Incipits 14
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted November 18, 2019
C’est en dépoussiérant que j’ai retrouvé cette vieille machine à écrire. Je savais qu’à l’époque, des touches comme des marteaux faisaient un bruit sec et étonnamment fort en frappant un ruban d’encre pour marquer la feuille. Je veux dire : je le savais théoriquement, parce que mon père m’en avait parlé. Il avait tendance à dire que son père, mon grand-père, en avait une, et qu’il s’en servait pour écrire ses lettres les fins de semaine. Mon père adorait rester dans le salon à côté de lui, et écouter le bruit des tiges qui attaquaient la feuille. Il avait l’habitude de dire que ces vieilles machines sans électricité avaient une âme, contrairement aux outils en plastique aux informations invisibles. À l’époque, je ne le comprenais pas, et je prenais son discours pour de la nostalgie un peu sénile.
Ça doit être elle, la machine à écrire de mon grand-père. J’ai l’impression de sentir l’odeur de sa pipe, et je crois que c’est ça qui m’a attiré vers elle. Lorsque j’ai glissé une feuille dans son rouleau, c’était pour entendre le cliquetis de l’engrenage, de taper trois lettres et d’en terminer avec le souvenir d’enfance de mon père. Maintenant, je me retrouve à écrire, tout seul dans ce grenier, et je me dis que peut-être, c’est la meilleure des choses qui auraient pu m’arriver. En effet, ne suis-je pas ici pour prendre du recul sur une vie qui déjà n’a plus de sens ? En a-t-elle déjà eu ?
Mais si je dois choisir la voie de mon père, autant continuer dans ses percepts. Combien de fois m’a-t-il dit que l’on réglait les problèmes par leur commencement ; c’est ce que je compte faire ici. Au rythme des touches qui s’enfoncent dans le papier, de la régularité des lettres qui s’ajoutent sur le papier, je vais partir du début, de mon incompréhension avec un homme que je regrette ici, et de tout ce que je n’ai pas compris, que je n’ai pas écouté comme je l’aurais dû.
Comme il faut bien choisir, je vais partir de l’été 56. C’est un début comme un autre.
***
La lisière était sauve, et même les quelques minutes de marche à l’intérieur, bien que personne, étranger ou habitant des environs, ne s’y attardait plus que nécessaire. La forêt s’étendait sur des milliers de pas, jusqu’à la fin du monde connu disaient certains.
Sur le début, clairsemés, les arbres étaient connus et apprivoisés, chênes, boulots, les branches mortes et les feuilles aidaient même les villages avoisinants pour leurs besoins quotidiens. Mais au bout d’un moment, alors que l’on s’enfonçait entre les colonnes d’écorce et de sève, les arbres devenaient plus denses, plus rapprochés, plus feuillus. La lumière semblait disparaître, couverte par le toit vert des branches épaisses et tordues. La végétation connue laissait lentement place à des espèces qu’on ne trouvait pas ailleurs, les arbres-pierres, croisement du minéral et du végétal, les grenaches aux branches droites et pointues. Un peu plus loin, et seuls les savants les plus cultivés pouvaient nommer les inventions que la nature présentait.
Après ça, c’était le domaine des légendes.
Tout le monde avait entendu les histoires. Un cri perdu dans le vent, un mouvement perçu de certaines hauteurs, trop rapide pour être défini. Les noms de pisteurs fous qui auraient tenté d’aller plus loin que les autres, qui n’étaient jamais revenus, et les rumeurs de ceux qui en seraient sortis changés. Après ça, c’était le domaine interdit, le domaine de la magie, de la nature inaccessible, dangereuse. Il n’y avait pas d’animal. Pas de son, pas de chemin. La forêt était la fin du monde connu, parce que ce qu’il y avait au-delà ne faisait pas partie du monde des hommes.
Et pourtant, quelqu’un courait, laissant l’empreinte de ses pas dans la mousse millénaire et les champignons inconnus.
***
Le vent souffle sans discontinuer depuis trois jours. Il ne faiblit pas la nuit, siffle en rafales et bourrasques brutales. Violentes. Il bute dans un fracas énorme sur la façade de la maison, dans une succession de puissantes vagues sèches. Ça gronde. Ça craque. Ça gémit. Ça hurle tout autour de moi. Mais je sais les fondations solides et les murs épais.
C’est un vent déferlant du nord. Un vent ancestral, charriant les légendes des hautes plaines.
J’écoute sa colère.
J’entends les cris sauvages des guerriers. Le vacarme des batailles. Le râle des combattants. Le sanglot des femmes. Le pleur des enfants.
