Incipits 12

Dans le miroir, il avait l’impression de voir une momie. Seuls ses yeux ressortaient des bandes blanches. Des yeux clairs, très clairs, légèrement plissés, aux petites rides sur le côté. Il n’avait pas perdu ça. C’était encore le même regard, il pouvait se reconnaître dans ce bleu-gris sérieux, strict. Il n’avait jamais réellement prêté attention au contour des paupières, à l’ouverture qu’elles créaient. C’était ça qui faisait réellement le regard, évidemment, mais il s’était toujours arrêté à la couleur particulière de son iris. À présent, il avait l’impression de découvrir l’amande, qui s’arrondissait principalement vers le haut, laissant le bas en une ligne presque droite.

Ses cils étaient particulièrement longs pour un homme. Une femme le lui avait dit un jour, mais il ne se rappelait plus qui. C’était toujours de ce détail que ses conquêtes lui parlaient en premier. Ses yeux très clairs, accentués par ses cils.

Lentement, il attrapa le bout de la bande, et commença à tirer.

Il était étrangement excité. Il y avait pensé encore et encore, s’était organisé bien avant l’opération. Il pensait s’être correctement préparé pour ce moment, mais probablement que rien n’aurait réellement pu le faire. Son cœur battait un peu trop vite, il pouvait le sentir aux fines veines de ses tempes pressées par le tissu. Il continua de dérouler.

Combien de temps mettrait-il à se reconnaître ? Combien de temps avant qu’il n’oublie son ancien visage ? Son nom, son enfance ? Combien avant que le mensonge ne devienne tellement dit, tellement prétendu, qu’il ne prenne la place de ses souvenirs actuels ?

Il pouvait commencer à voir au travers du tissu à présent. Il ne restait qu’une épaisseur, et la bande étirée était passablement fine. Déjà, il avait l’impression de voir une mâchoire, un nez perturbant, étranger. Il devait probablement l’inventer. On lui avait parlé du choc, mais il ne savait pas vraiment à quoi s’attendre.

Il s’arrêta un moment, tâchant de deviner les traits, la morphologie de l’homme de l’autre côté de ce voile. Une mâchoire virile, carrée. Un nez fin, sans personnalité. Comment étaient ses pommettes ? Ses joues ? Ses lèvres ? Il sentait son souffle chauffer le bas de son visage, et avait l’impression de le sentir couler sur quelque chose d’anormal.

Il relâcha le tissu, qui se déroula seul. Il tomba d’un coup, et l’homme contempla son nouveau visage sans penser. Il le connaissait. Il l’avait déjà vu.

 

***

Voilà, c’est fini. Je ne ferai pas le coup d’un flash-back, le vivre une fois était assez. En fait, je l’avais tellement imaginé qu’on peut dire que je l’ai vécu un milliard de fois. Je pensais que la vraie, le moment où ça passerait de ma tête à l’acte, serait spéciale, révélatrice peut-être. Mais non. C’était exactement comme je l’avais imaginé. Comme je me l’étais représenté. Avec un peu moins d’émotion, peut-être.

On peut prévoir une vengeance, planifier chaque détail avec une minutie d’horloger. Les vrais, ceux qui vivent tous sur la même rue et passent leur temps à regarder au travers d’une loupe, et qui parlent avec un accent d’Europe de l’Est. Vous connaissez le cliché. On peut réviser chaque changement, chaque possibilité, mais on ne peut jamais savoir comment on va se sentir sur le coup. Probablement qu’on est tellement concentré qu’on savoure moins l’instant présent. C’est normal, les derniers mois ont été à propos de cette minute, on ne veut pas la rater.

Alors, on pense qu’on prendra son temps. On se dit qu’on va faire durer, lorsque plus rien ne peut nous échapper, lorsqu’il ne reste plus qu’une seule conclusion, une seule direction aux événements. Mais lorsqu’il arrive, ce moment, on est lassé. On a hâte d’en finir, juste au cas où, juste pour ne pas étirer et gâcher le plaisir. Et au final, ça se fait de façon un peu mécanique.

Je ne dis pas que je regrette. Au contraire : chaque seconde était parfaite. Comme un puzzle, une fois qu’on a terminé de fabriquer la dernière pièce, et qu’on les regarde s’imbriquer. Il y a le plaisir de voir chaque partie se placer avec les autres. Puis, lorsqu’il y en a assez et qu’on peut déjà voir l’image, comprendre la structure générale. Et enfin, lorsqu’on est face au dessin final, la perfection du plan, le résultat exactement comme on le souhaitait.

Je ne regrette pas. Tout s’est passé de façon impeccable, et d’une certaine façon je suis heureux ne me pas m’être noyé dans le moment. À trop aimer une seule seconde, on veut la revivre, encore et encore. J’aime penser que le résultat était plus important que mes simples sentiments. Après tout, c’est ça qui compte dans une vengeance. Ça n’est pas une question de se sentir mieux. Il y a tout de même un principe, froid et clair.

