Incipits 10

Le ronronnement du moteur faisait vibrer l’air et ses nerfs. Ils avaient éteint les lumières depuis longtemps, et son voisin semblait s’être laissé emporter par l’inactivité jusqu’au sommeil. Mais pas lui.

Son dos était moite et sa chemise lui collait à la peau. Il sentait les gouttes perler sur son front mais n’osait pas bouger pour les essuyer. Il avait déjà passé la dernière heure à s’éponger et ça n’avait rien changé.

Il vérifia une fois de plus du bout des doigts si la valise était toujours entre ses jambes. L’hôtesse lui avait demandé au décollage de la glisser sous le siège en face de lui mais il ne l’avait pas fait. Il ne voulait pas perdre le contact.

Smith lui avait dit qu’il ne risquait rien, mais qu’il devrait tout de même se méfier. Smith en avait trop dit. Maintenant, ça frisait la paranoïa.

Et pourtant, il ne parvenait pas à se détendre. Son voisin ronflait doucement, comme lui lorsqu’il prétendait dormir pour éviter une discussion avec sa femme. Est-ce que ce passager à côté faisait aussi semblant ? Ils avaient partagé un regard et échangé un magazine. Est-ce que ce voisin avait regardé sa valise ? Il ne parvenait pas à se rappeler un geste révélateur, mais d’un autre côté il n’avait presque pas vu de curiosité non plus de la part de celui qui devait passer huit heures assis à côté de lui. Ça n’était pas normal non plus.

Il tenta de se remémorer ceux qui l’entouraient. Il devait y avoir une femme et son jeune garçon devant. Le gamin n’avait pas arrêté de sauter sur son siège, cognant ses genoux à chaque fois. Derrière, c’était un couple.

Ou un homme et une femme ? Ça pouvait être deux étrangers installés là par hasard, comme lui et son voisin. Qui y avait-il directement dans son dos, l’homme ou la femme ? La femme était assez jolie, blonde dans son souvenir. L’homme lui avait semblé jeune, jogging ou pantalon large, dans les tons bleu ou gris. Il n’avait pas fait assez attention. Devait-il se retourner ?

Il avait maintenant l’image d’une lame se glissant au travers de son siège, à travers le plastique et les coussins jusqu’à son dos. Et après ? Après, peut-être que le voisin était complice. Ils n’avaient plus qu’à prendre la valise entre ses jambes inutiles. Il pouvait mettre un autre coussin dans son dos, juste au cas où.

Il avait observé les agents de bord, mais n’avait rien vu de particulier. Il avait attendu le regard révélateur dans sa direction, sans le détecter. Encore une fois, il avait nécessairement affaire à des professionnels.

Il regarda sa montre. Encore cinq heures. Cinq heures de ce calvaire dans la pénombre avant l’atterrissage. Une goutte sur son front commença à couler doucement. Il la laissa glisser nerveusement jusqu’à son col.

 

***

C’était dans l’air. Le parfum de lavande, le son des criquets, même le vent plus chaud, plus doux, caressant son bras et son visage au travers de la fenêtre ouverte. Le paysage était devenu plus jaune, les arbres plus larges et plus solitaires, et déjà il avait l’impression de se calmer, de prendre le rythme de la région en quittant celui de la ville et de l’autoroute. Il était parti depuis longtemps, et même s’il était revenu de temps en temps, c’était toujours pour des vacances, pour des moments provisoires, des parenthèses familiales. Il avait toujours fait ce qu’il fallait pour l’établir clairement. Il avait toujours eu une date de retour fixe avant d’arriver, et ne l’avait jamais changée. Aujourd’hui, il ne savait pas exactement combien de temps il resterait.

Même au milieu de ces parenthèses, même avec cette rigueur distante, il avait toujours été sensible à ce changement de ton, d’atmosphère. Il y avait un moment précis, un virage, le détour d’une masse rocheuse, et il était dans un autre endroit. L’air changeait, les couleurs, le ciel était plus bleu, plus fort, le soleil plus présent et caressant.

Il fallait une demi-heure pour rejoindre la maison. Sur place, personne ne l’attendait. Il laissa ses valises dans la voiture et alla ouvrir la porte. L’intérieur lui donnait l’impression de n’avoir jamais changé. Les souvenirs pêle-mêle, le carrelage d’une autre époque, les murs blancs. Il alluma les lumières et rejoignit rapidement sa chambre.

 

Depuis la mort de son père, il n’avait pas eu le temps de faire son deuil. En fait, il n’en ressentait pas le besoin. Ça n’était pas un manque d’affection, simplement leurs vies s’étaient séparées plusieurs décennies plus tôt. Il avait le souvenir clair du petit homme tranquille, gentil mais superficiel, qui savait écouter mais qui n’avait rien à dire. Il avait aimé son père, mais avait rapidement pris tout ce que le jeune veuf avait à donner. Il n’avait pas voulu de sa petite vie tranquille, vieux à quarante ans, connu de tous mais sans réel ami.

