Incipits 15
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted November 25, 2019
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Je me suis levé au son d’une alarme particulière, qui faisait une musique de fête. Je l’avais programmée la veille.
Pour le petit déjeuner, j’ai mangé des céréales de couleurs, des trucs d’enfants mais j’ai trouvé que ça donnait un air d’amusement. Si j’avais eu un chapeau, je l’aurais probablement mis.
J’avais pris un de mes jours maladie, ce qui m’a laissé toute la journée. Pour mon anniversaire, j’ai traîné à la maison, ce que je ne fais jamais. Je n’ai pas allumé la télévision, mais je suis retourné au lit. J’y suis resté un peu, mais je n’avais pas sommeil alors j’ai lu le journal en détail. Ça n’était pas très intéressant, mais ça a fait passer le temps.
Après ça, je suis allé manger dehors, au restaurant, à midi. C’était drôle : les gens autour de moi bougeaient vite, avaient l’air pressés et affairés. Ils étaient souvent à plusieurs, et parlaient de leur travail. Moi, j’ai pris mon temps, et je suis parti le dernier du restaurant.
J’ai un peu marché l’après-midi, mais je n’avais nulle part où aller, alors je suis rentré et j’ai regardé un peu de télévision. Le soir, j’ai mis une bougie sur le gâteau que j’avais acheté la veille. Je ne me suis pas fait d’autre cadeau.
Je m’appelle Martin, et j’ai trente-neuf ans. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.
***
« Mesdames et Messieurs… S’il vous plaît ! Je ne me répéterai pas. Vous pouvez m’appeler Rémy. Vous ne communiquerez qu’avec moi, vous ne tenterez pas de communiquer avec mes partenaires. Pour votre propres confort et sécurité, et pour que toute cette histoire se termine au plus vite, prenez cette situation comme une rencontre d’affaires. Suivez mes consignes calmement et diligemment, ne tentez pas de remettre les règles en cause, et nous devrions passer cette crise rapidement.
« Maintenant, une petite blague pour détendre l’atmosphère : une blonde va revoir un film avec une amie. Lorsque le héros s’approche d’un piège, la blonde fait à sa copine : tu vas voir, il ne va pas tomber dedans. Mais le héros se fait avoir. À la sortie, son amie lui dit : je croyais que tu avais déjà vu le film. La blonde lui répond : ben oui, c’est pour ça, je ne pensais pas que le héros était assez stupide pour tomber deux fois dans le même piège.
« Je vous conseille de vous sentir comme la blonde. Si vous avez besoin de vous rappeler des conséquences d’une action de héros, vous n’avez qu’à regarder notre cher garde de sécurité ici présent.
« Merci de votre attention. Maintenant restez absolument silencieux, les yeux vers le sol, ne communiquez pas entre vous. Dans quelques minutes nous serons partis, et vous pourrez quitter la banque. »
***
Comme tous les habitants de Portharth, j’avais entendu les légendes. Les vieux du village semblaient avoir pour seule mission de peupler les rêves des enfants du navire de Patrick Harth, perdu dans l’océan à la recherche de sa bien-aimée. C’était une histoire envoûtante, une histoire de marins et de pêcheurs, comme il en existe tant, qui cherche à expliquer les visions étranges que l’horizon offre à celui qui passe plus de temps sur mer que sur terre.
J’avais grandi avec cette histoire de trahison, de vengeance, de bateau fantôme qui apparaissait au crépuscule à ceux qui n’avaient pas eu le bon sens de rentrer avant la nuit. Les marins sont réputés pour s’orienter grâce aux étoiles. Ceux de Portharth ne sortent pas sans le Soleil.
Quand j’y pense, dans mon appartement à la dérive d’une mer de bitume, à la nuit des lampadaires, où le bruit de la circulation a remplacé celui des flots, je me rends compte combien l’esprit citadin ne peut comprendre la réalité de ces vieilles histoires. Et pourtant, qu’il y ait un vaisseau fantôme qui chasse les embarcations de nuit, que les pêcheurs du village soient maudits, aucun doute n’est permis. Cela se vérifie tous les jours par le simple fait que personne, à Portharth, ne sort sous les étoiles.
Je me rappelle d’un matin de mon enfance. Même très jeune, j’avais senti que l’agitation n’était pas la même. Les cris, les pleurs, l’animation de ceux qui préparent leurs bateaux à la hâte. Bravant les traditions, poussé par une année particulièrement difficile, mon oncle était resté plus tard à la pêche, trop tard. La journée à chercher son embarcation a été infructueuse, et les histoires des vieux ont semblé plus vraies que jamais.
Le courant a ramené le corps de mon oncle deux jours plus tard. Je me rappelle encore de son visage, de son expression crispée que l’eau n’avait pu effacer. L’expression de terreur, de réalisation fatale qui me hante encore parfois dans mes rêves les plus profonds.
