Incipits 18
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted December 15, 2019
Il revivait l’accident, encore et encore. Les moteurs qui vrombissent autour de lui, comme un chant, un appel de plus en plus fort, la sensation de ses gants qui grincent sur le volant, ses jambes qui tremblent d’excitation en glissant sur les pédales, la tête un peu plus lourde à cause du casque. Puis d’un coup, la lumière devient verte, et l’accélération soudaine le plaque contre son siège. Mais il ne lâche pas, il a envie de hurler de joie, et ce sentiment se transfère en concentration, l’importance des débuts qui va déterminer sa place dans la suite. Et tout d’un coup, il dérape. Il comprend immédiatement qu’on vient de l’accrocher à l’arrière. Son véhicule tourne, les roues n’agrippent plus rien, et il se retrouve en travers de la voie. Il a le temps de voir la voiture arriver à toute vitesse sur lui, incapable de s’arrêter.
Ça faisait presque un an. Chaque nuit, chaque jour, il revoyait la forme du véhicule, les couleurs qui laissaient presque une traînée sur sa rétine, le moment en suspend juste avant l’impact, la douleur et l’inconscience. Six mois à l’hôpital, et aujourd’hui son véhicule avait deux grosses roues et deux petites. Tout ce qu’il avait aimé était la vitesse, la sensation de liberté, de l’élan continu et de cet instant où tout paraît facile, possible.
Puis, après presque un an, le téléphone avait sonné.
« Monsieur Brokar ? »
« Oui. »
« Enchanté monsieur. Je suis le professeur Tiran. Je suis le directeur d’une branche expérimentale de médecine. Nous nous spécialisons en prothèses d’un genre particulier. »
« Je ne suis pas intéressé. »
« Attendez, je ne cherche pas à vous vendre quoi que ce soit. En fait, c’est plutôt l’inverse. Nous avons besoin de sujets pour tester nos prototypes. Tout ça est un peu compliqué, mais en somme il s’agit d’un procédé mécanique qui vous redonnerait accès à vos jambes. »
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Que j’ai une chance de remarcher ? »
« Non, monsieur Brokar. Je veux dire que vous aurez accès à bien plus que ça. »
***
Il s’assit sur le lit, et finalement se laissa glisser sur le dos. Allongé, il joua un moment avec la couverture du pied, essayant de lisser les plis du drap. Il resta là quelques minutes, avant de se lever pour chercher un verre d’eau. Il n’avait pas vraiment soif. Et un biscuit.
Il n’avait pas vraiment faim.
Le trajet lui parut particulièrement long. Il n’était pas encore habitué aux larges couloirs. En chemin, il caressa le mur de sa main, marchant plus vite ou plus lentement pour faire varier la sensation.
Il décida d’aller regarder un peu de télévision. Les images défilèrent rapidement dans un petit carré en hauteur, alors que le programme de ses cinq cents chaînes se plaçait en liste au milieu. Il pressait le bouton machinalement, vaguement concentré sur la sensation du caoutchouc sur son pouce. Finalement, il laissa une émission où des gens se disputaient sur la cuisine.
Le canapé laissait une marque plus sombre en fonction du sens où il le brossait. Il chercha à faire des traits réguliers, de plus en plus fins. Puis il retourna chercher un biscuit. Il n’avait toujours pas faim.
C’est au moment de le croquer que le calcul se fit. C’était son quatrième de la journée. Ça faisait deux heures qu’il était levé, mais il devait être autour d’une heure de l’après-midi. Il avait vécu comme ça depuis quatre mois. Deux biscuits par heure, pendant la quinzaine d’heures qu’il passait debout, depuis quatre mois. Ça faisait une moyenne de trois mille six cents biscuits qu’il mangeait sans avoir vraiment faim.
Trois mille six cents biscuits. C’était ce qu’il avait gagné réellement. C’était ce que ce million inattendu lui avait apporté. Une grande maison qu’il n’aimait pas vraiment, une grosse télévision qu’il ne regardait pas vraiment, et trois mille six cents biscuits.
Il posa le reste de la pâtisserie sur la table et sortit. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire, mais il fallait qu’il trouve. Sinon, il allait s’enterrer de l’intérieur, s’enliser dans du sucre et des pépites de chocolat.