Une semaine. Il s’était donné une semaine pour classer l’important du superflu, de l’inutile d’une vie. Retrouver les papiers, la comptabilité, quelques photographies. Le reste, bibelots, meubles, accessoires divers, il les remettrait à un commissaire priseur, et serait de retour le plus vite possible chez lui.

C’est au deuxième jour qu’il trouva la photo. Elle représentait un groupe de jeunes personnes armées, l’air grave, posant cigarette à la bouche.

L’homme au premier plan était son père.

 

***

 

Si je t’écris cette lettre, ça n’est pas par amour, bien que mon affection pour toi ait toujours été présente et entière. Tu étais et reste encore aujourd’hui la première pensée de ma journée, et celle qui m’endort le soir quand on ne triche plus et qu’il ne reste que l’important pour conclure le temps passé éveillé. Pourtant, ça n’est pas ce qui me pousse aujourd’hui à rédiger ces mots difficiles, ne sachant pas quand j’aurai terminé, si j’aurai le courage de le faire, encore moins si ces pages te parviendront un jour. Je ne suis pas à la fin de ma vie, il me reste encore des années à passer parmi vous. Je n’ai pas non plus eu d’épiphanie, je n’ai pas fait de retour sur ma vie, ma jeunesse, les activités que j’ai trop longtemps cachées. Si j’écris maintenant, c’est que je l’ai revu, après toutes ces années, au hasard d’un coin de rue. Même si nous ne nous sommes pas regardés, nous nous sommes reconnus. Je ne sais pas ce que nous allons faire, si l’un d’entre nous va partir, changer de pays et d’identité comme nous l’avons si souvent fait. Peut-être comme moi a-t-il maintenant une famille, une raison de rester. Si c’est le cas, nous serons amenés à nous croiser de nouveau, et je ne suis pas sûr que nous prétendrons cette fois-ci. Je sais que pour ma part, je ne pourrai pas disparaître une fois de plus. Je ne m’éloignerai pas de toi, et c’est pour cette raison que j’écris cette lettre aujourd’hui. Si quelque chose se passe, quelque chose d’extrême et d’incompréhensible pour ceux qui n’étaient pas avec nous, trente ans plus tôt, je veux que toi, tu puisses savoir pourquoi.

J’ai longtemps eu l’impression que ma vie s’était arrêtée à ce moment fatidique. Un instant qui a scellé qui j’étais. Les hommes pensent que la vie cesse lorsque la vieillesse nous rattrape, lorsque l’idée de la mort devient concrète, attendue. Je sais que ça n’est pas vrai. La vie s’arrête lorsqu’on découvre qui on est, qui on est réellement. Ça nécessite un événement fort, un test où on ne peut tricher. On ne change pas, pas à ce point. Ce cœur, ce noyau au centre, il reste le même, de la naissance au dernier souffle. Il n’y a plus de surprise pour moi. Comprends-moi : tu as été pour moi le moment le plus merveilleux, le plus inattendu. La joie que j’ai ressentie à t’observer, à vivre à tes côtés, à te voir évoluer, est jusqu’à aujourd’hui inégalée. Rien ne pourrait revenir sur ce que tu as représenté pour moi.

Rien non plus ne pourra revenir sur ce que je suis, et ce qui m’a fait agir comme je l’ai fait, trente ans plus tôt. C’était en été, et nous étions en guerre.

 

***

Le haut des immeubles masquait l’horizon, et donnait de cette hauteur l’impression d’une cité qui s’étendait sans fin. À cette hauteur, celle-ci donnait également l’impression de ramper à ses pieds.

La vitre partait de la moquette jusqu’au plafond, un véritable mur de verre qui encerclait son étage. Lorsque le soleil éclairait trop directement, les glaces s’assombrissaient de façon sélective. Il avait lu le terme « intelligent » dans un rapport pour définir leur fonction.

Il avait trouvé que c’était une parfaite métaphore. L’intelligence était vue aujourd’hui comme un comportement réactif. Bien agir, être prévisible et solide. On pouvait compter sur ces vitres pour réagir comme il le fallait.

Il en allait de même des hommes. C’était sur cette illusion, cette base que le monde moderne s’était construit. Un comportement intelligent était celui qui ne surprenait pas. Quelle erreur.

La ville rampait à ses pieds, et comme le tout premier jour où il était entré dans ce bureau, il s’en lassa presque immédiatement. Il le regrettait un peu, mais c’était déjà trop tard. Lorsqu’il avait encore eu la faculté de s’émerveiller, il avait été aveuglé par l’ambition, la volonté de devenir quelqu’un. Maintenant, il faisait poser des vitres qui s’assombrissaient pour qu’il ne soit pas importuné par le soleil. Dans une autre époque, il aurait eu des hommes dont le rôle aurait été de porter un drap pour masquer l’astre. Un journaliste avait dit ça sur lui, en plaisanterie. Il n’avait pas trouvé ça drôle. Il avait trouvé ça vrai.