***
Les étoiles étaient plein de petits points sur une feuille noire. À ces distances inimaginables, que seuls des chiffres abstraits réussissaient à exprimer, elles pouvaient bien n’être que ce qu’elles paraissaient.
Lui plus que quiconque aurait dû y voir autre chose. Des limites à franchir. Des mondes à explorer. L’écart entre chaque point devrait lui donner des indications, des prévisions magiques pour les autres, une clarté scientifique que personne d’autre ici n’avait. Une carte lui indiquant la route à suivre, leur position exacte, en trois dimensions.
Mais non. Un dessin aux points un peu aléatoires, aux couleurs rares et subtiles. La plupart des étoiles paraissaient blanches même au milieu du vide spatial.
Il s’était toujours senti un peu nostalgique au moment d’un départ. Un mois à l’avance, alors que le plus grand exode jamais pensé se préparait, il s’était demandé quelle émotion allait rester.
Il savait qui il était. Ça n’était pas la fierté. Ça n’était certainement pas la peur, ni même le tract. Pas d’excitation non plus, encore moins de nostalgie pour ce qu’ils abandonnaient. Devant lui, il restait une grande page noire, et des points blancs absurdes qui ne disaient rien. Et lui, il les trouvait beaux et apaisants.
« Capitaine ? Nous sommes prêts. »
Il se détourna avec l’impression de s’arracher des grandes vitres. Derrière lui, les cinquante-six membres d’équipage l’observaient, l’impression d’un grand moment, d’un discours pour marquer le devoir de toute une vie qui commençait maintenant. Il sourit faiblement, et sa barbe lui chatouilla le cou.
« Allons-y », dit-il simplement.
***
Durant mon enfance, j’avais été excessivement impressionné par la longueur du chemin de gravier qui liait le manoir de mon grand-oncle à la grille le séparant de la route. L’image qui m’en était restée était celle des contes, une étendue de terre jaune et petits cailloux clairs entourée de rangées de sapins taillés parfaitement, comme des soldats identiques et immobiles. Plus tard, lorsque nous avions arrêté de visiter ce parent bourru et de plus en plus lointain, j’ai commencé à douter de l’exactitude de ce souvenir, probablement exagéré par la vision d’un enfant.
C’est pourquoi vingt ans plus tard, lorsque l’héritage m’a désigné comme unique successeur, l’excitation m’a pris, pensant à la possibilité d’évaluer ma mémoire.
Que je sois l’héritier de facto de mon grand-oncle était tristement logique. En dix ans, le vieil homme avait réussi à se séparer de tout contact extérieur, familial comme amical. À l’exception des rapports strictement nécessaires, il ne voyait personne, ne recevait personne. De sa famille proche, j’étais le seul, mes parents étant malheureusement décédés quelques années plus tôt dans un accident tragique.
Ma première pensée avait été de refuser l’héritage, mais le souvenir de cette allée m’avait attiré, ainsi que la curiosité évidente pour la vie d’ermite de mon grand-oncle. Je l’avoue, l’idée du résultat financier d’une vente avait également joué, et je choisis donc une journée ensoleillée de juin pour aller évaluer la propriété.
Malgré la rouille sur la grille, la première chose qui me marqua fut le constat que ma mémoire ne m’avait pas trahi, au contraire : le manoir, bien qu’imposant, ressemblait à une maisonnée de la route. Le chemin de gravier était démesurément étiré, comme si l’architecte avait voulu isoler la bâtisse le plus possible. Arrivé devant la porte d’entrée, je m’arrêtai pour admirer la perspective due à la rangée des soldats de sève, puis j’entrai dans la demeure de mon parent excentrique.
J’eus le temps d’apercevoir une entrée vaste et sombre, les rideaux étant tirés. Des bustes, des tableaux et des meubles aux multiples décorations emplissaient les coins, mais tout ça ne fut visible qu’une brève seconde. Immédiatement, je fus tiré sur le côté, une main de fer posée sur ma bouche, le fil d’une lame posée sur la gorge. Le chuchotement qui me vint fut comme un souffle brûlant, un tremblement qui fit frémir mon corps en entier.
« Ils vont t’entendre. Ils entendent tout. »
Puis un choc sourd, et je vis le sol s’avancer vers moi comme dans un rêve. Lorsque je revins à moi, la douleur m’empêcha un moment de me concentrer. J’étais de retour dans mon véhicule, devant la grille du manoir. Elle était fermée.
J’ai soudain la sensation d’évoluer dans un mauvais rêve. Une impression virtuelle de film d’angoisse, avec le ciel noir, les zébrures fulgurantes des éclairs et le roulement épais du tonnerre.