***
Ça commença par une fissure. Une craquelure plutôt, un éclat de roche qui cède sous le temps et la pression. Une brique qui se fendille, se replace légèrement, un millimètre à la fois, ne trouvant toujours pas sa place. Puis la brique se fracture clairement, franchement. Elle libère un filet de sable, quelques grains, mais ça n’est pas assez. L’explosion discrète, le choc de la pierre qui se sépare, et la fissure continue.
Ça commença par une fissure. Elle se propage en une forme électrique, un éclair qui continue là où la faiblesse le permet, où la matière est en demande de repos face à la gravité et au poids de la maison qu’elle soutient. Bientôt, c’est une toile d’araignée farfelue, un flocon irrégulier, une étoile folle.
Ça commença par une fissure. Lorsque l’arabesque est assez large, elle quitte la surface, coule en profondeur, ronge et pourrit le squelette et la moelle. Un plus gros morceau tombe. Comme un jeu de dominos, une partie de mikado où retirer un cure-dent devient fatal, les autres parties, libérées, s’enfuient à leur tour. Bientôt, le mur tombe et bientôt, la maison s’effondre.
Ça commença par une fissure. Pas de tremblement de terre, pas de bombe qui se serait trompée d’adresse, pas de construction malencontreuse et distraite. Une fissure, qui entraîna la chute de plusieurs tonnes de pierre et de bois sur ma famille. Cette journée-là, je jouais dans le jardin. Je me rappelle du bruit de tonnerre, de la vision impossible, impensable, puis de la fumée, de la poussière. Le monde disparut dans un nuage étouffant, gigantesque.
Ils dirent qu’il y avait eu une chance sur un million. Qu’un simple regard sur les fondations aurait suffi. Que personne n’aurait pu le prévoir.
Ils disent également que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit. Peut-être que je voyage trop.
Lorsque ma maison s’est effondrée, j’avais cinq ans. Je ne me rappelle pas de grand-chose avant ça, c’est donc à partir de ce moment que j’ai commencé à compter. Ce jour-là fut le premier de ma malédiction, de ma longue série de malchance. Passé mon enfance catastrophique et mon adolescence désastreuse, il me fallut encore cinq ans pour trouver comment renverser le malheur. Je ne fus pas le premier, certes, mais probablement le seul qui ne soit pas un charlatan.
Le métier de donneur de malchance en est plein.
***
Elle promène ses quinze ans d’un air si farouche que personne n’ose l’approcher. Quand au début de l’hiver elle est entrée dans la classe, les bavardages se sont arrêtés immédiatement. On est tous restés ébahis devant sa beauté. Le professeur lui-même ne lui a fait aucune remarque quand elle est allée s’asseoir au fond de la salle, à la seule table libre, sans prononcer le moindre bonjour. Il a fallu plus de trois semaines avant qu’elle ne soit interrogée. C’est à cette occasion qu’on a su son nom. Marie Lacroix. Elle s’est levée dans un grand silence, s’est approchée du tableau et a résolu l’équation inscrite d’une main sûre, mais toujours sans dire un mot. Puis elle est retournée à son bureau au fond de la classe.
Pendant les récréations, elle s’appuie contre le mur le plus éloigné de la cour pour lire. Les filles, regroupées par trois ou quatre depuis des années, la regardent en chuchotant mais ne tentent rien d’amical ni d’agressif pour qu’elle les remarque. Quant aux garçons, elle les intimide trop pour qu’ils osent s’aventurer dans le cercle invisible qu’elle crée autour d’elle.
Un soir particulièrement lugubre de février, je me suis attardé à la sortie des cours pour réparer la roue de mon vélo. Mes copains m’ont aidé un moment avant d’abandonner pour fuir le vent glacial venu du nord. Quand j’ai terminé, les dernières lueurs du jour avaient disparu depuis longtemps. Pour rentrer plus rapidement chez moi, j’ai pris un raccourci que j’évite habituellement. Le chemin est mal entretenu, avec des pavés disloqués, mais peut me faire gagner dix minutes. En arrivant en bordure de la forêt, je l’ai vue sortir de la grande propriété que tout le monde croit abandonnée depuis des siècles. Totalement surpris, je me suis arrêté et je suis descendu de ma bicyclette.
