Incipits 2

Ça n’était certainement pas une ville comme les autres. Mégapole, joyau et centre financier, culturel et politique du pays, elle abritait près d’un cinquième de la population. Ce monstre grouillant se divisait bien évidemment en secteurs, créés au rythme sismique de la mode, de l’histoire, des entreprises. Au fil des dizaines d’années, le visage de ce titan avait évolué, les quartiers se volant la vedette à tour de rôle, gardant le plus longtemps possible un fond de teint qui se ternissait, puis étaient rafraîchis avec l’arrivée d’une nouvelle usine, l’ouverture de restaurants, l’achat d’appartements par une élite intellectuelle à la recherche d’espace à moindre coût.

Mais si un quartier ne reste pas longtemps à la mode, pas plus qu’il ne tombe totalement en désuétude, la vie normale de l’un de ces tronçons de ville est une sorte d’entre-deux, populaire mais encore chic, cher mais toujours accessible, fréquenté mais relativement sûr. Ces années voyaient partir les plus riches, et arriver les déportés, ceux qui avaient dû quitter leurs anciennes demeures, devenues trop valorisées pour leur classe et leurs revenus.

Les immeubles accueillaient des résidants pour une dizaine, voire une vingtaine d’années. Après ça, la vague revenait, emportant ceux qui ne pesaient pas assez vers une résidence  plus modeste. Ces habitants étaient les éternels étrangers, se retrouvant parfois sur la même île, naufragés du même navire, avec un quartier à réapprendre, des habitudes à retrouver.

C’est ainsi que dans un immeuble, la vie se renouvelait toutes les générations, avec une seule exception. Ce remous constant, ce ballet qui déplaçait sans cesse les gens d’un coin à l’autre de la ville, passait par-dessus les seuls qui restaient ancrés dans leurs quartiers, morceaux de bâtiments, seuls témoins sédentaires des couches successives qui se déposaient en humus sur leur territoire. Et certains pouvaient prétendre que le secret de la vie du quartier était ainsi préservé, à travers ces oreilles inamovibles, ces yeux permanents. Les yeux des concierges.

C’est à la recherche d’une telle mémoire que je l’ai rencontré. C’était une après-midi pluvieuse, sans être vraiment froide.

 

***

C’était une nuit sans lune. Une nuit profonde. Immense. Impénétrable. Elle ne se souvenait pas avoir jamais vu une telle nuit. Enfant des villes, elle ne connaissait pas la nuit. La vraie nuit, comme cette nuit-là. Au fil de la route, les lumières s’étaient estompées, raréfiées, jusqu’à disparaître complètement. Ne restait plus que le halo hésitant des phares de la voiture pour trouer ce mur de noirceur. Elle avait instinctivement ralenti, passant de la surprise à l’inquiétude. Elle arrêta la voiture avant de céder à la panique. Coupa le moteur. Le halo des phares s’éteignit immédiatement. Elle se retrouva soudain prisonnière de tout ce noir. Et du silence. Un silence aussi épais que la nuit. Elle resta immobile, les mains crispées sur le volant, pendant de longues minutes. Puis elle ouvrit la portière et sortit.

L’air était étonnamment doux pour cette fin d’octobre. Elle s’éloigna de quelques pas et se posta au milieu de la petite route. Quelque chose l’avait alertée. Quelque chose d’inconnu. De fragile. D’inattendu. Les odeurs. Le parfum de la terre gorgée d’eau. Le fumet du foin rangé depuis peu. Les senteurs des fleurs endormies. L’odeur douceâtre, légèrement écœurante, des feuilles mortes trempées de pluie. Des parfums ignorés de la ville. Des parfums bruts et subtils à la fois. Les parfums de la vie.