Ça lui avait pris dix ans. Arriver au sommet était facile, évident même, lorsqu’on avait trouvé la bonne route. C’était là bien sûr que se trouvait la subtilité. Trouver la bonne voie. Pour lui comme pour tant d’autres, elle était restée cachée jusqu’à tant qu’on la lui montre. Qu’on l’ouvre pour lui.

Il savait comment le monde fonctionnait. Le monde aussi était « intelligent ». On lui avait ouvert la porte, et il y avait un payement qui allait avec. Aujourd’hui était le dixième anniversaire de son ascension. Aujourd’hui, elle viendrait pour collecter.

 

***

Par où commencer ? Comment débuter correctement, au bon moment, cette histoire, comme elle le mérite ?

Il faudrait déjà bien comprendre ce que doit être le « bon moment » pour pouvoir le cerner, le découvrir parmi tous les éléments, tous les événements successifs qui ont conduit inexorablement à la conclusion la plus évidente, la plus nécessaire.

Inexorablement. Tout est là. Le premier fait, l’instant marquant qui a permis de continuer la file logique, le point de pivot duquel l’action s’est enchaînée, comme une pluie qui d’un coup trouve le lit de la rivière, le coin du trottoir. De là, il n’y a qu’une route, qu’une direction possible, jusqu’à la mer, jusqu’à la fin de l’histoire.

Bien sûr, on pourrait remonter plus tôt. On pourrait penser commencer à la naissance de notre protagoniste. À la rencontre de ses parents, dont les circonstances ont déterminé l’amour, et l’atmosphère dans laquelle leur enfant a grandi. On pourrait prétendre que c’est la formation de sa personnalité qui l’a conduit à réagir comme il l’a fait, qui a déterminé comment il vivrait les situations futures, dont celle qui nous intéresse particulièrement ici.

Mais, à remonter ainsi, on pourrait retourner au premier homme, à la première femme, à la première rencontre et les événements qui ont marqué les générations suivantes en vagues incessantes, en rebonds dont les conséquences ne finiront jamais.

Non, il vaut mieux commencer par un événement à l’échelle humaine, par une compréhension directe de cet inexorable que nous cherchons. Sans chercher à percer les mystères de l’inconscient, du destin, de la fatalité conséquentialiste, on pourrait dire que cette histoire a commencé le 2 juin. C’était un vendredi.

 

***

La cour était en émoi. C’était la première fois qu’un messager d’Arkon traversait la rivière de Jusitar, frontière de Lordor. Les rares rencontres se passaient dans le territoire d’Utal, entre les deux royaumes, terre vierge et sauvage dont personne ne voulait.

Dans la vaste salle ornée d’or et de marbre, chacun avait revêtu une tenue spécialement pensée, la plus riche pour les courtisans, la plus martiale pour les militaires. Tous étaient présents, l’air vibrait des chuchotements tendus et des spéculations les plus folles : il n’y avait pas eu de contact avec Arkon depuis plus de cinquante ans, et aucun signe n’avait permis de prévoir les raisons de cette soudaine rencontre. Seul le roi Gregor maintenait un visage fermé, indéchiffrable. Il restait immobile sur le trône, au côté de la reine et de ses plus fidèles conseillers, les regards régulièrement tournés sur lui.

Lorsque le page entra pour annoncer le messager, une brève exclamation parcourut la salle, suivie d’un silence chargé. Un homme entra immédiatement après.

Il avait une trentaine d’années. Habillé tout en noir, les vêtements de voyage salis par la longue route, on pouvait distinguer le blason d’Arkon sur sa poitrine, discrètement brodé. L’homme portait une sacoche dans son dos, qui attira immédiatement l’attention de tous.

Son visage était également indescriptible. Les yeux plissés, presque fermés, la bouche droite sans expression, l’homme avait un visage tassé par l’expérience, affermi par la charge de sa mission. Il marcha d’un pas de soldat jusqu’aux escaliers qui menaient au trône.

« Je porte un message de la part de mon souverain, le roi d’Arkon ». Sa voix résonna dans la salle, soulevant une nouvelle vague d’exclamations. Il s’exprimait avec l’accent guttural que tous avaient oublié, et quelque chose d’autre, de plus sombre, de plus contrôlé. Personne ne savait ce qu’il se passait derrière la falaise d’Artance, frontière d’Arkon. On parlait de plaines de cendre, de vent froid et sec, de roches saillantes qui coupaient le cuir le plus épais. Personne ne doutait de la force de caractère de ces voisins redoutés, encore moins maintenant qu’ils en avaient un représentant sous leurs yeux. L’homme sortit de sa sacoche un parchemin, et il attendit.

Guenial, le plus jeune général du royaume, descendit les marches du trône jusqu’au messager. Les deux hommes se jaugèrent un instant, et le général prit le parchemin. Puis il se tourna pour l’apporter au roi.

Il n’était qu’à mi-chemin lorsque l’homme d’Arkon réagit. Trop rapide, trop soudain pour que quiconque puisse l’arrêter, il bondit vers l’avant, d’un formidable saut qui l’amena en deux enjambées jusqu’au trône. Dans sa main, l’éclat d’une lame brilla rapidement, éclair dirigé sur le roi.

 

***