Et maintenant, c’est fini. Le lendemain, je me réveille avec un vide inattendu, qui n’est pas la satisfaction béatifique. Je me fais un café, et j’ai l’impression qu’il me manque quelque chose. Désœuvré, sûrement. Mais c’est plus que ça. Je ne me sens pas en vacances, comme lorsqu’on a terminé un gros travail et qu’on se sent le droit au repos.

C’est plus une impression fondamentale, autant intellectuelle que viscérale.

Voilà, c’est fini. Tout est fini.

 

***

Je ne suis pas un prédateur. Un prédateur chasse par nature, par essence, par nécessité profonde, viscérale. Honnêtement, je pourrais très bien m’en passer. Aujourd’hui, quand on dit d’un homme qu’il est un prédateur, on lui donne souvent, toujours en fait, une connotation sexuelle. Certains diront que même s’il n’y a pas de viol, c’est tout de même l’acte d’un maniaque. On a tellement mélangé la violence et la sexualité, le plaisir et la sexualité, que tout ce qui est un tant soit peu stimulant est considéré comme un orgasme. Quand vous gagnez à la loterie, la jouissance que vous ressentez est-elle sexuelle ? Quand vous recevez une augmentation, quand vous rencontrez un ami dans la rue, quand vous matraquez le visage d’un homme jusqu’à en déformer tous les traits, est-ce que vous avez l’impression d’un acte sexuel ?

Vous n’avez peut-être pas connu toutes ces situations. Personnellement, je n’ai jamais gagné à la loterie. Mais c’est la grande supériorité de l’homme : on peut imaginer, se représenter. Il est certain que j’éprouve du plaisir à voir de la violence à la télévision, comme tout le monde. Mais l’acte lui-même est toujours plus intéressant, plus fort. Notez bien que c’est une question de degré, pas de nature. C’est pour cela que je dis que je pourrais m’en passer. Mais jusque-là, rien ne m’y force.

En outre, la jouissance sexuelle est par essence très ponctuelle. Parfois, j’ai entendu parler de bien-être qui dure quelques heures, mais ça me semble rare. Ce que j’aime dans mes virées nocturnes est la mort. La violence n’est qu’un instant, plaisant certes, mais artificiel, mécanique. Comme un coup de pinceau. Personne ne s’extasie devant l’auteur qui tape à la machine, ou le peintre qui travaille ses couleurs. L’art vient après, lorsque le travail est terminé. Là, la contemplation, l’émerveillement, les émotions indescriptibles qui bougent et font réfléchir et grandir. Dans le cas de mes sorties, la violence est le travail, la mort est l’art.

C’est le moment où je la sens. Où je sais que je suis en sa présence. Là, il y a quelque chose de transcendant. Un moment de calme, d’évidence, d’illumination. Je pense que je pourrais ressentir ça en face de n’importe quel cadavre, il n’est pas nécessaire que j’en sois l’auteur. L’instant de l’agonie a fini par m’ennuyer. Une fois, je suis resté en arrêt devant un oiseau qui s’était fracassé la tête sur une fenêtre. La beauté même, pure, la vérité universelle était en face de moi.

C’est pour cela que le terme ne me va pas. Je ne suis pas un prédateur. Je suis un artiste.

 

***

Ça y est, ils l’avaient. Toutes les organisations du monde, la collaboration de plus de vingt pays entre eux, les incidents avec tous les mercenaires et francs-tireurs attirés par la récompense, mais ils l’avaient.

Le colonel Nicolas Nolman traversa le couloir à grandes enjambées. Trois points de contrôle au milieu d’une base officieuse perdue sur une île inhabitée, et il se retrouvait enfin en face de l’unique porte au fond de ce couloir souterrain, éclairé aux néons et truffé de caméras. De l’autre côté, il y avait une pièce sans fenêtre, moulée d’un seul bloc métallique, noyée dans le béton. Une pièce faite pour contenir un seul homme, qui sera enchaîné à sa chaise. Un homme que tous les pays du monde avaient cherché pendant trois ans. Et qui avait été la proie du colonel Nolman pendant plus de cinq années.

Finalement, c’était un simple point de contrôle sur une route improbable qui avait permis de l’avoir. Il paraît qu’il ne s’était même pas débattu. Une fois identifié, il s’était rendu, comme s’il perdait enfin à un jeu qu’il jouait avec le monde, le sourire aux lèvres. Vous m’avez finalement eu, bravo.

Oui, ils l’avaient finalement.

La porte s’ouvrit pour le colonel. Dans la pièce, un soldat masqué, son arme sortie, se tenait en face d’un homme. En tout temps, il y avait quelqu’un pour le tuer plutôt que de le laisser s’enfuir.

