Incipits 8

Il fallait faire vite.

Il passa la porte en tentant de ne pas courir. La nuit, le bureau avait l’air très différent. Ses réflexes n’avaient pas le même sens. Il aurait dû regarder dans le couloir avant d’entrer. Il se retourna, mais la porte se refermait déjà toute seule. Il n’osait pas perdre de temps à retourner regarder. Il accéléra jusqu’au bord de la course, jusqu’au bureau de son superviseur. La porte n’était pas fermée. Lorsqu’il entra, elle resta ouverte. Le reste de la grande pièce emplie de petits espaces de travail lui semblait sinistre sans lumière. Sans activité.

L’ordinateur était en veille. Il appuya sur une touche. Il sortit le papier de sa poche. D’abord, le mot de passe. Les dossiers apparurent. Il vérifia une autre fois le nom sur le papier. Il y avait de l’humidité sur son front.

Il se retourna d’un coup, bondissant, incertain. Il avait entendu quelque chose, quelque chose comme un souffle ou un frottement, qui venait de l’ombre. De l’autre côté du bureau. Il observa la salle de travail immobile. Des bureaux, des murs bas, des chaises, des photocopieuses, il y avait tellement de places pour se cacher, pour l’attendre au détour d’un mur. Personne ne pouvait l’avoir suivi ici, personne ne savait qu’il y serait. Il se retourna vers l’écran, s’épongeant le front de sa manche.

Il ouvrit le dossier. Sélectionna les fichiers. Il les effaça. Le papier disait de retourner en lignes de commandes. Effacer proprement. Il relut la séquence. Il commença à la taper. Vérifia encore sur le papier.

Il avait définitivement entendu un bruit. Il observa un long moment, immobile, l’obscurité. Il n’y avait aucun mouvement, plus aucun son, mais il pouvait le sentir. Il était maintenant persuadé, comme un enfant seul dans sa chambre, que quelqu’un l’attendait. Dans le bureau, il ne pensait pas risquer quoi que ce soit, il ne voulait pas imaginer qu’il le pouvait. Mais il devait passer par l’aire de travail, et ses nombreux recoins. Personne ne pouvait savoir qu’il était là, sauf celui qui lui avait donné le papier. Il savait qu’il ne le trahirait pas, il s’était posé la question déjà, mais aujourd’hui, il se rendait compte qu’il n’était plus utile après cette étape, après avoir tout effacé. C’était idiot, n’importe qui aurait pu venir à sa place et faire disparaître les fichiers, il n’y avait pas besoin de l’envoyer lui, c’était un travail d’équipe.

Il relut rapidement le papier. Il n’arrivait pas à se concentrer. Il voulait partir. Il lança la séquence. L’ordinateur confirma. Il restait les dossiers physiques. Le papier. Il avança vers l’aire de travail. Les archives se trouvaient de l’autre côté. À la porte du bureau, il s’arrêta. Il en était sûr.

Quelqu’un l’attendait. Quelqu’un se trouvait caché quelque part, entre les bureaux, dans le labyrinthe de faux murs, et attendait qu’il passe à côté de lui.

 

***

Je suis le capitaine Vergas du FF-Falcon 117, et ceci sera mon dernier message. Pas que je pense mourir demain, malheureusement, mais j’ai pris la ferme décision de ne pas faire de l’enregistreur officiel un outil pour combattre ma solitude.

Je me rends compte qu’il y a beaucoup de choses sous-entendues, beaucoup d’événements non reportés ici qui rendent cette introduction étrange pour les improbables spectateurs de ce qui sera probablement mon épitaphe. En premier lieu, mon nom est Frank Vergas, et mon titre officiel, celui que je portais en quittant la Terre, est Premier Lieutenant. Les événements de ces derniers mois ont conduit à changer ça, et cela fait tellement de temps qu’on ne m’appelle plus que par mon patronyme que « Frank » ne me semble plus qu’une lointaine connaissance, un souvenir diffus d’un rêve déjà effacé.

En deuxième lieu, je dis qu’il n’y a que peu de chance pour que je sois mort demain parce que rien ne met ma vie en danger, à part peut-être l’absolu manque d’espoir. Peut-être aurais-je dû commencer d’une autre façon. Il y a maintenant trop longtemps que j’ai négligé mes devoirs de Capitaine, mais l’urgence de ces derniers mois ne m’a pas laissé le loisir de tenir à jour l’enregistrement. Maintenant que je n’ai plus que du temps devant moi, je peux rattraper le retard pris, avec peut-être plus de recul que ce que j’aurais eu il y a quelques semaines seulement.

Mon nom est Frank Vergas, Premier Lieutenant pour la Terre, Capitaine par la force des choses, à bord du vaisseau de transport FF-Falcon 117, en direction de la planète Palamea et qui n’atteindra jamais sa destination.

Je suis également le dernier survivant.

 

***

Ça commençait toujours comme ça. Il courait dans une forêt aux arbres droits, sans branches et sans feuilles, juste les troncs rigides et morts, disposés régulièrement en piliers funestes portant un ciel gris, sombre et mouvant. Au sol, il n’y avait que de la cendre.