Tout est en place pour me faire frissonner quand je pousse la grille rouillée du petit cimetière.
***
Pourtant quand je suis arrivée, quelques heures avant, un soleil impérial faisait luire les ardoises des toitures du village. Je me suis arrêtée dans le dernier virage, émue malgré moi à la vue des maisons serrées en rond au sommet de la colline. D’où je me trouvais, le village ressemblait à un gros escargot. Ou à un chat dodu et repu, lové sur lui-même.
Des bouffées d’enfance m’ont coupé la respiration pendant quelques secondes.
J’ai su alors avec une certitude implacable que ma décision de revenir m’installer dans la maison était la bonne.
Quand j’ai poussé la porte, j’ai cru que le temps s’était figé. Tout était exactement à la même place, comme dans mon souvenir. La même propreté méticuleuse. Une odeur de lessive, d’encaustique et de confiture flottait dans les pièces.
Il y a une semaine, avant de mourir, ma mère m’avait laissé les lieux comme je les avais toujours connus. Désormais, je pourrai les garder en l’état, ou les transformer à mon goût. Elle me laissait le choix.
C’est au fond d’une malle, rangée au grenier, que je l’ai enfin trouvé.
Un angelot en porcelaine, les joues roses, souriant sous ses deux petites ailes déployées pour un envol immédiat. Il ne remplissait même pas ma main, mais quand, enfant, je l’avais offert à ma mère, il m’avait paru prodigieusement grand.
Un seul souhait dans sa dernière lettre, que je dépose l’angelot sur sa tombe.
J’essaie de faire abstraction de cette atmosphère lugubre. Cauchemardesque.
Le vent s’est levé et siffle avec violence dans les cyprès qui bordent l’allée du cimetière. J’avance courbée en deux pour protéger mon visage, fouetté par la pluie.
Le caveau familial est le dernier, près de la clôture.
Je serre l’angelot contre moi de toutes mes forces, espérant qu’il pourra faire cesser mes tremblements convulsifs.
Je regarde une nouvelle fois le tombeau, incrédule, et terrifiée.
La tombe est descellée, et le cercueil de ma mère a disparu.
***
Ce soir, ils ont du mal à s’endormir. L’excitation, à son comble, les tient éveillés longtemps, agités dans leurs lits.
Demain, c’est le grand jour.
Quand ils ont commencé à l’évoquer, il y a près d’un an, l’événement leur paraissait irréel. Fantastique. Impossible. Tant d’obstacles à surmonter pour l’atteindre. Tant de secrets, de chuchotements, d’agacements, de fébrilité, de joie, d’anticipation. Tant de nervosité.
Max et Chloé ont passé des heures et des heures à régler tous les détails. Décider du lieu. De l’heure. De la tenue qu’ils porteraient suivant le temps. Ce serait le printemps, mais ferait-il beau, pleuvrait-il, y aurait-il du vent.
Et puis tous les gens qui viendraient. Famille, amis, voisins, collègues. Des mains à serrer, des joues à embrasser, des corps à enlacer.
Ce ne serait qu’un mauvais moment à passer, pour atteindre enfin à la liberté.
Demain, c’est le grand jour.
Max et Chloé auront dix-huit ans, et ils vont tuer leurs parents.
***
Chaque matin à mon réveil, c’est la première chose que je vois. La lézarde sur le mur. La peinture s’écaille autour en plaques de différentes dimensions. L’ombre qu’elles projettent sur la paroi esquisse des formes étranges et changeantes. Aujourd’hui, je devine une girafe grimpant sur une échelle. Hier (mais était-ce hier ?) un téléphérique descendait le long de la lézarde.
Chaque jour, je reste un long moment à contempler ces dessins. Quand j’étais enfant, j’avais l’habitude de m’allonger sur la pelouse du jardin de mes grands-parents pour observer les nuages. J’y voyais des chats, des chevaux ou des lions. Une fois, j’ai cru y voir mon portrait. Ça m’a fait tellement peur que je n’ai plus levé les yeux au ciel pendant des années.
Ce n’est qu’avec ma fille que j’ai recommencé à jouer aux nuages. Elle riait aux éclats quand elle découvrait un chat, un cheval ou un lion. Si c’était un monstre, comme un de ceux qui peuplaient ses cauchemars, elle se blottissait dans mes bras, sûre que là il ne pouvait rien lui arriver.
Où est-elle maintenant.
Je l’imagine immobile dans un fauteuil à la maison, les yeux fixés sur la porte, à guetter mon retour.
Ou bien courant de pays en pays, de ville en ville, de grotte en grotte pour me chercher.
Aujourd’hui, ça fait deux ans, dix mois et onze jours que j’ai été enlevé.
***
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