
Incipits 16
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted December 1, 2019
Aujourd’hui, il y a du soleil. Un grand ciel bleu uniforme au-dessus de la ville. C’est la première fois depuis mon arrivée que je vois les rues baignées de cette lumière si fine. Parfaite. Je suis là depuis dix jours, et je vivais la cité en gris. Un gris translucide, aérien, mais un gris permanent. De courtes averses faisaient reluire les trottoirs qui semblaient alors vouloir rivaliser avec les canaux qui bordent les maisons.
Cette lumière inattendue transforme le paysage. Les couleurs des bâtisses sont plus vives. Les jaunes, les rouges et les verts des façades éclatent sous les rayons brusques du soleil et jettent d’étranges faisceaux bariolés sur l’eau des canaux. J’ai du mal à reconnaître les rues que je longe depuis dix jours.
J’ai oublié pourquoi je suis venu ici. Sans doute aucune raison particulière, juste un besoin impératif de partir de chez moi. Ma ville me pesait. Ma vie me pesait. Je devais m’éloigner, très vite et très loin, pour ne pas sombrer. Alors le premier train qui partait vers le nord a été le bon. Je ne suis descendu qu’au terminus. Là, dans la ville grise. La ville ensoleillée qu’il me faut réapprendre.
Je m’enfonce de plus en plus profond dans les entrailles de la cité. Des bâtiments délabrés. Des odeurs inconnues. Je débouche sur une minuscule place, un arbre au milieu flanqué de deux bancs. Je m’assois et regarde la boutique en face de moi. Un bric-à-brac improbable en vitrine, entourant un tableau. Le portrait d’un homme jeune, sourire énigmatique sous une épaisse chevelure noire.
Le portrait de mon père.
***
C’est la dernière liste que je dresserai. La plus inutile, mais la plus essentielle.
Dès que j’ai su écrire, j’ai établi des listes. Listes de cadeaux de Noël ou de cadeaux d’anniversaire. Listes de livres à lire. Listes de ceux que j’aimais, puis de ceux que je détestais. Listes de courses, de choses à faire, d’amis à appeler, de films à voir. Listes de noms de fleurs, de papillons ou de poissons. Listes de tout et n’importe quoi.
Sans doute ces listes m’aidaient-elles à mieux cerner le monde qui m’entourait pour y trouver ma place.
Après ma liste de mariage, la dernière liste que j’ai écrite contenait les prénoms possibles avant la naissance de mon fils. Depuis vingt-cinq ans j’ai cessé d’éparpiller ces feuilles un peu partout, comme autant d’infimes béquilles qui me permettaient d’avancer. Et me voilà aujourd’hui, après toutes ces années, assise devant une page vierge que je vais noircir.
Ma dernière liste va établir tout ce que je rêve de faire pour le temps qu’il me reste. J’ai pris cette décision hier soir, quand le président de la confédération mondiale, entouré des représentants de toutes les nations, a annoncé que plus rien ne saurait arrêter le soleil de se rapprocher de la Terre.
Notre planète disparaîtra dans huit mois.
***
Personne ne peut m’aider. Je suis le seul à pouvoir atténuer, si ce n’est arrêter, cette fatigue qui m’épuise.
Chaque matin est une douleur. Je retarde au maximum le moment d’ouvrir les yeux et de contempler sur l’écran géant du mur en face de moi la liste des tâches qui m’attendent. Il semblerait qu’elle s’allonge de jour en jour, comme si le monde devenait de plus en plus sauvage. Barrières rompues. Valeurs perdues. Et c’est à moi qu’il incombe de remettre les choses en place pour que la Terre puisse continuer à tourner dans le bon sens.
Du moins, encore pour quelque temps.
Pourtant, quand dès mon plus jeune âge j’ai été désigné pour cette mission, j’étais heureux, et surtout fier de faire partie des élus. Nous n’étions pas nombreux, et tout le monde comptait sur nous. Nos dons nous plaçaient au-dessus de tout.