Les sabots des chevaux affolés font trembler la terre dans un grondement sourd.
La fumée des villages qui brûlent apporte une odeur pestilentielle.
Les tambours des vainqueurs battent au rythme de la mort, dans une lenteur cruelle.
Je n’ai pas dormi cette nuit.
Ce vent si vieux ne s’épuise pas.
La rudesse des terres qu’il traverse le renforce.
C’est à l’aube que je l’ai entendu.
Mon nom soufflé dans une bourrasque. Quatre fois mon nom gémi.
Puis son nom à elle, mêlé au mien.
***
Il avançait lentement, faisant attention à chacun de ses pas. Il pouvait sentir les semelles s’enfoncer sans bruit dans l’humus, une technique qu’il avait mis presque cinq ans à parfaire. Ensuite, il avait appris à sentir le vent pour choisir la direction de sa marche.
Il avait commencé à chasser à sept ans, lorsque son père avait décidé de s’occuper de son éducation. Au début, il se contentait de porter le sac de munitions, les gourdes d’eau, et d’autres outils qu’ils n’utilisaient jamais ou presque. Aujourd’hui il comprenait que c’était simplement une façon de le faire participer, de lui donner l’impression qu’il servait à quelque chose. À neuf ans, il avait tiré son premier coup de feu.
Son père avait arrêté de chasser huit ans plus tôt, mais lui n’avait jamais cessé. Il n’achetait plus de viande, en vendait même par occasion. Il ne comprenait pas ceux qui parlaient de barbarie. Il ne croyait pas plus ceux qui se justifiaient en parlant de surpopulation animale. Après vingt ans de chasse, il savait qu’il n’y avait pas la nature d’un côté, et les hommes de l’autre. Chaque individu, à quatre pattes ou deux, ne voulait que survivre et prospérer, et était prêt à marcher sur les autres pour y arriver. C’était la seule loi naturelle, la seule vérité que ses années lui avaient laissée. Lui chassait parce qu’il aimait ça, parce qu’il ne se sentait vivant que dans ces moments de solitude réelle, et voyait son rôle comme celui d’un prédateur réservé. Il ne tirait pas plus que nécessaire, et parfois même passait des journées sans appuyer sur la gâchette.
Il avait toujours cru qu’il continuerait jusqu’à ce que la vieillesse le rattrape, mais il s’était trompé.
Ce fut d’abord l’odeur qui l’avertit. Une odeur intense qu’il n’avait jamais sentie auparavant. Ça n’était pas un déchet animal, quelque chose de plus fort, de la pourriture. Une carcasse laissée par un autre prédateur.
Il la trouva de l’autre côté d’un buisson. Le sang avait séché en plaques noires sur la robe bleue. Elle était pieds nus, et les éraflures coagulées montaient jusqu’au-dessus de ses mollets. Sa tête était tournée sur le côté, et ses cheveux noirs raidis en mèches solides cachaient son visage.
Elle n’avait plus de bras.
En un instant, il sut qu’il ne chasserait plus.
***
La première chose qu’il remarqua, ce fut le bruit.
Le voyage s’était passé comme dans un rêve un peu dérangeant, pas encore un cauchemar, mais dont on se réveille avec une impression désagréable qui ne part pas de la matinée.
Le soleil l’aveugla un moment, et le vent, l’odeur sèche qui semblait brûler les poumons et la poussière qui collait à la peau. Puis ils les avaient guidés dans des couloirs sans fenêtre, particulièrement étroits, probablement pour éviter la possibilité d’un mouvement de foule. Ils s’étaient arrêtés dans une petite pièce où on avait crié leurs noms. Puis ils avaient ouvert les portes, et le bruit était arrivé.
Des cris par centaines, qui résonnaient sur les murs de béton. Les rares fenêtres étaient trop étroites pour laisser partir le son, et il semblait rebondir à l’infini, sans jamais cesser. Si l’enfer avait une mélodie, c’était celle-là.
Ils furent poussés sur les premiers mètres, distribués selon un schéma qu’il ne parvint pas à définir. Les cases lui semblèrent écrasées les unes sur les autres, rangées trop parfaitement, trop proprement pour être de la main d’un homme. Ici, les individus perdaient leur pouvoir. Ça n’était pas leur univers, c’était celui de titans qui avaient construit cet endroit pour les y ranger. Un mécanisme supérieur, insensible, sourd aux plaintes de ses habitants. Il était au Tartare.
Finalement le garde l’arrêta d’une main sur l’épaule. On le plaça contre le mur le temps que la porte glisse sur le sol, puis il avança lentement. Le rêve ne s’arrêtait pas, il ne se réveillait pas. Derrière lui, le son de l’ouverture qui se refermait mécaniquement. Il eut l’impression que les cris venaient de disparaître.
