Incipits 19

Je l’ai vue bouger ! J’ai la preuve, je ne suis pas fou !

Des nuits et des nuits que j’observe, je scrute, à la recherche du changement, de l’indice qui prouverait que je n’ai pas rêvé, que la démence n’a pas encore totalement pris possession de mes dernières facultés.

Ce tableau maudit et ses habitants démoniaques. J’ai du mal à me rappeler du bref moment où il a exercé un quelconque attrait pour moi, tant sa simple réminiscence provoque du dégoût à présent. Peut-être ai-je confondu une forme de fascination morbide, un sentiment dérangeant pour de l’attirance. Ne nous répète-t-on pas que l’Art est sentiment, qu’il soit apaisant ou dérangeant ? Ces petits personnages dont la multitude avait quelque chose d’insecte, dans un paysage rouge et minéral. Je ne fis pas attention au départ, mais une fois accroché sur mon mur, au milieu du salon, invité dans ma demeure… je remarquai l’attention, le mouvement imagé de cette foule vers un point élevé, une marque dans la roche. À mesure que les jours passaient, mon étude du tableau s’avéra de plus en plus rare, jusqu’à tant que je remarque que l’un des personnages était tourné vers le spectateur. Le détail m’amusa, et je me mis à imaginer une raison à cette dissonance. J’aurais mieux fait de me demander pourquoi je la notais aussi tard, ayant pourtant observé maintes et maintes fois ce tableau.

C’est là que les sons ont commencé. J’ai cru à des rongeurs, habituels dans les habitations de cette taille-là et de cet âge-là, mais sans preuve. Les pièges restaient vides, peu importait leur nombre et leur disposition.

Les questions commencèrent lorsque je remarquai, quelques jours plus tard, un deuxième personnage également attentif à ce qu’il se passait de l’autre côté de la toile.

De plus, la marque dans la roche semblait s’être agrandie, comme une fissure qui aurait suivi une forme prédéterminée, celle d’une porte.

Il n’en fallut pas plus pour faire de cette toile une obsession, mais peu importait le temps que je passais à la contempler, la détailler, l’analyser, je ne parvenais pas à percer son mystère, au point où j’envisageai de consulter pour ma santé.

Jusqu’à ce que j’en vois un bouger.

Je sus à ce moment que je n’étais plus en sécurité. Je pensai bien à m’en débarrasser simplement, mais il y avait à présent une impossibilité maladive de toucher à la toile. Il fallait que je comprenne, que je découvre ce qu’elle était avant qu’elle ne me consume totalement. À commencer par son auteur.

 

***

 

Tu te réveilles, lentement. D’abord un picotement, une sensation de brume, de lourdeur. Tu te redresses, tu as toujours été énergique. Mais le mouvement fait tourner ta tête, un moment tu as l’impression que tu vas vomir. Tu es fort, tu es le premier à te lever.

Tu tentes de te rappeler. Autour de toi, tu vois quatre autres personnes. Elles bougent à des rythmes différents, mêmes gestes que toi, mais après toi. Tu as toujours été un battant.

Ça n’est pas un lendemain de veille. Ça n’est pas l’alcool. Ça doit te revenir maintenant : tu t’es couché tôt, c’était un dimanche, tu devais travailler le lendemain. Tu aimerais aider, mais tu n’oses pas t’approcher des autres. Tu n’as pas peur, non. Tu ne veux pas les effrayer.

Vous vous regardez un moment. Deux hommes, trois femmes. Les femmes sont belles, jeunes. Les hommes aussi. Personne n’ose encore parler, alors vous regardez où vous êtes.

Il fait sombre. Pas de lumière naturelle, simplement une ampoule qui pend au plafond. 40 watts. Puis tu es le premier à le voir. C’est normal, tu es le seul debout.

Il est allongé par-dessus une série de caisses. Les murs sont en béton, gris, c’est pour ça que tu ne l’avais pas vu avant. Il est habillé de la même couleur.

Il ne bouge pas. Tu t’approches. Tu l’appelles, le secoues. Les autres autour sont immobiles. Ils ont peur. Ils ont raison : ils savent déjà. Toi aussi, mais tu ne peux pas faire autrement que d’être sûr. Tu as toujours été comme ça.