Elle leva les yeux vers le ciel, pensant n’y déceler qu’une infinité de noir. Elle découvrit, émerveillée, une infinité d’étoiles. Aussi brillantes et gaies que celles collées au plafond de sa chambre de petite fille. Tellement plus vraies que les réverbères des rues de la cité. Ce qu’elle prenait jusqu’à maintenant pour l’éclairage nocturne le plus délicat. Elle respira profondément. Sourit en se remémorant son instant de panique quelques minutes plus tôt. Et s’engagea dans le petit bois qui bordait la route. L’envie enfantine de se perdre dans la forêt par une nuit sans lune. Comme dans un conte pour enfants.

Elle marchait depuis plus de dix minutes quand elle entendit le craquement d’une branche derrière elle. Une branche écrasée par une botte.

 

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Julie aurait pu se considérer comme une fille moyenne, dans la norme. Des cheveux châtains légèrement ondulés, un nez un peu trop large, une petite bouche et de grands yeux, elle n’avait pas même d’extrême à présenter, pas de trait intéressant. À seize ans, les garçons connaissaient son nom comme on connaît ceux que l’on voit tous les jours dans une même classe, mais probablement sans pouvoir associer quelque image que ce soit, quelque qualificatif pour définir ce visage plutôt commun.

À l’âge où les notes classent les adolescents, elle n’était pas non plus démarquée par une situation particulière. Ni bonne ni mauvaise, elle se maintenait sans effort au niveau de la masse, pas tant par paresse que par manque d’intérêt. Elle n’avait jamais pu se résoudre à compenser sa neutralité écrasante par une décoration vestimentaire. Les habits étaient comme un uniforme, et pour le porter il fallait faire partie du groupe. Mais la vie avait choisi pour Julie des amies comme elle, de celles que l’on croise sans vraiment remarquer, que l’on écoute sans faire attention.

Julie ne menait pas une vie de rejetée, mais elle connaissait sa place, et dans l’univers écolier, elle savait qu’elle y resterait jusqu’à la fin de l’année.

C’est pour cela qu’elle mit beaucoup de temps à le remarquer. Habituée à ne pas attirer l’attention, elle s’était fermée aux possibles regards masculins, repoussant pour ne pas être déçue, acceptant que la passion n’était pas pour elle, qu’elle devrait se contenter des amourettes d’été, sans futur et sans envergure. Mais ce jour-là, alors qu’elle sentait le poids d’un regard sur son dos, elle découvrit en se retournant une nouvelle façon d’être perçue. C’était un garçon qu’elle n’avait jamais vu avant, sans doute d’une ou deux années plus âgé. Et dans son regard, elle lut quelque chose qu’elle n’avait jamais osé trouver un jour.

 

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Penser à sa mère lui était toujours douloureux. Penser à sa mère, c’était penser à son enfance. À son manque d’enfance plus exactement. Elle ne pouvait s’empêcher de frissonner dès qu’une odeur, un bruit, une couleur la ramenait trente ans en arrière. Le relent aigre du mauvais vin. Le son d’une cloche échappé d’une église. Le bleu violacé. Ce bleu violacé qui marbrait, jour après jour, le visage fermé de sa mère. Tout le village, y compris le curé, surtout le curé, savait ce qu’endurait sa mère. Les coups répétés qui donnaient à son visage et à son corps ces couleurs étranges. Inhumaines. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais vu sa mère sourire. Elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais entendue rire. Ou chanter. Elle ne se souvenait pas du moindre geste de tendresse de sa part. Elle ne se souvenait que du visage fermé de sa mère. Son visage bleu violacé. Jamais elle ne l’avait entendue crier ni émettre le moindre son quand son père ivre la battait. Soir après soir.

Tout le village savait, y compris le curé, surtout le curé. Quand elle entendait sonner la cloche, elle avait envie de hurler. De lui hurler de venir sauver sa mère. Mais personne jamais, pendant toutes ces années, n’avait rien fait, ni rien dit. Le médecin aurait pu intervenir, mais le médecin était son père. Elle grandit en se taisant elle aussi. Enfermée dans sa chambre, elle lisait jusqu’au retour de son père. De son père ivre qui battait sa mère. Elle essayait d’imaginer le visage de sa mère le lendemain matin.