C’était son premier jour en prison.
***
Les vagues venaient s’écraser contre le flanc du bateau, encore. De toutes les façons, il était trop haut pour bien les voir. À cette taille-là, il se demandait s’il était encore valable d’appeler le monstre flottant un bateau. Navire, peut-être. Mais le mot avait un côté guerrier, nerveux que la mollesse de l’embarcation n’inspirait pas.
Ayant décidé de céder à la publicité, Hugo Braw avait économisé tout l’hiver pour pouvoir s’offrir un été de croisière. Il avait rêvé de mer à l’infini, d’aventures, d’îles exotiques, de personnes différentes, de voyageurs intrépides, et avouons-le, de corps jeunes et bronzés sur le toit d’un bateau, à côté d’une piscine d’eau douce surélevée au milieu du bleu salé.
Mais il n’y avait que des retraités, et la piscine était décevante. Ça avait été amusant la première journée, mais elle avait rapidement semblé ridicule au milieu de l’océan.
Hugo avait commencé à errer. Le gigantisme de l’embarcation qui l’avait marqué cette fameuse première journée avait disparu lorsqu’il en avait fait le tour pour la quatrième fois. L’objet était impressionnant, mais au final, devant l’habitude qui venait nécessairement détruire tout émerveillement, il avait l’impression d’être coincé au milieu d’un paysage sans forme. Même les couchers de soleil lui paraissaient identiques.
Ça faisait maintenant deux semaines, et ils étaient quelque part au milieu de l’eau. Dans l’Océan indien, semblait-il. Mais comme il évitait les lieux trop peuplés, un peu honteux d’être parmi les plus jeunes sur le bateau, il n’avait que peu de nouvelles sur l’évolution de leur voyage. Une fois de plus, il se tenait sur le pont, devinant les vagues s’écraser sur les flancs de l’embarcation, encore. C’est pour cela qu’il fut probablement le premier à le voir.
L’ombre n’était pas évidente à déceler. L’océan était déjà sombre, mais il y avait sous le bateau une sorte de noirceur différente, plus ténébreuse encore que les profondeurs inconnues.
C’est la forme qu’il remarqua en premier. Mouvante, et pourtant clairement définie, il ne parvint pas à deviner ce qu’il voyait. Des extensions semblaient onduler autour, mais il ne pensa pas à des tentacules, comme elles changeaient d’épaisseur et de taille. Le centre n’avait pas de forme fixe non plus, plus long que large, semblant se recréer en une grotesque imitation du bateau.
La seule chose dont il était sûr est que l’ombre suivait leur embarcation. Et qu’elle grossissait.
***
La première fois que je l’ai vu, j’ai su immédiatement. Ça n’était pas son corps, ni même son visage. Il était beau, c’est indéniable, et je n’étais pas la seule à le détailler discrètement. Mais pour moi, c’était son attitude, sa démarche fière et son regard innocent, ses gestes précis et son attention altruiste, sa voix forte et ses mots doux. Tout chez lui était un mélange de puissance et de générosité, et je crois que c’est davantage sa délicatesse que sa virilité qui m’a convaincue à l’instant même.
Je me rappelle que c’était une fête, et pourtant les détails m’échappent aujourd’hui. C’était peut-être chez Clémence, ou chez Christine. J’imagine un grand appartement illuminé, aux larges fenêtres qui montreraient la ville endormie. Il y avait du monde, ça j’en suis sûre. Je me rappelle avoir passé la soirée à l’observer, me cachant d’un groupe à l’autre pour me rapprocher. À chaque fois qu’une autre allait lui parler, j’avais l’impression d’imploser, de me recroqueviller sur mon échec, sur ma timidité, j’étais persuadée que je l’avais perdu. Mais à chaque fois elles repartaient, et je me rapprochais encore, sautant vers des inconnus pour gagner quelques pas dans sa direction.
À la fin de la soirée, je me suis enfin retrouvée avec lui, dans un cercle avec d’autres. Je n’entendais pas la conversation. Je voulais paraître intelligente et belle, mais je sentais mes épaules se relever sur mon cou, mon visage se refermer sur mon verre. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.
Enfin, le groupe s’est séparé, et il est resté. Je me souviens que je n’arrivais plus à bouger, que je ne pouvais que le regarder, sans même sourire, peut-être même sans respirer. Lui était tranquille, comme il l’a toujours été. Il a attendu un peu, puis il m’a parlé pour la première fois. Je me souviendrais de ses mots toute ma vie.
« Je t’ai attendue. »
***
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