Incipits 1

C’est à la radio qu’on voit les plus beaux bateaux. Cette phrase dans la tête au réveil. Et depuis elle sait. Le signal qu’elle attendait. Qu’elle espérait. Le signal qu’elle redoutait peut-être. Là, dans cette phrase. Elle sait. Maintenant elle sait qu’elle doit partir. Elle reste là, hébétée. Encore abasourdie par cette révélation. Une phrase stupide au sortir du sommeil et sa vie bascule. Irrémédiablement. Pourtant elle n’a aucun doute. Même si le signe est futile, elle doit s’en aller. C’est une absolue certitude.

 

À silver thunderbird. Anne éteint brusquement l’auto radio. Elle roule dans le silence de la nuit. Le monde  réduit à l’espace lunaire de ses phares. Elle regarde la radio muette. À silver thunderbird. Elle a toujours adoré cette chanson. La voix de Marc Cohn. Et sa tendresse pour parler de son père. Elle n’y avait jamais prêté attention. Jamais avant ce soir. Jamais avant qu’elle ne parte à la recherche de son père. Malgré elle, Anne se met à fredonner la chanson. Et son père, a-t-il un jour conduit une thunderbird ? Quand elle était enfant peut-être, et qu’il venait de l’abandonner. Il l’a peut-être abandonnée pour une thunderbird. Il doit toujours l’avoir. Cette voiture, c’est sa vie. Alors il en prend un soin extrême. Ça occupe tout son temps. C’est pour ça qu’il ne lui a jamais écrit depuis trente ans. Jamais téléphoné. Il n’est jamais venu la voir. C’est comment une thunderbird ? C’est comment un père ? Anne accélère. L’autoroute est déserte cette nuit d’hiver. Des lumières violentes qui se rapprochent à toute allure. Anne freine et s’engage brusquement sur la bretelle d’accès à la station-service. Le café est tiède et poisseux. Elle en prend pourtant un second. Pour mieux faire passer les deux aspirines. La nuit encore. La route. Les kilomètres. Si elle garde cette moyenne, elle sera à Grasse au lever du jour. Que va dire sa mère. Qu’est-ce qu’elle va dire à sa mère. Plus de vingt ans qu’elle a cessé de lui poser des questions sur son père. Lassée par les réponses toujours différentes. Si seulement elle lui avait dit qu’il était mort. Mais non, elle ne l’a jamais fait. Alors Anne a décidé de le tuer. Puisqu’il la niait, elle aussi allait le faire disparaître. À tout jamais. À tout jamais jusqu’à ce matin. C’est à la radio qu’on voit les plus beaux bateaux. Cette phrase. Cette phrase et le besoin immédiat de son père. Le besoin vital de son père. Il faut qu’elle sache. Il faut qu’elle puisse respirer. Il faut qu’elle se débarrasse de cette petite fille apeurée au fond d’elle-même. Il faut qu’elle tue définitivement son père. Enfin.

 

***

 

Ne penser à rien. Ne rien voir. Ne rien entendre. Il fallait se concentrer sur le souffle. C’était ça : le souffle. Inspirer. Expirer. Inspirer, expirer. Inspirer, profondément ; retenir un instant. Expirer.

Il n’ouvrit pas tout de suite les yeux. Il savait qu’il ferait sombre, de toutes les façons. Trop sombre pour faire plus que distinguer. Et au-delà de la pièce, à sa droite, il ne verrait rien du tout.

Inspirer, expirer.

Pourquoi est-ce que ça lui faisait toujours ça ? Les plus vieux disaient que ça ne passait jamais. C’était toujours là, il fallait apprendre à en faire une force.

C’était une drôle de façon de le présenter. Là, tout ce qu’il était capable d’en obtenir, c’était des jambes molles.

Inspirer, expirer.

À côté de lui, Karen regardait un point fixe devant elle. Chacun avait sa façon de réagir avec le phénomène. Elle semblait en transe. Il la connaissait vivante, exaltée, capable de pleurer à volonté, toujours prête à hurler, se battre, rire, danser. Elle jouait beaucoup sur son énergie pour se distinguer, mais contrairement aux autres, elle le faisait avec naturel. Ou elle avait l’air naturelle, ce qui ici revenait au même.

Inspirer, expirer.

Il pouvait les entendre à présent. Comme un bourdonnement, une présence sonore en arrière-plan, sourde, lourde, fumante, obsédante. Les yeux pointés sur eux, attendant qu’ils apparaissent soudain, épiant leurs défauts, la fausse note, le faux pas. C’était comme un duel. Un duel de talent, un duel de volonté. Je peux tricher sans que tu le voies. Je peux être quelqu’un d’autre sans que tu me reconnaisses.

Inspirer, expirer.

Il sentit une main sur son épaule et commença à marcher. Le signal était donné, il ne restait que quelques secondes maintenant. Quelques secondes et tout serait fini. Tout commencerait.

Inspirer, expirer.

