
Incipits 13
- by Olivier Descamps
- in Incipits
- posted November 11, 2019
La première fois que j’ai tué mon père, j’avais cinq ans.
J’avais tout soigneusement préparé. Je me cacherais derrière le gros fauteuil en cuir noir au fond du salon, en face de l’entrée. Ce serait juste après mon bain du soir, mon père revenant à la maison tous les jours à ce moment-là. De ce côté, je n’avais pas de souci à me faire. Mon père était tellement prévisible. Toujours le même rituel. Immuable et agaçant. La porte qui s’ouvre, un “c’est moi !” tonitruant qui ébranle les murs de la maison. Comme si quelqu’un d’autre que lui pouvait pénétrer chez nous à cette heure-ci, toujours la même. Quand j’étais plus petit, dès mon pyjama enfilé au sortir du bain, je me précipitais dans l’entrée, espérant une surprise qui n’est jamais venue. La porte qui s’ouvre, et un ours qui entre. Ou une fée. Un G.I. Joe. Un dinosaure. Mais non. Mon père. Toujours mon père.
L’arme, ensuite. Pendant des heures, j’ai nettoyé mon pistolet à flèches. J’avais toute une collection de flèches en plastique, avec une petite ventouse rose au bout. J’en ai choisi une rouge. Rouge comme les robes de maman. Rouge comme ses lèvres qui me laissaient des bouches dessinées sur les joues, le nez, le front, le menton, le cou, quand elle m’embrassait à n’en plus finir. Rouge comme le sang qui sortait de mes genoux quand je m’écorchais. Jamais je ne pleurais, parce que maman posait aussitôt sur ma blessure ces drôles de pansements avec des ours rigolos dessus. Rouge comme les roses que je cueillais dans le jardin des voisins pour les offrir à maman.
Rouge. Une flèche rouge.
“C’est moi !”
Je me lève sans fébrilité de derrière le gros fauteuil en cuir noir. Je tends le bras, j’ajuste le tir et j’appuie sur la détente.
La petite ventouse rose qui protège la flèche rouge se fiche en plein entre les yeux de mon père.
Mon père qui, de stupeur, glisse sur le tapis de l’entrée, perd l’équilibre et tombe lourdement sur le sol.
***
Elle venait de faire un tour de plus ; maintenant.
Il se demanda un moment ce que ça aurait pu être. Un tour de vélo. Un tour de piscine. Il y avait longtemps qu’il n’était pas allé à la piscine. Un tour de roue. Un tour du monde. Un tour du quartier.
Le quartier avait bien changé. Comme toute la ville sans doute. On parlait d’évolution sociale, il y avait surtout vu une évolution technologique. Le tramway avait disparu. Les pavés aussi. Les lampadaires avaient changé. Les kiosques à journaux avaient été enlevés. Les magasins avaient des vitrines plus éclairées.
L’évolution technologique avait apporté beaucoup de facilité intérieure, et beaucoup de déshumanisation extérieure. Mais il était probable qu’un homme de son âge actuel cinquante ans plus tôt aurait eu la même pensée en se rappelant des champs disparus au profit des routes pavées. Est-ce que dans cinquante ans un homme de son âge pensera avec nostalgie au goudron ?
Un tour de plus.
Peut-être qu’il aurait dû allumer une télévision, mais il n’en avait pas. De temps en temps, il y pensait avec regret, comme on pense au sucre lorsqu’on en est privé. Immédiatement après, ses réflexes revenaient, son autoconditionnement contre l’abrutissement, l’abandon que l’écran représentait pour lui. Il n’avait pas de mépris pour les émissions, ou la transformation des médias en divertissement. Une évolution normale selon lui, qu’il trouvait plutôt positive dans l’ensemble. Une vie plus exigeante, plus éprouvante au niveau des demandes de performance nécessitait un divertissement plus extrême, plus éloigné du quotidien. Avant, on allait danser dans des bals. Maintenant, il fallait de la musique trop forte, de la lumière trop basse, et ne surtout pas se rendre compte que l’on est encore soi. Le monde moderne avait compris l’optimisation, et demandait naturellement une compétition pour entraîner le travailleur à performer, quelles que soient les conséquences sur la vie de l’individu. C’était normal, mais il n’avait pas voulu s’éteindre devant une télévision.
Un tour de plus.
De temps en temps, il pensait aux rouages. Aux minuscules dents qui s’imbriquaient les unes dans les autres pour faire tourner les trois aiguilles. Ça représentait pour lui la perfection actuelle. Le futur était un monde virtuel, aux images de choses qui n’existaient pas, aux sciences qui parlent de ce qu’on ne voit pas. Son monde s’était terminé à l’horloge, à la perfection de sa mécanique sans faille, sans pause, sans arrêt.
