Incipits 20

Nathaniel Estovan se réveilla de sa sieste un peu grognon. Ça lui arrivait de plus en plus ces derniers mois, certainement à cause du manque d’activité. Intelligent, il savait qu’arriver au bout de son but nécessitait d’entretenir cet état, de le compléter, voire de s’en trouver un autre. L’inaction, l’avait-on déjà cité, est une forme de mort.

La vaste maison aux murs de miroirs sans tain lui permettait de voir l’étendue de sa propriété, une petite colline verte aménagée subtilement et onéreusement. Au bord de la piscine, Jany, sa petite-amie, non : sa femme, se prélassait sur une chaise longue.

Des nombreuses maîtresses qu’il avait eues ces dernières années, il avait décidé d’épouser celle-là. Plus jeune, début vingtaine, elle avait une fraîcheur silencieuse qui lui convenait parfaitement. Ancien mannequin, elle savait être belle et prendre des pauses, ce qui était parfait pour lui. De trente ans son aîné, ils n’avaient pas grand-chose à se dire, ce qui le comblait. Mais surtout, il l’avait prise comme femme à un moment où on avait cessé de parler de lui depuis quelques années. Leur mariage et les nombreux invités officiels l’avaient replacé dans un univers qu’il recherchait à l’époque. Aujourd’hui, il sentait qu’il aspirait à plus de calme, de distance. C’était probablement l’âge.

« Nat ? Des gens pour toi. »

Jany avait répondu à la porte sans qu’il ne s’en rende compte. Avaient-ils sonné ? Il descendit, et il s’arrêta à mi-chemin dans les escaliers.

Dans le salon dallé de marbre, trois hommes attendaient, en costumes cravates et lunettes de soleil. Leur apparence, leur maintien, tout indiquait leur métier et l’agence pour laquelle ils travaillaient. L’homme le plus en arrière portait une valise, menottée à son poignet. C’est là qu’il comprit.

Plusieurs fois, il s’était demandé comment il réagirait si quelqu’un venait l’engager pour ses compétences très spéciales. Sa compréhension des gens, ses contacts anonymes dans des pays troubles, sa relation particulière avec les grands d’un monde occulte, tout ça était officiel, ainsi que son geste, dix ans plus tôt, qui avait sauvé la planète.

Aujourd’hui, quelqu’un venait le chercher, argumenterait pour qu’il accepte un travail important, un voyage primordial, pour qu’il contacte l’une de ses relations privilégiées. Lui, le plus grand espion du monde occidental, le plus connu en tout cas.

Seulement voilà : Nathaniel Estovan n’avait jamais rien fait. Sa plus grande qualité, sa seule en fait, était d’être le plus grand menteur du monde occidental.

L’homme à la mallette leva ses lunettes vers lui, et Nat sut qu’il ne s’en sortirait pas.

 

***

C’est le bruissement du silence qui la réveilla. Comme chaque matin, elle ouvrit les yeux sur le chuintement du vent dans les feuilles. Elle ne fermait jamais la fenêtre, et les branches de l’acacia sauvage se faufilaient furtivement dans sa chambre. Elle avait pris cette habitude de dormir dedans-dehors dès son plus jeune âge. Elle occupait à ce moment-là la petite chambre au bout du couloir. L’immense parc qui entourait la maison, bâtie à l’écart de la ville, la protégeait des bruits métalliques du quotidien. Seul le chant des oiseaux et des arbres peuplait le silence. Ses enfants n’avaient jamais pu se résoudre à l’imiter. Ils avaient toujours gardé leurs fenêtres closes, été comme hiver. Même encore, quand ils revenaient pour les vacances, ils dormaient les volets fermés.

En partant d’un bon pas dans l’air vif du matin, elle s’interrogea sur ces manies qui rythmaient ses jours. Se lever à l’aube, boire son thé sur la terrasse, marcher jusqu’à la ville pour un second thé. Toujours dans le même café, à la même place. Prendre le journal et le lire à l’envers, de la dernière à la première page. Garder les petites annonces pour la fin, comme une gourmandise interdite. Elle aimait par-dessus tout essayer de deviner qui se cachait derrière ces lignes en abrégé. Depuis cinquante-deux ans qu’elle vivait là, elle connaissait tout le monde.

Mais ce matin, elle sursauta en lisant l’annonce de la mise en vente de sa propriété, suivie de son numéro de téléphone.

 

***

David Flamsk avait toujours aimé son café le matin. À tel point qu’il regardait compulsivement l’heure, dans sa chemise cravatée, assis au comptoir de sa cuisine, pour profiter de chaque seconde qu’il pouvait prendre avant de devoir courir à sa voiture. C’est pour cela que lorsqu’il buta sur la boîte cartonnée, déposée devant sa porte, il ne prit pas le temps de l’ouvrir, malgré l’étonnement que l’objet lui procura.

David Flamsk aimait penser à lui-même comme quelqu’un de simple. Quelqu’un de normal. Il arriva à l’heure à son travail, et la routine de la journée lui fit oublier la boîte qu’il avait jetée sur le siège arrière. Il trouvait dangereux de faire autre chose alors qu’il conduisait. Toutes les statistiques sur les accidents étaient formelles, et il n’aimait pas prendre des risques aussi facilement prévenus.