Lui était là, assis sur l’unique chaise, entièrement nu, les mains, hanches et pieds attachés à celle-ci, cloué à la pièce avec les pattes de l’unique meuble.

Limur Bastio était de taille moyenne. Sa maigreur indiquait un manque d’entraînement étonnant pour quelqu’un qui avait distancé toutes les armées du monde. Son nez était petit et retroussé, ses yeux ronds et trop grands, les sourcils arqués comme dans un éternel étonnement, ses lèves amples et rouges. Le reste de ses traits, pommettes, oreilles, menton, étaient très fins, peu prononcés. Dans l’ensemble, Nolman le trouvait assez laid. Limur le regarda entrer sans un mot, sans inquiétude particulière. Sans affront non plus. Le colonel avait le sentiment de voir un fonctionnaire qui ne comprenait pas encore ce qu’on lui voulait.

« Cinq ans. Ça fait cinq ans que je vous cherche. Depuis l’explosion du bateau. Depuis le tout premier coup. »

Le petit homme le regardait toujours, écoutant avec attention, comme s’il ne voulait pas perdre un mot. Le colonel se plaça bien en face de lui.

« Vous allez passer le reste de votre vie dans une pièce comme celle-ci, sans jamais voir le ciel. Vous mangerez lorsqu’on le voudra. Vous irez aux toilettes lorsqu’on le voudra. Vous vous laverez lorsqu’on le voudra. Vous nous direz tout ce qu’on veut savoir. Et lorsqu’on n’aura plus besoin de vous, on vous laissera crever ici, lentement. Vous n’êtes plus un homme, vous êtes notre chose. C’est fini. »

Et Limur sourit, d’un coup, comme à une plaisanterie. Le colonel se redressa. Ça n’était pas la première fois qu’un prisonnier réagissait comme ça. D’ici une semaine, ses mots auraient un tout autre impact.

Mais le petit homme ne paraissait pas dénigrer. Sans accent, il parla tranquillement, d’une voix de conversation de salon.

« Vous pensez que c’est fini ? Mais ça ne fait que commencer. »

 

***

Le plus difficile était de commencer. Avec le temps, il avait découvert l’ordre parfait, l’excellence qui permettait d’accomplir le travail de la façon la plus précise, la plus efficace possible. Bien sûr, ça restait sale, mais avec la bonne préparation et une bonne technique, il parvenait à restreindre les éclaboussures.

Ce qu’il aimait le moins était le bruit des instruments. Pendant longtemps il était resté avec du matériel simple, et travaillait à la force de ses bras, mais il avait fini par céder à la facilité de la technologie. Même si le son strident des roues l’irritait, c’était un petit prix à payer face au gain de temps, et surtout à la maîtrise que cela lui offrait. Avec très peu d’effort à faire, il pouvait se concentrer sur ses gestes et non sur sa force. Il dérapait beaucoup moins.

Il commençait par les extrémités. Avant, il y allait dans le tronc, découpait les parties les plus larges en premier, et gardait le détail pour la fin, mais il s’était vite rendu compte que cela faisait plus de dégât qu’autre chose. Le liquide pouvait sortir tranquillement par les premières ouvertures, et lorsqu’il s’attaquait à la pièce maîtresse, il n’y en avait plus assez pour gicler. Il se rappelait ses premières expériences, lorsqu’il y allait à la main en commençant par le milieu. Après une dizaine de secondes, tout l’espace autour de lui avait pris une couleur uniforme, et ses lunettes de protection étaient tellement enduites qu’il ne voyait plus rien.

Les lunettes avaient été l’idée de génie qu’il avait eue dès le début. La toute première fois, excité comme un fou, il avait acheté tout ce qui lui était tombé sous la main. Au moment de payer, il s’était dit qu’il pouvait bien essayer d’avoir du verre devant ses yeux, au cas où. Il s’était avéré que c’était presque nécessaire.

Il commençait donc toujours par les pieds. Là, il avait gardé le plaisir de la hache. Bien aiguisée, il pouvait trancher d’un coup sec, sans dégât. Il faisait les deux pieds, puis les mains. À ce stade, l’instrument avait besoin d’entretien, et il en changeait. Pour les coudes et les genoux, il utilisait une scie électrique. Une bonne maîtrise lui permettait de passer entre l’articulation, coupant ainsi les parties molles et évitant le plus possible les os. À ce moment, le sang coulait tranquillement, jusqu’au drain qu’il avait réparé pour l’occasion. Puis venaient les épaules et les hanches. De nouveau, la scie électrique faisait des miracles, découpant sans effort, tranchant de son bruit aigu. Là, il pouvait s’attaquer au tronc. Pour cette partie, il avait toujours aimé la tronçonneuse. Il avait l’impression d’être dans un film, de tenir un instrument de puissance entre ses mains. Une fois le travail fini, un petit coup, et il détachait la tête.

Un travail de minutie commençait. Il y avait beaucoup de choses à considérer sur un visage.

 

***