Incipits 21

Il n’arrivait plus à se souvenir à quand remontait la dernière fois qu’il était allé au cinéma. Des années, certainement, mais combien, il n’aurait su le dire. En pénétrant dans la salle plongée dans la pénombre, il retrouva immédiatement le plaisir anxieux de chercher sa place à tâtons. Ce même plaisir, prélude de frissons à venir pour le spectacle partagé avec les autres spectateurs enfoncés dans leur siège. Rire ensemble, avoir peur ensemble, être émus ensemble, combien de fois avait-il anticipé ce minuscule bonheur en achetant son billet quand il était jeune.

Bien installé dans son fauteuil au fond de la salle, il se demanda pourquoi il s’était privé de cette joie simple.

Et il se demanda aussi ce qui l’avait poussé ce jour-là à entrer dans ce cinéma. La chaleur épuisante de l’extérieur, la fatigue d’une longue marche dans les rues surchauffées, le besoin de s’oublier pendant quelques heures, l’impression fausse de ne plus être seul, de faire partie de la vie, d’être au milieu des autres, comme les autres.

La faible lumière disparut soudain, le noir total se fit dans la salle pendant quelques secondes, et le film commença.

 

Avant de retrouver le soleil impitoyable de la rue, il s’attarda dans le hall du cinéma et chercha l’affiche du film qu’il venait de voir. Le nom du réalisateur. Celui du scénariste. Il ne les connaissait pas. Ne savait pas qui ils étaient, ce qu’ils avaient fait auparavant, dans quel pays ni dans quelle ville ils vivaient. Il ignorait tout d’eux, comme ils devaient normalement ignorer tout de lui.

Et pourtant, c’est sa vie qu’il venait de regarder sur l’écran géant. Sa vie racontée dans ses moindres détails, les plus infimes, les plus intimes.

 

***

Le sentier s’enfonçait au cœur de la forêt. Les arbres étaient si serrés qu’il pouvait à peine passer, en glissant ses épaules entre les troncs, raclant un peu plus son dos à chaque fois. Épuisé, il s’effondra dans un massif de fougères. Il reprit son souffle et resta d’interminables minutes immobile, à l’écoute du moindre bruit derrière lui. Quand il fut certain de n’entendre aucun aboiement, aucune branche cassée par une botte ferrée, aucun cliquetis de fusil, il respira enfin normalement. Il s’était tellement fondu dans la végétation qu’une biche passa à moins d’un mètre de lui en ignorant superbement sa présence. Il serait sans doute resté là de longues heures, à profiter autant que possible du calme fantasmagorique qui l’entourait s’il n’avait craint que le soleil ne se couche bientôt. Il avait perdu sa boussole quelques kilomètres en amont, et seule la lumière du jour qui réussissait à percer la canopée lui indiquait sa direction. Il se releva et partit vers ce qu’il pensait être le nord.

Il progressait avec difficulté dans cette végétation de plus en plus dense. Ses jambes nues étaient lacérées par les basses branches, ses bras déchirés par les épines des buissons, et il ne cessait de chasser les insectes qui s’agglutinaient sur les gouttes de sang qui perlaient de ces multiples entailles. Il boitait légèrement depuis qu’il s’était blessé au pied droit. Un tesson de bouteille avait percé la semelle trop fine de sa chaussure et s’était planté dans son talon. Il espérait qu’il ne restait aucun éclat de verre dans sa chair mal nettoyée.

La nuit allait tomber quand les arbres semblèrent s’écarter pour lui permettre de découvrir un petit lac, et une cabane.

 

***

Il était une fois, une princesse dans un donjon.

Elle se rappelait encore le jour où ses parents l’avaient accompagnée dans la petite pièce encombrée du vaste lit, avec une simple commode sur le côté. « Reste belle », lui avaient-ils dit. « Attends, sois patiente ». Puis ils étaient partis.

Alors la princesse avait attendu. Elle avait été patiente.

Chaque jour, elle se réveillait dans le grand lit. Elle respirait un peu d’air de la petite fenêtre, puis elle se faisait belle. Elle passait des heures à peigner ses longs cheveux blonds, à les coiffer. Elle se passait de la pommade sur le visage, pour que sa peau reste douce.