David Flamsk avait un travail normal, qu’il aimait normalement. Un patron ferme et relativement compétent, des collègues sympathiques qui avaient aussi des maisons avec un petit jardin, des heures qui passaient avec une régularité tranquillisante.

Il arriva chez lui à 18 heures 12, après une journée dont il n’aurait pu décrire les points forts. Surpris par un oiseau qui s’envola d’un buisson, il freina un peu sèchement devant l’entrée de son garage, et un bruit étouffé lui rappela qu’il y avait quelque chose pour lui sur le siège arrière de sa voiture.

En fait, la boîte avait roulé sous le fauteuil avant, et il fallut quelques secondes à David pour la déloger. Il sortit de sa voiture, entra dans sa maison, et déposa ses affaires. Il posa la boîte sur le comptoir de la cuisine le temps de fouiller dans le frigidaire. Il préparait toujours ses plats à l’avance, durant le week-end. Comme ça, il n’avait qu’à les mettre au micro-ondes ou au four, avant de se permettre de manger devant la télévision.

C’est à 22 heures 15, en route vers sa chambre à l’étage, que David remarqua la boîte qu’il avait oubliée sur la table. Il recevait assez peu de lettres, encore moins de colis. Il soupçonna une erreur, mais l’adresse et son nom étaient bien là.

Si David n’avait pas tant aimé son café, ou s’il avait été plus curieux, s’il n’avait pas eu aussi faim en rentrant, si le film à la télévision ne l’avait pas autant diverti, il aurait peut-être ouvert la boîte plus tôt. Mais il l’ouvrit à 22 heures 15, alors qu’il s’apprêtait à aller se coucher. À l’intérieur, il y trouva une note, ainsi qu’un pistolet. David n’avait jamais eu d’arme, et il n’y toucha pas. Il lut la note trois fois, et sut qu’il aurait dû prendre moins de temps avec son café.

La note disait : « Nous avons votre sœur. Vous avez jusqu’à 22 heures pour vous rendre à son appartement, où vous trouverez d’autres instructions. Allez-y avec le pistolet. Si vous ne venez pas, nous viendrons vous chercher. »

Lentement, David prit le pistolet. Il lui semblait lourd. Et il avait l’impression d’entendre des pas à l’extérieur.

 

***

Bom jeta un regard à travers la fenêtre. Son camion était toujours garé de l’autre côté de la rue, le rat entouré de fumée toujours peint sur le côté. La poussière masquait la différence entre le vert du poison et le vert de son véhicule. Il se promettait depuis plusieurs mois de l’apporter à laver, mais il ne le faisait jamais. Ce soir peut-être.

La maison était très habituelle : salon-cuisine au rez-de-chaussée, chambres-salle de bain à l’étage. Pas de sous-sol. Un charmant petit jardin en arrière. Bom se rappelait une balançoire, mais c’était peut-être le travail d’hier.

Il avait fait rapidement le tour pour s’assurer que les fenêtres étaient bien fermées et étanches. Aujourd’hui, il faisait la totale : insectes, rongeurs, toute la vermine possible, des fourmis aux souris. Honnêtement, vu l’état de la maison, il doutait de servir à grand-chose. Même dans les endroits les plus propres, il avait rarement vu une propriété aussi nette. Les murs étaient fraîchement peints et sonnaient pleins, la moquette était encore claire, la cuisine sans aucune trace d’humidité.

Mais il y avait un bruit. Il y a toujours un bruit. De plus en plus fort, surtout la nuit, et le charmant petit couple cherchait à vendre une demeure parfaite. Il y a toujours un bruit, et ça arrangeait Bom. « S’il y a encore un bruit après ça, ça ne sera pas vivant », avait-il assuré.

Il avait placé les bonbonnes aux deux étages, mais il restait le grenier. Il avait vu une lucarne de l’extérieur, il devait s’assurer qu’elle était bien fermée. S’il se trompait et qu’il y avait vraiment des rongeurs, ça serait là de toutes les façons.

Il plaça l’escabeau et tira la trappe. Un coup de lampe-torche lui permit de s’assurer que le grenier était aussi standard, mais beaucoup plus poussiéreux. Une pièce simple sous le toit, et la lucarne au bout. Il se hissa avec difficulté, refoulant le fait qu’un jour il avait été fin et athlétique. Il marcha d’un pas lourd jusqu’à la petite fenêtre ronde. La vitre était totalement visqueuse, presque opaque. Parfaitement fermée.

Il se retourna et progressa vers la trappe. Au sol, il voyait les traces de ses semelles dans la poussière. La marque de ses crampons usés lui rappela qu’il devait acheter de nouvelles chaussures. Peut-être un jour prendrait-il une journée pour le faire. Et nettoyer son camion.

Il était à quelques mètres de l’ouverture lorsqu’il remarqua les traces à côté. Quelque chose de sinueux, un peu plus long que ses propres empreintes. Finalement, il y avait peut-être des locataires non payants dans la maison.