Oui, il est mort. Oui, c’est un message. Pour vous dire que c’est sérieux. Pour vous dire que vous n’avez pas le choix. Que vous ne pouvez pas attendre. Tu le sais. Tu le comprends plus vite. Peut-être penses-tu que tu as été pris aléatoirement. Après tout, tu ne connais pas les autres, et ils n’ont pas l’air de se connaître non plus. Peut-être réfléchis-tu à une connexion éloignée, quelque chose avec ton travail. Mais non, tu n’as rien de spécial. Avec l’école ? Avec des relations passées ?

Est-ce que tu te doutes que c’est moi ?

Lentement, tu recules. Derrière les caisses, tu as vu une porte. Oui, elle est là pour vous. Elle mène à la case deux, et au début de mon jeu. Mais avant ça, tu dois parler aux autres, tu dois les rassurer, et les diriger. C’est dans ta nature. Je peux attendre. Je sais attendre.

Ça fait dix-huit ans que je prépare ce moment.

J’ai tout mon temps.

 

***

 

Le ciel virait au jaune, une couleur presque sensible. Fraîche. Une aube calme, une lumière qui lavait l’étendue azur, un soleil dilué dans l’air.

Il faisait particulièrement doux dans la forêt, l’humidité entretenue par les feuilles et l’herbe, la rosée picotait les narines et purifiait chaque respiration.

Une brise fit onduler doucement la clairière aux herbes hautes. Au loin, les vallées et collines calmes étaient comme des vagues immobiles, tranquilles, un paysage endormi qui bougeait imperceptiblement, à un rythme invisible à celui qui n’avait pas l’éternité pour le contempler.

Des oiseaux se mirent à chanter, masqués dans les branches des arbres éloignés, sensibles au silence du matin.

Devant lui, les visages rassemblés dans la plaine l’observaient sans bruit, sans mot. Des peaux tannées par une vie passée à l’extérieur, des traits profondément taillés par l’expérience, des regards durcis par l’existence.

Et pourtant, face à l’étendue verte, jaune et bleue de la nature, ils semblaient insignifiants, pèlerins vagabonds, voyageurs de passage, observateurs momentanés. Il pouvait voir au-delà de la petite foule assemblée autour de lui, vers les vagues tranquilles et le ciel de soleil froid.

Il faut dire qu’il avait un point de vue imprenable du haut de son bûcher.

 

***

Claire cria lorsque le Professeur la poussa au sol. Elle tomba, ses cheveux blonds momentanément devant ses yeux, et le bas de sa robe blanche se déchira contre un tuyau du mur.

Du toit, on pouvait voir l’Hôtel-de-Ville au loin, les flammes jaunes et bleues monter dans la nuit noire sans étoiles. La fumée se perdant dans la nuit.

« Maintenant, ils savent. Maintenant ils comprennent ! Et maintenant, la peur va s’installer. Et au plus profond de leurs cauchemars, il y aura moi ! »

Le Professeur leva la tête en un rire dément. Au sol, Claire le regardait, ses grands yeux bleus comme l’eau des tropiques grands ouverts. Le Professeur fit un pas vers elle, son ombre s’étendant sur le visage de la jeune femme.

« Et maintenant, plus personne ne peut m’arrêter. »

« Je n’en suis pas aussi sûr ! »

Claire et le Professeur se retournèrent au son de la voix claire. Sur le rempart, illuminé par les flammes de la ville, Alphaman se tenait debout, les mains sur les hanches, les pieds écartés, son costume jaune luisant comme la torche de l’espoir et de la liberté.

« Alphaman ! Nous n’attendions plus que toi. »

Le Professeur avait glissé sa main derrière sa cape, ses mouvements masqués par l’ombre de la nuit. Mais Claire, proche de lui, aperçut le geste de son kidnappeur.

« Attention Alphaman ! »

Mais il était trop tard. Le Professeur sortit son répulseur, et tira.

L’appareil fit un simple « clic ».

Le Professeur observa son arme un moment. Inconfortable, Alphaman attendit d’être sûr pour s’approcher. Lentement, Claire se redressa.

« Désolé, je… je ne sais pas ce qu’il… »

Le Professeur s’arrêta, soudainement très las. L’arme molle au bout de son bras, il leva la tête vers l’homme en jaune qui s’était arrêté à quelques mètres.

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »

Les trois s’observèrent un moment.

« J’imagine qu’on m’arrête. »

« Sans combat ? »

Le Professeur ne répondit pas. À cet instant, il comprit qu’ils avaient atteint le bout de leurs allers-retours. Ils avaient besoin d’un changement.