***
De prime abord, rien n’aurait pu laisser penser que quelque chose d’anormal, d’inhumain s’était concentré en ces lieux. Il en va souvent de même avec le mal.
Échappant aux clichés surutilisés dans l’univers de la fiction, la maison ne se trouvait pas au sommet d’une colline, ni au creux d’un vallon. Elle n’était ni isolée ni masquée, ne se découvrait pas au détour d’un chemin abandonné en forêt.
Elle n’était pas non plus délabrée. Ses fenêtres n’étaient pas condamnées, sa porte ne démontrait pas les marques du temps, ses murs en bois n’étaient pas apparents sous une peinture écaillée. Elle ne ressortait pas au milieu d’une rue d’habitations agréables et bourgeoises, et son jardin, même s’il n’était pas particulièrement entretenu, n’était pas couvert d’une végétation folle et malade, sèche et épineuse.
En fait, rien ne distinguait cette maison dans la petite rue d’une banlieue tranquille. Les discussions à voix basse ne brassaient pas de rumeurs à son sujet, et les timbres ne diminuaient pas en passant à côté. Si on avait voulu décrire son influence sur les résidants, on aurait choisi quelque chose en ces termes : elle était tout simplement ignorée.
Il ne s’agit pas ici d’accuser, de parler d’inconscience ou encore moins de rejet. Ça n’est pas l’attitude des habitants du quartier qui a provoqué les événements du 9 août 84, ou leur absence d’attention qui les a laissés se produire. Après tout, nous parlons ici d’une maison.
Il reste cependant certain que le lieu a joué un rôle déterminant dans la série d’horreurs survenue en une nuit imprévisible. N’ayons pas peur d’utiliser les termes qui conviennent : en une nuit surnaturelle.
De l’extérieur, rien n’aurait pu laisser deviner le mal qui résidait en ces lieux, attendant, patientant. Et à vrai dire, une visite n’aurait pas plus dévoilé l’aura suintante, l’influence subtile et maléfique qui n’attendait qu’une victime pour s’extérioriser.
Mais si rien ne le laissait paraître, il faut débuter l’histoire là où les premiers indices ont commencé à percer. Et pour parfaire notre description et bien comprendre comment les choses se sont précipitées jusqu’à cette nuit du 9 août, ouvrons sur un déménagement. C’était en automne, un an plus tôt.
***
Ça a débuté le matin. Enfin, pas vraiment, mais l’enchaînement de la pensée individuelle fait que, pour être totalement exhaustif, on doit commencer là. On aurait pu commencer à la naissance, raconter rapidement l’enfance commune, sans particularité visible mais pleine de ces petites expériences qui nous forment, ou remonter aux grands-parents, immigrés d’un côté et ouvriers de l’autre, et évoquer l’influence familiale, mais il serait prétentieux d’affirmer pouvoir lire à ce point dans la psyché humaine. Nous commencerons donc au matin.
Il s’était levé tôt, et avait compté sur une douche chaude pour le réveiller assez jusqu’au café. Il se préparait toujours le café après la douche. Il avait déjà imaginé une stratégie impliquant l’élaboration de la boisson avant la douche, pour qu’il n’ait plus qu’à se servir une fois sorti de la salle de bain emplie de vapeur, mais il avait renoncé à ce plan, choisissant le matin comme seul moment de la journée où il pouvait perdre du temps. Et comme beaucoup de matins, il y pensait.
Le matin était le seul moment où il pouvait se permettre de perdre du temps parce qu’on choisit l’heure à laquelle on se lève. Une demi-heure plus tôt, une heure, et c’est autant de minutes qui nous appartiennent. Certains diraient qu’on peut également choisir lorsqu’on va se coucher, mais ça n’est pas vrai. Selon une logique invraisemblable, si on se lève plus tôt le matin, il faut se coucher à heures fixes, histoire de dormir la bonne quantité de rêves.
Tout ça implique que le travail est évident, déterminé et immuable. La journée est prise par les papiers, les appels, les conversations. Elle est minutée aussi, par nécessité, et a transporté ses habitudes dans le quotidien. On ne peut maintenant être en retard à un rendez-vous. On doit partir à une heure précise, sommeil ou pas. On compte les jours.
Le fait d’avoir donné des noms aux jours y était sans doute pour quelque chose. Si à la place on se contentait d’arrêter lorsqu’on en a besoin, les gens seraient plus heureux. Ou plus reposés. Bien sûr, il y aurait les abus, mais qui avait décidé que l’être humain était fait pour travailler cinq jours ?