Alors, elle est venue vers moi.
***
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Toutes les histoires qu’on me racontait quand j’étais petite se terminaient comme ça. Ils-se-marièrent-et-eurent-beaucoup-d’enfants. Mais ce n’était pas la fin, non. Ce n’était que le début. Et personne jamais ne m’avait dit la suite. La suite, je vais vous la dire. Ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’enfants. Et puis ils se disputèrent, ils se mentirent, ils crièrent, ils se battirent. Ils divorcèrent et leurs beaucoup-d’enfants furent très malheureux. Leurs beaucoup-d’enfants perdirent leurs repères, ne firent plus confiance aux adultes, ne crurent plus aux belles histoires qu’on leur avait racontées. Ils se mirent à désobéir, puis devinrent violents, se firent mal et firent du mal.
Voilà la suite de l’histoire. Vous ne me croyez pas ? Je vais donc vous en raconter une d’histoire. Une histoire vraie. Je vais vous raconter mon histoire.
***
Il ouvrit les yeux dès que le ciel commença à changer de couleur. Lorsque le bleu débute sa conquête. Il sortit de son sac de couchage. Vérifia le fusil à côté de lui. C’était le premier geste du matin, le plus important. Il regarda les traces autour de son campement. Les pièges étaient intacts. Il secoua le sac de couchage pour enlever la terre qu’il avait mise par-dessus la veille. Il enleva les feuilles à la main. Puis il prit un petit déjeuner froid. Roula le tissu synthétique et le rangea dans sa sacoche.
Il commença sa marche.
Les premiers animaux se réveillaient doucement. Les premiers oiseaux chantaient. Il n’avait jamais appris les noms des oiseaux. Il les reconnaissait tous à l’oreille. À la vue. Mais aucun nom de s’y appliquait. Il était dans une partie moins étouffée de la forêt. Il n’aimait pas ça. Même s’il pouvait faire moins de bruit, il y avait moins de protection. Moins de buissons pour le cacher. Moins d’arbres pour arrêter un projectile inattendu.
En une demi-heure, il avait croisé deux traces de sabots. Lourds. Des sangliers sans doute. Il pouvait deviner un point d’eau plus haut. Sa gourde était encore pleine. Il pouvait attendre. Il ne voulait pas risquer de se mettre trop à découvert.
C’est autour de midi qu’il la vit. Peut-être un peu plus tôt. Une piste claire, un peu trop. Des bottes.
Quelqu’un le prenait pour un imbécile. Des empreintes aussi belles, aussi visibles. Sans avoir à regarder, il sut qu’elles montaient vers une petite clairière. Peut-être un point en hauteur.
Lentement, il commença à faire le tour, recourbé, le fusil plaqué contre son torse. Les feuilles cousues sur son dos bruissaient légèrement lorsqu’il avançait trop vite. En quelques minutes, il avait atteint un renfoncement, un petit vallon où un ruisseau terminait en une mare de boue.
Il s’allongea à côté, et débuta son attente.
***
Je marche depuis si longtemps que je ne sens plus la douleur. Mon corps est devenu sec et noueux et mes muscles se sont raffermis. Seuls mes pieds me font souffrir. J’ai beau enfiler deux paires de chaussettes l’une par-dessus l’autre, ma peau crevassée et éclatée ne guérit pas. Ça ralentit mon rythme, mais ça ne m’arrête pas. Mes chaussures tiennent encore. Quand je les ai achetées, je les ai choisies pour leurs semelles épaisses et crantées, parfaites pour toute sorte de terrains. Mais maintenant, les semelles sont entièrement lisses, et si fines que je sens chaque imperfection, chaque anfractuosité, chaque pierre du chemin que je longe.
Le vent est de plus en plus froid. Les feuilles ont déserté les arbres depuis quelques semaines déjà, pour retourner à la terre. L’hiver ne va plus tarder. Ce sera le quatrième que je passerai sur la route. Ou peut-être le cinquième, je ne me souviens plus. Il y a si longtemps que je suis parti. Je ne sais plus pourquoi, ni où je vais.
***
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