Nous étions l’Ordre et la Morale.
Plus futilement, j’adorais mon costume, surtout la longue cape noire. J’avais moi-même choisi les étoiles qui l’orneraient, celles qui formaient la constellation du Dragon. C’est de là que je tire mon nom, Draco.
J’ai senti le premier signe de fléchissement il y a trois jours, quand je suis intervenu trop tard pour empêcher une petite vieille de se faire agresser.
La fatigue. Cette fatigue qui me ralentit. M’empêche de sentir. De prévoir.
Je suis fatigué d’être un super héros.
***
La ville s’étend à mes pieds, masse informe et perlée de petites lumières. Quand j’ai commencé, c’étaient les bas-fonds, les quartiers souterrains, les ruines isolées. Je suis monté en grades et en étages, mais j’ai toujours l’impression que les murs sentent l’humidité et la moisissure.
Quand j’ai commencé, j’avais de grandes idées. Des plans révolutionnaires. J’avais des rêves. Je voulais changer le monde, détruire une bonne fois pour toutes cette société ridicule, écrasante, cette accumulation administrative qui avait oublié l’être humaine en route. Plus de pauvreté, plus d’inégalité, plus d’ordre oppressif. Des égouts où j’ai commencé jusqu’au toit du monde, chaque individu recentré sur ce qui compte, sur ce qui est important.
Je ne suis pas un naïf. Bien sûr, je sais que l’être humain ne fonctionne pas comme ça. Dès qu’il y a un groupe, il y a une hiérarchie. Et le bien-être du groupe dépend de son sommet, son mâle alpha, le dirigeant. Au cours de l’histoire, les sociétés les plus heureuses ont été les dictatures éclairées, dirigées sans détour vers le progrès, vers les arts, vers la richesse individuelle et collective.
Mais j’ai dit que je ne suis pas naïf. Plus souvent, les sociétés sont prises en main par des égoïstes, ivres du pouvoir, qui utilisent leur position pour eux-mêmes. C’est ce que la démocratie a tenté de vaincre, je le comprends. Mais c’est une erreur. Élus ou pas, les dirigeants sont toujours des mâles alpha. Il y a simplement une couche administrative pour les protéger de leurs responsabilités, ou les empêcher de marcher à grands pas vers un futur meilleur.
J’avais de grands projets. Je suis l’un de ces privilégiés par la nature, l’un de ces mâles alpha. J’en ai eu la preuve tout au long de ma vie : mes ordres sont suivis, même dangereux, même incompris. Et j’avais la force pour ne pas me noyer dans le pouvoir, pour continuer à maintenir ma tête hors de l’eau, pour continuer à y voir clair. Ce que j’ai fait, je l’ai toujours fait dans un but, pour le long terme, pour l’utopie au bout de ma campagne. Peu importaient les noms qu’on me donnait. Peu importaient les sacrifices. Peu importait la méthode.
Puis est arrivée la fatigue. Lentement. Ça a commencé il y a quelques années, une lente érosion de ma conviction, de mon idéal. Au départ, c’était facile à ignorer. Maintenant, je ne vois plus que ça. Le futur a été effacé par le présent.
Super-humain ou pas, j’en ai marre d’être le méchant.
***
Demain je ne serai plus là. Je vais quitter définitivement ce lieu où j’ai toujours vécu. J’ai reculé tant que j’ai pu le moment du départ, jusqu’à la dernière seconde. Mais je n’ai plus ma place ici. Ce sera un déchirement, je le sens.
J’étais bien dans cet endroit parfaitement clos. Confortable, protégé. J’aime ce silence et cette pénombre qui m’enveloppent. Ce doux balancement qui m’endort. Les jours s’écoulent sans heurts, sans surprises mais sans angoisses. Le calme y est si profond. Apaisant. Rien pour me distraire de moi-même. De temps à autre, je m’étire, lance mes jambes et mes bras dans l’espace pour entretenir ma musculature. Et je retourne à cette divine somnolence. Mais depuis quelques heures, j’ai de moins en moins de place pour mes exercices, comme si les murs moelleux qui m’entourent se rétrécissaient.