Et c’est ainsi, avec un « et qui », qu’il a reposé sa tasse, repoussé sa tartine, et décidé de ne pas aller travailler ce matin. Il n’a pas appelé le bureau pour le dire, il n’a pas fait de déclaration officielle dans les journaux. Il a gardé sa réflexion pour lui, décidant que son geste serait son pamphlet. Un autre matin, ça serait sans doute passé inaperçu. Mais pas ce jour-ci.
On était mercredi.
Les nuages formaient des images étranges, où il essayait de percevoir un message. Un oiseau. Pour le ciel, c’était peu original. Un poisson. Un poisson dans le ciel bleu, comme de l’eau. Il n’y arrivait pas.
Tout ce qu’il voyait dans les nuages, c’étaient des particules en suspension. Ça, ça avait un rapport avec de l’eau, et un poisson devenait aussi peu original.
Est-ce que la vapeur pouvait être considérée comme des nuages ? Il avait fait des cumulus chez lui dans ce cas, dans sa cuisine. Des petits cumulus qui avaient tout de suite disparu, et qui n’avaient pas eu le temps de se mettre en images. Est-ce que ça voulait dire que chez lui était le ciel pour ses petits nuages ?
Peut-être que chez lui était le ciel. Un ciel haut, pour les insectes, mettons. Auquel cas, il n’était pas un géant, mais un dieu, qui vivait haut. Peut-être que les insectes avec leurs multiples yeux et leur courte vie voyaient plus, ou plus lentement. Ils voyaient la vapeur sortir et tentaient d’y lire des images.
Quelles images un insecte pouvait-il chercher dans les nuages ? Les poissons et les oiseaux étaient des monstres marins et aériens, donc ça n’était pas les formes reposantes qu’il avait cherchées.
Peut-être que le monde des insectes était terrifiant. Sans repos.
Celui des animaux n’était pas plus calme d’ailleurs. La loi de la jungle était clairement de dominer ou d’être mangé.
Il partirait bien dans un pays exotique pour les vacances.
Le monde des humains n’était pas si calme non plus. Même dans les endroits les plus sûrs, le danger pouvait rôder.
Au moins il ne risquait pas de se faire marcher dessus par un dieu géant inattentif qui attendait que l’eau bouille.
Depuis les dinosaures, du moins.
Voilà l’image qu’il cherchait dans les nuages : un dinosaure. Une sorte de dragon disparu, dont il ne restait qu’un bout d’os pour spéculer de la forme, la vie, l’intelligence. Comme un morceau de nuage qui disparaîtrait doucement.
Il s’arrêta au milieu de ses pas, obligeant les passants directement derrière à l’éviter.
Un morceau de nuage qui indiquerait le passé.
L’idée venait de germer, et il savait qu’elle serait avec lui jusqu’à ce que lui-même ne soit qu’un morceau d’os.
Mais pour le moment, il avait du travail. Avec un nuage.
***
Ceci est l’histoire de la destruction de la Division occulte. Ça n’était pas leur nom officiel, simplement la façon dont les rares qui connaissaient leur existence les appelaient.
Comme toutes les histoires qui commencent par la fin, on ne percevra qu’un soupçon, un indice qui nous laisse imaginer une conclusion tragique, une situation inextricable sur laquelle on reviendra plus tard, dévoilant soudainement que ça n’était pas réellement la fin.
Ça n’est pas le cas ici. Rien ne sera caché de cette fin, dans laquelle tous les protagonistes meurent.
Mais si nous savons déjà que l’épilogue sera tragique, il nous reste la question que tous posent face à l’inacceptable, à savoir comment nous en sommes arrivés là. De fait, le comment est toujours le fond d’une narration, le contenu de toute histoire.
Connaissant déjà la fin, il ne nous reste qu’à en choisir un début. Et pour qu’une histoire touche celui qui en est témoin, il lui faut une approche sensible, une piste émotive. Car il n’y a pas d’histoire humaine qui ne soit pas entièrement dirigée par les émotions.
Le commencement doit donc être l’éternelle présentation des personnages que l’on sait déjà condamnés. Nous devons les suivre, les accompagner au travers de leurs décisions qui révéleront à chaque fois un peu plus d’eux, jusqu’à ce qu’on en vienne à les reconnaître comme des individus sensibles, parfois chaleureux, parfois brisés, mais définitivement vivants, et comme tout le monde inconscients de leur propre mortalité.
Nous devons donc les découvrir, d’abord superficiellement, puis de plus en plus intimement, en sachant qu’à la dernière page, l’espoir que nous avons fini par former malgré nous, la possibilité que le narrateur soit ici en train de mentir, s’évanouit avec la chute du dernier protagoniste. Car un spectateur recherche toujours de l’émotion, et qu’il n’y a pas plus grande émotion que la déception.
***
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