Elle quitta sa mère. Elle quitta son père. Elle quitta la maison. Elle quitta le village dès qu’elle le put. Pour son anniversaire elle recevait une courte lettre de sa mère. C’est comme ça qu’elle la savait toujours en vie. Mais cette année, elle n’avait rien reçu. Elle attendit dix jours. Et elle décida de retourner au village.

 

***

Il est toujours délicat d’expliquer avec certitude comment un phénomène se déclenche. Que savons-nous des causes réelles, physiques, fondamentales d’un effet qui parfois dépasse notre entendement, à tel point que notre cerveau, pour ne pas avoir à devenir fou, déclare qu’il est normal et s’empresse de l’oublier ? Comment comprendre le vent, la gravité, le simple mouvement ? Doit-on le considérer au niveau mécanique, au niveau des particules ? Est-ce un simple hasard, une réaction à une chaîne de causes sans fin, ou une volonté supérieure, qui agirait pour des raisons au-delà de notre compréhension ? Qui, avec le recul suffisant, pourrait dire quelle est la réponse la moins absurde, la plus rationnellement accessible par notre esprit ?

C’est pour cette raison que les causes ne doivent pas être retracées plus que ce que notre pauvre connaissance – si nous pouvons parler de connaissance – est capable d’appréhender. La pierre tombe parce que la gravité existe. Le papier s’envole parce qu’il y a du vent.

Nous ne pouvons pas aller au-delà des causes qui ont du sens pour nous, qui nous sont accessibles. Et même dans ce cas, nous ne pouvons que spéculer, du mieux de notre raison, basée sur la maigre expérience d’être humain.

Et c’est ce que nous ferons pour le cas de Jimmy Foller. Nous pouvons remonter à son enfance, nous pouvons retracer sa vie, les actes qui ont probablement marqué sa personnalité, formé son caractère. Nous pouvons décrire ses rencontres, les influences qu’il aurait reçues, jusqu’au moment fatidique où une décision, un point de non-retour est atteint. Mais jamais, jamais ne pourrons-nous dire avec certitude pourquoi un homme a agi ainsi. Les causes premières, déterminantes, le moment dans sa vie qui aurait pu tout changer, nous échappera à jamais.

 

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Le vent s’était soudain levé pendant la nuit. Très exactement à trois heures douze. Tout du moins, c’est à trois heures douze que la bourrasque la réveilla. Elle se leva précipitamment pour fermer les volets qui battaient contre la fenêtre. Elle eut cependant le temps de voir les grands arbres du parc tordus sous la violente attaque. Ils semblaient gémir en silence. Elle retourna se coucher et se blottit contre Pierre, qui dormait profondément, comme à son habitude. Elle resta très longtemps les yeux ouverts sur le vacarme de la nature, avant de s’assoupir.

Quand elle se réveilla enfin, Pierre n’était plus là. Le vent soufflait toujours, encore plus fort qu’au creux de la nuit. Elle resta sans bouger à écouter les sifflements, les hurlements. Comme des cris de révolte. Comme des cris de plainte. Des appels au secours contre le déchaînement de violence. Jamais elle n’avait entendu pareille fureur. Elle était née dans cette maison. Elle y vivait depuis quarante-deux ans. Et pour la première fois, elle ne la comprenait plus.

Elle se leva et alla ouvrir les volets. Elle dut se battre de longues minutes contre cette force invisible qui la repoussait. Elle lutta, muscles tendus, et réussit à accrocher les volets. Elle ferma les vitres et regarda le parc. Méconnaissable. Branches arrachées. Arbres tordus. Couchés. Anéantis. Massifs de fleurs déchiquetés. Clôtures envolées. Tétanisée, fascinée, elle contemplait son enfance ravagée. Sa vie saccagée.

La porte de la chambre s’ouvrit  d’un coup brusque qui l’envoya taper contre le mur. Elle sursauta, se retourna, et regarda Pierre immobile au milieu de la pièce.