Puis elle attendait. Elle restait patiente.

Secrètement, elle faisait un petit trait sous son lit, pour chaque jour qui passait. Elle était devenue très forte pour entendre les bruits étouffés de ceux qui lui apportaient ses repas et les produits qu’elle se passait sur le corps. Elle ne se plaignait pas, ne cherchait pas à leur parler. Elle grandissait, et un jour elle fut assez grande pour pouvoir regarder par la fenêtre, si elle montait sur le tabouret.

Elle avait attendu. Elle était restée patiente.

Un jour, elle compta les petits traits sous son lit. Il y en avait partout, elle allait devoir déborder. Ça lui prit du temps. Elle en compta un peu plus de trois mille cinq cents.

Dix ans. Aujourd’hui, la princesse avait dix-huit ans. Pendant dix ans, elle avait chanté tous les jours pour que sa voix reste belle. Elle avait fait de l’exercice pour que son corps reste sain et ferme. Elle avait compté toutes les pierres, toutes les briques, elle avait écouté tous les bruits, imaginé tous les sons, et elle avait chanté un peu plus, elle s’était entraînée davantage, elle s’était coiffée, maquillée, habillée, et elle avait attendu, elle était restée patiente.

Briser le pied du lit ne fut pas si difficile. Déchirer les draps prit plus de temps. Les attacher, coincer le pied en travers de la fenêtre, laisser tomber la corde improvisée dans l’obscurité de la nuit, tout ça fut facile. Le vrai courage vint lorsqu’il fallut basculer, glisser dans le noir, et disparaître vers un monde absolument inconnu.

Mais la princesse avait assez attendu. Elle avait perdu sa patience.

Et elle était en colère.

 

***

Tout a commencé par la découverte du livre. De prime abord, il n’avait rien de particulier : une couverture pourpre qui avait perdu de sa couleur, en tissu fin par-dessus une planche de carton rigide. Le titre en lettres dorées ne se lisait pratiquement plus, effacé par le temps. Il n’y avait rien sur la tranche.

L’intérieur ne présentait pas plus de fascination pour un regard rapide. Les pages en papier épais, les lettres imprimées profondément dans les feuilles. À l’inverse de sa couverture, et à l’exception du contour extérieur, l’intérieur semblait parfaitement préservé, comme si la lecture avait été rare, ou le lecteur délicat dans son maniement.

Une étude plus approfondie pouvait révéler des anomalies, ou plutôt des curiosités facilement négligeables. La qualité de la colle, visible sur la première et la dernière page, permettait de comprendre que la couverture avait été ajoutée, ne datant pas de l’édition de l’ouvrage lui-même. De plus, le papier, banal au premier regard, comprenait un nombre de défauts qui dénonçait son âge, possiblement antérieur à la technique utilisée pour imprimer ces petites lettres insignifiantes dessus.

Enfin, il restait le contenu.

Une première lecture permettait de s’en faire une idée qu’une analyse poussée ne changerait pas. Une histoire banale, une fiction typique du genre communément référé comme « roman de gare ». Sans particularité lyrique, sans intelligence particulière dans l’intrigue.

Pourtant, ce livre contenait un secret, un mystère plutôt, connaissance cachée mais trop importante pour être effacée. Il ne se trouvait pas dans la couverture, ni dans le texte. Il était dans le papier.

Une lecture du livre laissait une impression vide, un sentiment de divertissement léger et vite oublié. Mais ce que la conscience recevait était insignifiant par rapport à l’exposition prolongée avec ce que l’œil ne percevait pas, mais qu’il lisait tout de même, par un phénomène inconnu alors que l’ignorance de la science nommerait « magie ».

Mais cela est insignifiant. Caché au fond d’une bibliothèque oubliée d’une petite église éloignée, le secret le serait resté sans la curiosité d’un enfant de chœur, ennuyé et avide de divertissement.

 

***

Voler avait été son premier acte, sa première preuve.