Il s’arrêta à sa place, un peu plus loin que Karen. Il se tourna lentement vers elle. À sa gauche maintenant, le bourdonnement s’était tu. Ils les avaient sentis, les avaient devinés. La tension entièrement tournée sur eux, prête à bondir, prête à les avaler.

Les coups retentirent. Il se sentit se raidir d’un coup. Paniqué, il chercha partout autour de lui, aussi loin que ses yeux pouvaient tourner, n’osant pas bouger la tête. Puis il vit Karen.

Elle le regardait maintenant. Elle souriait.

Il lui sourit en retour.

Lumière. Le rideau s’ouvre.

 

***

 

Elle ne comprit pas tout de suite où allait l’entraîner la décision qu’elle prit ce matin-là. Ça commença subtilement, presque imperceptiblement. Le tremblement des paupières. Comme le frémissement de la brise dans les rideaux. Et cette incapacité soudaine à ouvrir les yeux. Bien plutôt, le refus d’ouvrir les yeux. Pas maintenant. Pas tout de suite. Pas ce matin. Alors elle s’étira. Soupira. Bascula sur le côté. Et se rendormit. Quand ses paupières se levèrent malgré elle, elle posa ses yeux sur le réveil. 11 heures. Une lumière grisâtre, sale, s’arrêtait devant les persiennes. N’essayant même pas de pénétrer dans la chambre. Elle s’enroula dans la couette et tenta de faire le point. Mardi. Novembre. Le troisième mardi de novembre. Combien de troisièmes mardis de novembre avait-elle déjà vécus. Quarante-sept. Quarante-huit. Avec cette même lumière blafarde. Ce même ciel triste. Cette absence de lumière et de ciel. Elle se demanda ce qui l’avait poussée à se lever, ces quarante-sept ou quarante-huit troisièmes mardis de novembre. L’école. Le travail. Les enfants. La vie. Non, pas la vie. La société. Le quotidien obligé. Mais ce matin, elle décida de refuser. Elle décida de ne pas se lever.

Pour la première fois de sa vie, elle se révoltait. Elle serait une rebelle en douceur. Une rebelle allongée dans la douceur de son lit. Ce serait sa lutte passive contre le quotidien. Contre le vide. Le désespoir. Contre une vie imposée dont elle ne voulait plus. Elle ferait grève de la vie chaque troisième mardi de novembre. Tous les troisièmes mardis de novembre qu’il lui resterait à traverser.

Elle se rendormit en souriant. Sereine. Apaisée. Insouciante. Légère comme les plumes de la couette qui la recouvrait.

Elle dormit pendant encore trente-deux ans.

 

***

 

Il existe tous genres d’histoires. Des histoires comiques, pour les dîners qui s’éternisent, qui ne trouvent pas de relations entre les convives, pour sauver une soirée. Les histoires à morale, qui servent à bourrer le crâne des gamins alors même qu’ils tentent de s’endormir, et à leur en rajouter une couche après leurs douze heures d’école obligatoire : c’est pas bien de voler, c’est pas bien de mentir.

Les histoires d’amour. Ça, c’est pour séduire, pour passer soi-même pour un romantique, et faire croire à la fille qu’elle va vivre la même chose si elle passe la nuit avec vous, ou même si elle se laisse un peu toucher.

Et les histoires d’horreur. Celles qu’on se raconte autour d’un feu de camp, dans la forêt, à quinze minutes de la voiture et à une heure de la ville, avec l’impression qu’on est isolé, à plus de cinq minutes de marche du prochain campeur. L’histoire du fantôme qui va vous réveiller cette nuit. L’histoire du tueur qui va venir dans la chambre des jeunes filles qui citent son nom en ricanant, excitées parce qu’elles sont cinq dans une même chambre et qu’elles n’ont pas école le lendemain. Celles qu’on regarde au cinéma, écrites rapidement par un gars sans imagination pour que les copines sursautent et se précipitent dans les bras de leurs voisins.

Et puis, de temps en temps, il y a une histoire vraie. Celle qu’on ne veut pas raconter, parce qu’il n’y a pas de but : juste un souvenir. Un souvenir atroce, qu’un romancier de bouquin policier tire d’une cervelle torturée pour attirer la soif de sang de ses lecteurs.

Mais j’ai promis que je la raconterai. J’ai promis que ça se saurait, que ça serait dit, dans sa vérité la plus crue. Pas de bravoure insensée, pas de sursaut d’intelligence au bon moment, pour rassurer le lecteur à moitié endormi dans son fauteuil. Ça n’est pas une histoire. C’est un témoignage. Mon testament.

C’était un jeudi.

 

***

 

Le couteau. C’était le couteau qui la gênait. La perturbait. Il était là devant elle. Posé, innocent, sur la planche de travail. Immobile. Comme s’il attendait. Ou comme s’il se reposait. Elle le fixait depuis cinq minutes. Elle aurait su dire le nombre exact de crans de sa tranche. La longueur de sa lame. Son épaisseur. La noirceur du manche semblait limpide. Elle pensa que c’était un oxymoron. Une noirceur limpide. Elle rit nerveusement. Ses mains se mirent à bouger. Seules. Indépendantes. Comme détachées d’elle. De son corps. Elle les regarda, mais ne sut décider si elles voulaient se cacher ou s’emparer du couteau. Un effort de volonté, et elle crispa les poings. Enfouit les mains dans ses poches. Les immobilisa. Pour combien de temps.