C’est à ce moment-là qu’elle eut vraiment peur.

 

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Jack se rappelait clairement quand ça avait commencé. Il avait cinq ans, et n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie.

Ça avait commencé comme un mauvais rêve. Il se rappelait se réveiller avec une sensation désagréable, il était une heure quelque chose, il faisait très noir dans la chambre. Il avait cherché la lampe pour mettre un peu de lumière et vérifier l’état des monstres, et il ne l’avait pas trouvée. Sa main avait fouillé la place habituelle, la panique le réveillant de plus en plus, éclaircissant ses pensées à force d’angoisse : ils ont pris la lampe, ils vont attaquer !

Puis ça avait bougé en face de lui. Quelque chose d’indistinct mais clairement en mouvement, se levant doucement, s’étendant de plus en plus, se rapprochant avec la lenteur d’un prédateur. Jack n’avait pas osé crier. Il était resté tétanisé, en pensant très fort à la porte, à l’interrupteur à côté…

Et la lumière s’était faite. Jack était resté longtemps devant son pull flottant dans les airs, à un mètre du sol, comme suspendu au moment, pris sur le fait. La lampe avait également bougé, à une vingtaine de centimètres de la table de nuit, reposant sur l’air.

Puis Jack s’était totalement réveillé. Il avait vu le pull tomber, et la lampe suivre et se briser au sol. La lumière dans sa chambre venait du plafond, allumée par l’interrupteur à côté de la porte fermée, bien trop loin de sa main. Il pouvait penser qu’il avait rêvé, que le pull ne s’était jamais élevé, que la lampe était tombée alors qu’il essayait de l’atteindre. Mais il ne pouvait pas expliquer comment il avait pressé l’interrupteur sans quitter son lit.

C’était la première fois que Jack déplaçait des objets sans les toucher. Ça faisait maintenant trente ans.

 

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La vieille dame venait tous les jours s’asseoir devant la mer. À quinze heures très précises. Elle arrivait à pas lents le long de la promenade, sa canne à la main droite, son sac à la main gauche. Elle s’arrêtait devant la chaise, sa chaise, toujours la même, la tournait légèrement pour la disposer à sa guise. Toujours dans la même position, en angle droit parfait devant le parapet, entre les deux grands palmiers. Elle posait sa canne devant elle contre le muret, s’asseyait doucement, son sac sur les genoux. Et elle regardait la mer. Fixement. Sans bouger.

La première fois que je l’ai remarquée, le soleil bas frôlait ses cheveux blancs qui semblaient scintiller. Comme une auréole. Elle semblait si fragile, seule dans cette après-midi de novembre, face à la mer. Elle portait un manteau en lainage gris, très élégant, et elle avait enroulé ses épaules dans un châle noir. Elle était parfaitement immobile, insensible au va-et-vient des passants, aux cris des enfants, au bruit des voitures. Assise seule face à la mer, dans une conversation intime et muette. Elle était très belle.

Je me suis surprise à la guetter les jours suivants. Elle arrivait par l’ouest, toujours. Le rite immuable. La chaise placée au millimètre. La canne posée contre le parapet. Le sac sur les genoux, les mains croisées dessus. Et le face à face avec la mer. Pendant deux heures. Elle repartait tous les jours à cinq heures. Au fil des saisons, le manteau s’allégeait, jusqu’à disparaître pendant les grandes chaleurs. Remplacé par un chemisier gris perle toujours aussi élégant. Longtemps je me suis demandé avec qui elle parlait sans dire un mot. Seule face à la mer. Mais jamais je n’ai osé lui adresser la parole. Jamais je n’ai rien fait pour l’approcher. Comme si je sentais la barrière qu’elle mettait entre elle et le reste du monde. Seule la mer l’intéressait.

Mais aujourd’hui, à trois heures, elle n’est pas apparue. Je l’ai attendue, longtemps, assise sur sa chaise. Elle n’est pas venue.

 

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