L’heure est venue pour moi de partir.
Je suis prêt. Je suis prêt mais j’ai peur. Peur de ce qui m’attend. Peur de la lumière et du bruit.
Demain je ne serai plus là.
Demain est le jour de ma naissance.
***
À six heures vingt-cinq, le réveil sonne. Il a déjà les yeux ouverts.
Il commence par ses exercices. Trente pompes. Une série pour les abdos. Des tractions. Une série pour le dos. Dix minutes de course sur place. Il répète trois fois.
À sept heures quarante-cinq, il entre dans la salle de bain. À huit heures, il se sert son premier repas de la journée.
C’était le moment qu’il préférait, mais il avait eu tendance à en abuser, alors il l’avait écourté. Le silence lui plaisait. Après ça, il passerait la petite porte rouge, et son monde deviendrait une cacophonie d’écrans, de rapports, d’analyses, d’impressions. Il devra rester concentré jusqu’à la première pause de quinze minutes pour le deuxième repas de sa journée. Le problème était que la pause variait, pour que l’ennemi ne puisse pas savoir quand il n’observait pas.
Puis la même chose jusqu’au troisième repas, et son heure de sommeil. Cette dernière ne variait jamais. Il pensait que quelqu’un le remplaçait à ce moment, mais il n’avait jamais eu de confirmation. Il ne savait pas si ce double avait une même pièce avec tous les écrans, les faxes, les radios, et le bouton au milieu de la table vide.
Parfois, il se demandait s’il appuierait un jour dessus. Vérifier qu’on ne lui avait pas menti. Surtout, mettre une fin à tout ça. Mais spéculer le divertissait, et il évitait de le faire.
Il rangea son bol et ses couverts et se dirigea vers la porte rouge. Il entendit le bruit juste avant d’entrer.
Trois coups, précis et réguliers. Peut-être en rapport avec la tuyauterie, mais il en doutait. Lorsque les trois coups revinrent pour la deuxième fois, il les identifia, mais eut du mal à y croire.
Quelqu’un tapait à sa porte.
Le premier sentiment fut la peur. Personne ne savait où il était. C’était la base du système. Il en avait même oublié la seconde porte de son habitation. Il ne l’avait utilisée qu’une seule fois. Peut-être que l’ennemi l’avait trouvé. Peut-être qu’il l’avait rêvé, seul depuis trop longtemps. On l’avait mis en garde contre les effets de la solitude.
On frappa une troisième fois.
Il se précipita vers l’armoire et l’ouvrit maladroitement. L’énervement rendait ses mouvements imprécis. Il prit le fusil, probablement parce que c’était l’arme la plus large. C’était également la moins adaptée, mais il n’eut pas le temps d’en changer.
On tapait plus fort de l’autre côté de la porte.
Lentement, il fit un pas vers l’entrée, le canon pointé.
***
Qu’est-ce qu’il y a au bout de la mer ?
Mon fils avait cinq ans lorsqu’il m’a posé cette question pour la première fois. On était assis tous les deux sur la plage en cette fin d’après-midi de février, enroulés dans nos écharpes à regarder le soleil se coucher sur l’horizon. Au bout de la mer, là où on peut toucher la courbure de la Terre. Une ligne délicatement arrondie, parfaite.
Qu’est-ce qu’il y a au bout de la mer ? La mer, la terre. C’est ce que je lui ai répondu, mais il ne m’a pas cru. Il n’a cessé de me poser cette question chaque fois qu’on s’est arrêtés devant l’océan.
Quand il a eu dix-huit ans, mon fils est parti de l’autre côté de la mer.
Depuis, je l’attends, assis seul sur la plage.
***
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