 

***

Sa carte fit un « bip » sympathique, qu’il entendait comme une façon de lui dire bonjour. Le matin, il devait être le seul avec un sourire. La porte se déverrouilla, et il la poussa du pied, les bras chargés de son café et des croissants. Immédiatement, le brouhaha habituel, l’agitation des chercheurs et techniciens dans la salle surchargée d’atmosphère. En réalité, ça n’était qu’une apparence. Il n’y avait que très rarement des moments d’alerte, et ceux qui étaient là depuis assez longtemps savaient qu’elles n’étaient que des erreurs ou des interprétations erronées. Dans la pratique, l’espace était aussi vide et stable qu’on pouvait se l’imaginer.

Il poussa une petite porte de côté de son bassin, souriant aux collègues qu’il croisait, une pâtisserie dans la bouche. Certains avaient passé toute la nuit ici, et s’apprêtaient à rentrer chez eux.

Son bureau était une petite pièce envahie par les écrans, les câbles et les consoles. En réalité, il n’utilisait que peu de boutons et encore moins d’écrans. Tout le monde évitait de se retrouver ici, ce qui lui avait permis d’obtenir le poste sans problème. En fait, son supérieur avait signé son transfert avant même qu’il ait fini de rédiger sa demande.

Pour tout le monde, l’espace était cette grande zone pleine d’explosions, de mouvements cosmiques incommensurables qu’il fallait imaginer. Le prestige était d’expliquer par des mots les données qui arrivaient. Ça n’était pas ce que lui voulait faire.

Il avait là son rêve de toujours. Il recevait et triait les images des satellites, des robots envoyés en lignes droites dans le vide. Celles qui étaient intéressantes étaient lavées, filtrées et analysées. Les plus belles étaient données aux médias. La majorité n’allait pas plus loin que son ordinateur.

Les premiers temps d’un robot, les premières images de Mars, là, tout le monde se les arrachait. Mais rapidement, c’étaient de vieilles données, et il restait seul avec la beauté de l’espace. Lui n’imaginait pas. Il voyait. Souvent du vide, presque tout le temps en fait, mais il avait l’impression d’y être. Ça le faisait rêver.

C’est ainsi qu’il devint le premier terrien à le voir, au moins en image. Le dernier explorateur lancé dans l’espace envoyait une photo toutes les heures, et elles étaient reçues à présent avec trois mois d’écart.

Il resta un moment immobile, inconscient du café qui coulait sur sa main. Un instant, il crut à une plaisanterie, mais c’était une donnée brute, non travaillée.

Dans l’espace, il y avait un homme, qui regardait la machine.

 

***

 

C’était la première fois de ma vie que je partais seule en vacances. Les étés de mon enfance se sont immuablement passés en famille dans la vaste maison de mes grands-parents, et ceux de ma jeunesse avec ce groupe d’étudiants qui ne se quittaient jamais. Puis à nouveau en famille, mais celle que j’avais créée. Mon mari, mes enfants, pendant les vingt-trois années de mon mariage.

Mais le divorce prononcé et les enfants éparpillés dans le monde, je me retrouvais seule devant quatre longues semaines de congé à combler. À presque cinquante ans, j’ai acheté un billet de train qui me permettait de relier les capitales européennes, j’ai jeté quelques affaires dans un sac à dos, et j’ai entamé mon  voyage de femme libre. Au dernier moment, j’ai glissé dans la poche de ma veste un appareil de photo rescapé d’un Noël oublié, et dont je ne m’étais jamais servi.

 

Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Varsovie, Prague, Rome, avant de rejoindre Madrid et Lisbonne. Des monuments, des paysages, des musées, des bibliothèques. J’ai collectionné pendant ce périple une grande partie de la beauté du monde.

Pourtant, ce n’est pas ce que j’ai photographié. Je me suis servie de mon appareil pour tenter de saisir des instants, des scènes insolites, tendres ou drôles, des fleurs inconnues, des places vides, des ombres étranges. Tout ce qui m’appelait ou me surprenait.

Ce n’est qu’en rentrant chez moi que j’ai regardé tous ces clichés. J’avais pris trente-sept photos. À Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Varsovie, Prague, Rome, Madrid et Lisbonne. Et sur chacune des trente-sept photos le même homme apparaissait au second plan.

 

***