Elle fixa à nouveau le couteau. Il n’avait pas bougé. Comme si un couteau pouvait se mouvoir tout seul. Elle remarqua les trois gouttes de sang qui s’échappaient paresseusement de la lame, pour aller s’écraser sur le bois de la planche de travail. Et s’enfouir en lui. Des taches brunâtres apparurent immédiatement, comme pour mieux souligner leur fuite. Une autre goutte se forma au bord de la lame, entre la quatrième et la cinquième dent. Elle resta deux minutes à la regarder disparaître à son tour dans le bois.

Elle essaya de calculer le nombre de gouttes que contenait encore tout le sang accumulé sur la lame. Il faudrait deux jours entiers pour que le sang s’écoule totalement. Qu’il n’en reste plus aucun souvenir sur la lame. Pour que le couteau retrouve sa virginité originelle. Et que son acte soit effacé.

Elle décida alors de ne plus jamais trancher la tête d’un poulet.

 

***

 

Il était une fois, dans un petit village plein de lumière et de gaieté, une petite fille du nom de Libellia. Elle n’avait pas beaucoup d’amis, parce que les autres enfants la trouvaient étrange, mais elle s’en fichait. Parfois, elle pouvait rester des heures entières à regarder le ruisseau qui coulait à l’orée de la forêt, ou les rides d’eau qui couraient sur la route les jours de pluie, ou le fond du puits lorsque personne ne venait faire tourner la grosse manivelle pour remonter le seau.

En fait, Libellia avait un secret. Elle pouvait parler à l’eau.

Et l’eau lui racontait des histoires à chaque fois qu’elle le lui demandait. Des histoires de son voyage, des pays en amont, jusque dans les grottes des montagnes, ou parfois la vie en condensation dans le ciel, les chutes en gouttes et la douce chaleur en rosée le matin.

Et Libellia écoutait ces récits de voyages, de châteaux lointains et de créatures dans les souterrains, des poissons et monstres qui vivaient dans les lacs plus haut, des bateaux qui se servaient des fleuves pour transporter les marchandises et les soldats. À neuf ans, Libellia en savait plus sur le monde que le plus vieux de son village.

Parfois, elle allait se baigner, et l’eau lui enseignait comment se déplacer au milieu d’elle, comment utiliser sa force pour avancer plus vite que les poissons. Elle lui disait quelle plante pouvait être mangée ou l’aider à guérir, quelle pièce pouvait briller, où se trouvaient les objets perdus par les autres villageois. Libellia aidait ainsi les gens autour d’elle sans leur expliquer comment elle faisait, et ils la pensaient simplement chanceuse.

Notre histoire commence une nuit, alors que la pluie battait contre les fenêtres de la petite chambre de la petite fille. Habituellement, le cliquetis était comme une berceuse, chantée pour endormir Libellia. Mais cette nuit, la pluie criait pour la réveiller. C’était un cri d’alarme.

 

***

 

Sept heures du matin. Elle bondit hors du lit avant même que le réveil ne sonne. Elle ouvrit les fenêtres et les volets, laissant couler dans la chambre la lumière fraîche du petit jour.  Elle n’avait jamais aimé les matins. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, se lever s’était toujours apparenté à une torture. Quitter la douceur du lit. S’arracher à la tiédeur de la couette. Interrompre un rêve pastel. Enfant déjà, les horaires imposés étaient ses ennemis les plus intimes. Et les plus forts. Très tôt elle s’était inventé des maladies. Des fièvres inconnues. Des migraines fulgurantes. Des crampes paralysantes. Des douleurs insondables. Tout ce qu’elle pouvait pour retarder le moment du lever. Ou l’abolir pour des jours entiers. Elle avait grandi en avalant force bouillons de poule. Tisanes amères. Purées incolores. Autant de nourritures insipides qui étaient devenues ses petites madeleines.

Elle n’avait pas seulement raté des quantités d’heures de cours. Elle avait également raté des rendez-vous avec la vie. Voyages annulés. Travail refusé. Amour déçu. Et surtout, elle ne savait rien du premier rayon de soleil. Du ciel délicatement rosi. De la gracilité de l’air. Du parfum sucré de la rosée. Elle ignorait tout du lever du monde.

Pourtant, à refuser cette innocence, elle avait gardé la sienne intacte. Pure. Sans tache. Elle ne savait la ville qu’illuminée. Les gens éveillés. Jamais elle ne voyait les déchets ramassés au petit jour. Jamais elle ne croisait les visages maussades du premier métro. En évitant les sommeils interrompus, elle s’était protégée de la pesanteur du quotidien.

Mais ce matin n’était pas un matin comme les autres.

 

***