissant, qui aimerait profiter de vos services. »
***
La première fois que mon grand-père m’a emmené pêcher avec lui, j’avais neuf ans. Trois jours seuls tous les deux, à pêcher et camper. Trois jours d’école buissonnière où j’ai appris plus de choses que pendant un mois de classe. Et depuis cette première fois, même après la mort de mon grand-père, je n’ai jamais une seule année failli à ce rendez-vous avec la nature.
Ces trois jours n’appartiennent qu’à moi. Je n’ai pas insisté quand mon fils a refusé de m’accompagner. Je me sentais dans l’obligation paternelle de lui proposer ce tête-à-tête au bord d’un torrent isolé, mais j’ai été soulagé quand il a préféré la douceur de sa chambre à l’inconfort d’une tente soulevée par la pluie et le vent. Alors, à chaque printemps, je fais bureau buissonnier et je gagne la montagne pour ces trois jours de solitude retrouvée.
Le plaisir commence sur la route. Les quelques heures de voyage à rouler en écoutant de la musique, le paysage qui défile sur l’écran du pare-brise, et déjà mon esprit s’échappe. Je sais que dès ma ligne lancée dans les eaux sauvages, je ne penserai plus à rien. Tous les problèmes, les petits tracas, les minuscules soucis, les angoisses du quotidien s’évaporeront dans le léger sifflement du fil qui fend l’air. Et rien ne saurait égaler la joie de ferrer la première truite.
Il est près de seize heures quand je suis enfin prêt. Ma voiture est abandonnée de l’autre côté de la forêt, ma tente est montée, mes provisions au sec. Il me reste deux bonnes heures de pêche avant que le soleil ne décline. Je choisis un hameçon avec soin, et je frissonne d’excitation en lançant ma première ligne. Cinq minutes plus tard, elle se tend. Je laisse aller un peu, puis je tire, doucement mais fermement. Je mouline et sors la ligne de l’eau avec précaution, anticipant la joie de la première prise.
Un pied. Un pied sectionné au-dessus de la cheville. Un pied de femme aux ongles peints en rouge.
***
Son appartement était petit, vieux. La moisissure avait été grattée par endroits, et les traces étaient cachées derrière des photographies en noir et blanc et une tapisserie usée. Il y avait une odeur d’encens qui semblait flotter en permanence, malgré la fenêtre entrouverte sur un filet d’air. C’était une chambre d’étudiante, pauvre mais centrée, au cœur du plus vieux quartier de la ville.
Elle portait des vêtements colorés et larges, dans des tissus exotiques aux motifs d’arabesques, les cheveux relâchés et longs, ses grands yeux sombres sages et souriants. Elle avait l’apparente prétention des gens qui n’essaient pas, qui n’ont jamais besoin de se forcer. Ceux qui ne cherchent pas à plaire, qui profitent d’une vie toujours heureuse malgré les inévitables malheurs et les quelques obstacles.
Il venait d’une vie bourgeoise, pleine d’obligations et d’évidences. Un monde moderne, rempli d’expériences devenues connaissances, transmises en éducation formatrice. Il n’avait jamais testé, jamais remis en question. Il avait déjà les réponses, l’habillement, l’appartement, l’avenir préparé. Il était déjà satisfait, déjà contenté. Les difficultés étaient explicitées, les obstacles préparés. Il avait déjà le manuel pour la suite.
Elle lui servit du thé, il prit du sucre en poudre. Il vit les particules se dissoudre, partir en volutes dans la boisson ambrée. Elles avaient laissé des grains au fond, longs et blancs, des grains de riz. Elle mettait du riz dans son sucre en poudre, elle ne le filtrait pas.
C’est là qu’il sut qu’il passerait sa vie avec elle.
***
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