Depuis plusieurs jours, il restait chez lui, perturbé, certain qu’il était malade, qu’il était devenu fou. C’étaient de petites choses : le feu de sa cuisinière qui se mettait en marche alors qu’il réalisait que le gaz n’était pas branché. La télévision qui changeait de chaîne avant qu’il n’appuie sur le bouton. La lampe qui s’allumait sans pression physique de sa part. C’était comme si les objets agissaient pour lui faire plaisir, écoutant ses désirs et les reproduisant immédiatement.

Puis il y avait eu le vent. Une journée nuageuse, une journée à orages. Il était sorti, il fallait bien manger, acheter de quoi se nourrir. Les bourrasques l’avaient agacé. Elles s’étaient immédiatement arrêtées.

Il fallait en être sûr. Son premier acte avait été de voler. Son premier acte conscient, volontaire. Sa première preuve.

Il était monté sur un banc. Debout en équilibre parfait sur le haut du dossier, un soir dans un parc, alors qu’il n’y avait personne. Il s’était penché en avant, en se concentrant bien pour ne pas avoir peur. Pour ne pas penser à tomber. Il était resté là, dans un équilibre impossible, droit sur un angle impensable. Puis il avait fait un pas.

La sensation était étrange. Différente de ce qu’il avait rêvé, enfant. Il ne flottait pas vraiment. Il se déplaçait sur rien, sur l’air, sur sa volonté, sur sa pensée, il n’était pas sûr. Il était simplement là, à un mètre du sol, comme s’il se tenait debout sur quelque chose d’invisible. Il ne sentait aucun poids, aucune gravité. Il avait regardé le ciel, et avait décollé.

Bouger par la simple pensée était encore plus grisant. Des heures, des jours, il resta dans les airs, dans le ciel, à s’allonger sur des nuages, à voler avec des oiseaux, à observer la ville de haut, la campagne. La vitesse n’existait plus, il survola le monde entier, de l’Inde à l’Afrique, des paysages qu’il n’avait jamais imaginés, des lieux pratiquement inaccessibles.

Puis il était rentré chez lui, plus par défaut, par sursaut de réalisme, de pragmatisme. La porte s’était ouverte seule sur son passage, les lumières s’étaient allumées, la nourriture s’était préparée.

D’abord, il fallait comprendre. Peu importait l’origine, il fallait commencer par connaître les limites de ce pouvoir. En fait, il avait déjà une idée. Il soupçonnait qu’il n’y en avait pas. Les possibilités absolues, l’outil d’un dieu.

S’il avait raison, il n’y avait qu’une question, une seule décision à prendre qui ait un sens et une importance : qu’allait-il en faire.

C’est là que tout commença.

 

***

Si on est la somme des objets qu’on accumule, alors je me demande qui elle est. Ça fait maintenant quatre mois que je la suis. L’épie. La surveille. Je la connais si bien que j’en arrive à anticiper ses achats. Ses sorties. Savoir avant elle les vêtements qu’elle va acheter. Les livres qu’elle va lire. Les films qu’elle va voir. Je la connais si bien. Elle est douce. Cultivée. Curieuse. Rieuse. Généreuse. Elle est attentive aux autres. Elle aime le chocolat noir. Les fraises mûres. Les essais philosophiques. Les sacs rouges. Les écharpes longues. Les films étrangers. La peinture non figurative. Elle n’aime pas la viande. Les glaces à la pistache. Les romans policiers. Les talons aiguilles. Les bonnets en laine. Les films d’action. L’art hyper réaliste. Elle aime le printemps. Elle n’aime pas l’été. Elle aime faire du vélo. Elle n’aime pas conduire. Je pourrais continuer la liste pendant des heures. Je la connais si bien.

J’ai décidé d’entrer chez elle aujourd’hui. Je sais ses horaires, ses retards, ses obligations. Je la connais si bien. J’ai décidé d’entrer chez elle pour confirmer ce que j’ai imaginé de son salon. De sa chambre. De ses placards. De sa bibliothèque.

 

Une heure que je suis immobile au milieu de chez elle. Abasourdi. Sonné. Anéanti. Je regarde ces objets, tous ces objets incongrus placés n’importe où. Je regarde ce bric-à-brac improbable. Et je comprends que je ne la connais pas du tout.

Mais qui est-elle ?

 

***