Bom fit un pas de plus avant de réaliser ce qui le dérangeait. Ça n’était pas tant la trace au sol. Une empreinte qu’il ne reconnaissait pas, longue et fine, comme une patte de rongeur aussi grande qu’un homme, c’était plus probablement un serpent ou autre chose.

Mais la marque avait été déposée sur sa propre trace. Quelque chose était passé après lui, derrière lui, pendant qu’il observait la lucarne.

Dans son dos, il entendit un grincement.

 

***

La climatisation était en panne, et le soleil tapait fort au travers des grandes vitres impeccablement transparentes. Il sent les grosses gouttes perler sur son dos, et espère que personne ne s’en rendra compte. N’ose pas enlever sa veste.

Le 0 se bloque une fois de plus. Il avait demandé un nouveau clavier à la maintenance, mais n’avait pas eu de nouvelles depuis deux semaines.

De l’autre côté de la paroi de son cubicule, il entendait son voisin parler fort au téléphone.

Le soleil chauffait son crâne et la petite calvitie. Dans la grande salle, il y avait une sorte de bourdonnement, qui lui semble plus fort qu’à l’habitude. Le 0 se bloque de nouveau. Il appuie plus fort, et il se met à se répéter. Il doit frapper le clavier pour que ça s’arrête, mais le chiffre à treize zéros s’enregistre.

Il devait avoir une auréole sous les bras. Les gouttes coulent sur ses côtes, mais il n’ose pas les essuyer de peur que ça marque sa veste.

Le voisin se met à rire.

Dans la salle, le bourdonnement augmente encore, sans qu’il parvienne à l’ignorer.

Le 0 ne marchait plus.

Il se gratte la tête, et la douleur lui donne l’impression qu’il s’est enlevé de la peau. Il avait un coup de soleil, et la main pleine de sueur.

Le voisin parle plus fort pour couvrir le son de la salle.

Quelqu’un frappe sur la paroi de son cubicule, faisant trembler son bureau.

Il se met les mains sur les oreilles, et sent les gouttes glisser d’un coup sur son torse et ses flancs. Il remarque une tache de sueur se développer sur le devant de sa chemise.

Le voisin éclate de rire.

Il laissa tomber ses mains. Il sentit ses muscles crisper, ses lèvres se souder. En un instant, il attrapa la souris et commença à cliquer. Une minute. C’est le temps que ça lui prit pour faire tous les transferts. Toutes les transactions les plus stupides, à une échelle minuscule, mais un nombre démesuré d’opérations. Tous ses clients achetèrent les parts d’une compagnie d’informatique naissante. Les entreprises prirent des actions par milliers sur une mine qui ne rapportait plus depuis cinq ans. Il récupéra toutes les parts d’une usine à nourriture pour chiens. En une minute, il avait utilisé tout l’argent de ses dossiers, tout ce à quoi il avait accès, de près ou de loin, directement ou indirectement. En une minute, la banque avait perdu des millions.

 

***

« Réexpliquez-moi ça. Avec plus de détails. »

L’homme rajusta ses deux mètres de muscles imperceptiblement. Son costume sur mesure lui semblait étrangement serré, comme s’il était exposé. Il aurait dû garder ses lunettes, mais le patron lui avait demandé de ne pas le faire.

« Il avait un passe. À jour », s’empressa-t-il d’ajouter. Le petit homme en face de lui ne bougeait pas, les mains croisées sur son bureau. Assis, il semblait plus grand que le géant qui lui faisait face dans son costume sur mesure. Ce dernier continua.

« Il a appelé un garde, et lui a parlé. »

« Qu’est-ce qu’il lui a dit exactement ? »

« Exactement, je ne sais pas. »

« Quelle était la nature de leur discussion ? »

« Il… il l’a critiqué. »

Engueulé était un meilleur terme, mais il ne voulait pas jurer devant son patron. Le petit homme hocha la tête, et lui fit signe de continuer.

« Le garde m’a appelé, et je me suis rendu sur place. »

« Sur place, c’est-à-dire dans la salle d’exposition. »

« C’est ça. »

« Et où étiez-vous, par rapport au diamant ? »

« Cinq mètres, environ… »

« Continuez. »

« Il m’a demandé si j’étais le manager, ou en charge de la sécurité. Il a parlé longuement des protocoles d’évacuation. »

« Et durant tout ce temps, est-ce que le diamant était à sa place ? »

« Je… je ne sais pas. »

Le patron hocha la tête de nouveau.

« Vous avez des enregistrements ? »

« Non. »

« Non ? »

« Il est toujours de dos aux caméras. »

« Il y a une façon d’être de dos à des caméras qui couvrent toute la pièce ? »

« Il portait une casquette… »

Ça y est, c’était la fin de sa carrière, si ça s’arrêtait là. Mais il doutait que le patron s’arrête là. Le petit homme hocha la tête une dernière fois, puis décroisa ses mains.

« Très bien. Faites ce que vous avez à faire, et rapportez-moi mon diamant. »

« Et pour le voleur ? »

« Retrouvez-le. Et tuez-le. »

 

***