Incipits 11

C’était un endroit magique, il n’y avait pas d’autre terme. John mitraillait autant que possible, n’observant plus qu’à travers son objectif. Ils s’étaient arrêtés depuis presque trois minutes maintenant, et il en avait encore plein la pellicule. Il n’entendait même pas les moqueries d’Hélène et Jérémie, insensibles à la beauté de la nature sauvage, vraie, qui s’étendait jusqu’à leurs pieds, jusqu’à la falaise qui leur tournait le dos. Il y avait des pays qui n’avaient pas oublié ce qu’était un arbre, une jungle, une aventure. John en oubliait presque le bureau et sa moquette brune.

 

L’homme progressait à travers les herbes et les lianes qui tentaient de l’arrêter. Il n’entendait plus que son souffle, irrégulier et roque. L’adrénaline continuait de parcourir son corps, mais la sensation de douleur revenait, couvrant progressivement la peur panique et la sensation de ne pas être assez rapide. À chaque pas, il avait l’impression qu’ils seraient sur lui, l’impression qu’il ne manquait qu’une seconde pour sentir une brève piqûre, la souffrance qui s’étendrait sur tout son dos, à travers sa colonne, exploserait dans sa tête. Il n’avait plus la force de courir, avançait mécaniquement, chancelant à chaque pas.

 

John ignora une fois de plus le pique de sa sœur. Pour elle, c’était simplement une visite dans un pays étrange. Elle devait trouver tout ça sous-développé, et même si elle le nierait, il était sûr qu’elle ne comprenait pas ce qu’il y avait de mieux ici que de voir tout ça à la télévision. Avec en bonus une star quelconque en train de courir, poursuivie par des figurants déguisés en tribu exotique.

 

Un goût de sang dans la bouche. Ça montait de sa gorge. Quelque chose d’acide. Il sentit sa jambe fléchir et un bref instant il crut qu’il allait tomber. Si c’était le cas, il n’aurait jamais la force de se relever. Sa main glissa dans sa poche, et en sortit la bourse. Encore maintenant, il pouvait en sentir le contenu, deviner la forme au travers du tissu. C’était tout ce qui lui restait. Tout ce qui avait encore du sens. Il allait mourir pour ça, il le savait maintenant. Il ferma son poing. Ils ne le reprendraient pas. Il se battrait jusqu’au bout.

 

Il savait qu’il ne pourrait pas les forcer à rester bien plus longtemps. À contrecœur, il prit une dernière photo et rangea l’appareil. Déjà, les deux autres avaient rejoint la voiture et commençaient à klaxonner. Il fit un dernier tour sur lui-même, inspirant une dernière fois les bruits sauvages, les détails naturels, le chaos de la jungle.

 

Il entendit le son de la voiture sans réaliser immédiatement qu’il n’hallucinait pas. À quelques mètres, il distinguait une silhouette, un homme qu’il ne parvenait pas à détailler. Ses yeux ne lui renvoyaient que des images floues à présent. Il avait besoin de dormir, fermer les paupières un instant. Il n’entendait plus son souffle, peut-être s’était-il calmé. Il s’avança jusqu’à la silhouette. Un dernier pas, et ce serait bon. Il pourrait se reposer après ça.

 

John entendit quelque chose craquer derrière lui. Il se retourna, s’imaginant brièvement se retrouver face à face avec un animal étrange, un moment de film, sans écran pour effacer la terreur, le sang qui pompe, le souffle qui s’arrête.

C’était un homme. Les vêtements déchirés, le corps couvert de coupures, certaines déjà sèches, d’autres coulant abondamment. Il avait le bras avancé vers lui, et lui présentait son poing fermé sur quelque chose.

Jérémie et Hélène klaxonnèrent une fois de plus. L’homme fit un pas maladroit, et s’effondra. John n’avait toujours pas bougé.

 

***

Dix ans. Dix longues années pour en arriver à ce jour, cette heure, cet instant précis.

Il marcha lentement vers le bureau, sa canne marquant le sol comme un troisième membre.

Dix ans d’impatience sourde, grain de sable après grain de sable, à tirer des détails infimes qui mèneraient à d’autres, puis à d’autres, jusqu’à la pièce qu’il voulait. Une pièce d’un puzzle gigantesque, d’un mécanisme d’une précision surhumaine.

Assurant chacun de ses pas, il gagna le fauteuil dans lequel il s’assit doucement. Il était habitué à ce rythme. Chaque mouvement était calculé, contrôlé. Sa discipline complète. Rien n’aurait pu trahir cette rage, cette impatience qui grondait à chaque seconde dans sa tête. Il appuya sa canne contre le bureau et s’assura qu’elle n’allait pas glisser jusqu’au sol. Puis il corrigea sa position, redressa son dos et baissa les épaules. Une bonne position était importante, pour le corps comme pour l’esprit. Il prit une inspiration, à partir du ventre.

Dix ans. Lorsqu’il avait récupéré chaque pièce, chaque partie de son plan, nul n’aurait pu deviner ce qui se préparait. Un ensemble hétéroclite, chaotique. Parfois contradictoire. Il avait alors commencé à les placer, pion par pion, dans un ordre précis. Le temps était important. Chaque chose devait être à sa bonne place évidemment, mais aussi au bon moment. Il ne fallait pas d’erreur, mais il n’y en aurait pas. Il avait tout préparé depuis trop longtemps. Tout prévu. Tout calculé. Tout imaginé.

Encore et encore, il s’était repassé les étapes dans sa tête. Il rêvait la nuit de la conclusion, le moment où le plan aura terminé son enchaînement nécessaire, infaillible. Le moment de triomphe, après dix ans, après chaque jour passé à prévoir, prédire, acheter, construire, et chaque nuit passée à rêver, savourer, tourner dans son lit sans repos. Dix ans qu’il accumulait cette colère, et là, enfin, tout était prêt.

S’asseoir, se relâcher, et profiter du spectacle.

Il avança solennellement son bras et posa sa main sur le clavier. En face de lui, l’écran semblait dormir, attendant ses ordres. Il sourit.

Dix ans.

Il appuya sur le bouton.

 

***

« Madik… »

Ses yeux brûlaient de l’intérieur. Il garda les paupières fermées, mais la sensation ne partait pas. Sa tête tournait, effondrant toute possibilité de repère. Il avait très mal à l’arrière du crâne.

« Madik, réveille-toi… »

Le chuchotement résonnait dans son corps, comme un son trop grave qui ferait vibrer l’air de ses poumons. Ses oreilles sifflaient, et sa vue ne revenait toujours pas.

« Madik… »

C’était un murmure à présent. Il prit le risque de bouger ses bras et sentit le sol au bout de ses paumes. Une sensation d’écrasement le prit soudain, alors qu’il réalisait maintenant qu’il était allongé sur le ventre. Il voulut pousser, et l’afflux de sang dans sa tête se mit à marteler à un rythme élevé. Il se demanda brièvement si son cœur battait aussi vite.

« Madik, il est temps de se lever. »

Il poussa de nouveau et parvint à se mettre sur ses genoux. Il ouvrit lentement les yeux.

Il était dans une pièce sombre, heureusement. Les détails étaient encore flous, mais il estimait que les murs étaient gris. Métalliques, peut-être. C’était un carré relativement petit, trois mètres sur trois mètres. Le sol était en carrelage.

« Bienvenu parmi les vivants Madik. Ou les presque morts. »

La voix ne faisait plus siffler ses oreilles, mais la fréquence était toujours aussi basse. Si elle décidait de crier, il était possible qu’il soit obligé de se coller les mains sur les tympans.

« Je sais que tu as beaucoup de questions. Ça fait partie du jeu. Les réponses sont là, disséminées un peu partout. Si tu es prudent, peut-être que tu comprendras tout sans trop de dommages. »

Il chercha rapidement d’où venait le son mais ne parvint pas à identifier la source. Sa vue revenait rapidement. En face de lui, il y avait une porte.

« J’ai mis longtemps à tout préparer, mais maintenant, enfin, l’attente est terminée. Tout est en place. De l’autre côté de cette porte se trouve un labyrinthe. Un vrai, comme dans l’ancien temps. Un parsemé de pièges, d’énigmes, de plein de choses amusantes, tu verras. Le jeu est assez simple : lorsque tu auras trouvé la sortie, tu seras libre. Ne t’inquiète pas : tôt ou tard, tu seras dehors. Et… non, il ne t’arrivera rien. Ça n’est pas ce genre de jeu. Prends ton temps, réfléchis bien, et tu devrais pouvoir y trouver du plaisir peut-être, qui sait ? »

Il se releva. Son équilibre était instable, mais il parvint à s’équilibrer. Il n’y avait qu’une seule sortie. Il se dirigea vers la porte et posa la main sur la poignée.

« À propos, avant que tu ne commences. À chaque erreur, quelqu’un que tu connais mourra. »

 

***

Le temple résonnait des pas des disciples en train de préparer le rituel. Il attendit dans l’ombre que le dernier des enfants disparaisse dans les escaliers menant à la lumière. Il pouvait lire un certain empressement dans la démarche des retardataires. Personne ne voulait rester seul dans le temple des morts.

Il lui avait toujours semblé qu’on avait construit ces pièces souterraines dans le but d’apaiser le dieu des enfers, éviter sa jalousie pour les temples aériens, solaires, construits dans le marbre et l’or. Ici, tout était métal et pierre, le sol en simple terre tassée par les pas qui le foulaient. Même les prêtres ne s’attardaient pas.

Il sortit d’un renfoncement. Personne ne l’avait vu. Il était facile de se cacher dans ce temple aux murs irréguliers. Seul le centre était éclairé de toutes les façons. Certains disaient que le dieu des morts n’aimait pas la lumière, d’autres que l’ombre continuait son royaume, le prolongeait au travers des murs. Tout symbolisme effacé, il était persuadé que c’était une économie d’huile et de torche pour le dieu le moins populaire du panthéon.

Pour un dieu aussi craint, il ne comprenait pas qu’il y ait aussi peu de serviteurs dédiés. Bien sûr, tous l’imploraient durant la nuit, au chevet d’un malade, même avant de s’engager dans une ruelle sombre. Mais on le visitait le moins possible dans son temple.

Sauf lui. Il s’avança jusqu’à l’autel, gravé de crânes et de symboles monstrueux. Il trouvait ça plutôt comique. Lui s’était toujours représenté l’enfer comme un endroit sobre, hanté par des regrets plutôt que par des démons. Une plaine où des silhouettes tristes erraient sans but, à la recherche de souvenirs qu’elles ne parvenaient plus à recréer.

C’était ça qu’il aimait, dans cet endroit. Ce temple lui semblait être une bonne étape, une bonne préparation à l’étendue désertique qu’il s’imaginait. Philosophe, il était convaincu qu’il y avait une forme de sagesse à trouver dans l’absence de tout, dans l’abandon de ses espoirs. C’était pour ça qu’il s’agenouillait deux, trois fois par semaine, après s’être faufilé dans les escaliers torturés aux murs peints d’images effrayantes. Et ce jour-là, ses prières l’emmenaient jusqu’aux limbes, jusqu’aux ombres qui cherchaient à voir encore sans yeux.

« Ce ne sont pas vraiment des prières, tu sais. »

Il ignora la voix un moment. Elle semblait résonner dans sa tête plutôt que dans ses oreilles. Au départ, il crut à une pensée parasite, une réflexion qu’il se faisait à lui-même.

« Tu n’es pas assez intelligent pour ça. »

Intelligent pour quoi ?

« Pour avoir ce genre de pensées. Maintenant retourne-toi. Depuis le temps que tu viens chez moi, tu pourrais au moins me regarder. »

Paralysé, il observa fixement le mur en face de lui, sentant maintenant distinctement la présence dans son dos.

 

***