Il savait qu’il courait depuis longtemps, mais il ne ressentait aucune fatigue. Il avait toujours l’impression de poursuivre une longue fuite, la fin du rêve précédent, le souffle de la bête sur lui juste avant de se réveiller, un répit de quelques jours avant de reprendre son échappée impossible, son chasseur lui laissant à chaque fois une nouvelle avance pour augmenter le plaisir de sentir la proie espérer, fatiguer, abandonner puis espérer de nouveau.

Toujours, la bête le rattrapait. Il n’avait jamais osé se retourner, la chercher, la confronter, il avait toujours su que ça n’était pas son rôle. Son rôle était de courir, homme traqué et marqué, sans chance de survie, et pourtant il devait fuir, jusqu’à ce qu’il sente la respiration sur son épaule, l’odeur froide et déterminée, le souffle expiré volontairement sur son cou, pour qu’il sache qu’il était atteint, qu’il ne pouvait plus s’échapper, que la fin était arrivée. Puis, inlassablement, il se réveillait.

Il ne s’était jamais redressé. Il n’avait jamais crié, jamais essuyé une couche de sueur nocturne. Il ouvrait simplement les yeux, et pendant un bref instant, il avait l’impression d’un dernier souffle, une dernière caresse sur son cou, une promesse de se retrouver. Il ne gagnait que quelques jours. La bête était après lui, inévitablement, quelques rêves plus tard.

C’était la seule image qui lui restait clairement. De ses autres divagations, il n’avait que des impressions éphémères, des taches sur ses yeux le matin qui disparaissaient après quelques pas hors de son lit. Mais la bête, elle, le hantait à chaque fois qu’il fermait les yeux, et la certitude qu’il ne s’échapperait pas la prochaine fois. C’était il y a trois semaines. Cette nuit-là, il avait décidé de se retourner.

 

***

Le bruit était incessant, et se mêlait dans sa tête déjà troublée. Le gars en face frappait dur. Il n’avait pas été assez rapide, et s’était pris les premiers coups sérieux trop tôt. Ça réduisait ses performances et ses chances de placer un bon enchaînement. Il savait qu’il perdait aux points, il fallait qu’il s’avance, qu’il soit plus agressif, mais le jeune le tenait bien, le martelait de son allonge tout juste plus longue que la sienne. Dès le début, il s’était laissé mettre en défense, en pensant que l’autre, moins expérimenté, aller se fatiguer à chercher le show, le K.O. rapide. Il était resté sur sa faim bien sûr, déjà le huitième round, et il tenait encore. Mais lui aussi avait sous-estimé son adversaire. Le jeune continuait de danser, sautillant régulièrement, toujours sur l’attaque, ne laissant pas d’ouverture réelle où entrer pour renverser la situation. Et évidemment, à force de défendre, il avait fini par se prendre quelques coups trop précis, trop bien placés.

Le début du huitième, il avait cru que ça serait la fin. Il ne se voyait pas tomber, mais l’ouverture ne venait pas, et il avait trop de retard au pointage. Il n’avait jamais été un bon sportif. Il était de la vieille génération, un bagarreur, qui tenait et terrassait. Il n’avait jamais essayé de gagner au score.

Les coups directs, incessants, continuaient de tester sa garde. Il sentait l’acidité pomper dans ses bras fatigués, irrités d’encaisser ces assauts constants. Mais il savait qu’à l’instant où il baisserait ses gants, le revers partirait, solide comme un mur, avec la possibilité de le mettre par terre pour la première fois. Il ne tentait même plus de parer les coups dans le ventre, et se contenait de tourner un peu, effacer le gros de l’attaque, encaissant ce qu’il n’était plus assez rapide pour dévier. C’était comme ça qu’il s’était pris les premiers vrais enchaînements. Il avait baissé un bras pour arrêter le coup au foie, et c’était ce qu’attendait l’autre. Il était rentré directement, et les trois attaques avaient porté comme des marteaux. Sur le coup, il s’était stupidement senti fier de cette jeune génération qui allait remplacer les dinosaures comme lui. Il était rassuré : ces jeunes savaient taper.

Avec l’habitude, il sentait instinctivement la fin du round arriver. Il savait aussi qu’il était au bout de ses forces. Dix ans plus tôt, il aurait tenu tout le match, avec un sursaut d’énergie sur les deux derniers rounds. Ça avait toujours été sa force. Garder le meilleur pour la fin. Dix ans plus tôt. Cinq ans même.

Le jeune dansait toujours, sautillant à droite puis à gauche. Il le regardait, son beau visage concentré, l’assurance de celui qui gagne dans sa garde, dans ses coups. Il ne faisait pas d’erreur pour autant. Maintenant, le vieux le savait : ça serait son dernier combat.

La révélation était venue simplement, alors qu’il perdait, là, sur ce ring qu’il connaissait parfaitement. C’était son dernier combat, et tout était plus clair.

Les cris de la foule. Les spots concentrés sur eux, chauffant le carré, effaçant les ombres. L’arbitre à côté, à deux pas de distance. Son adversaire qui attendait l’ouverture.

Il baissa légèrement sa garde. Immédiatement, le jeune attaqua, feintant vers le bas pour agrandir l’ouverture. Mais tout était clair. Chaque voix, chaque spot, chaque mouvement. C’était la fin, le dernier combat. Le vieux lança son poing, alors que le jeune ne l’attendait plus, pensant toujours que son piège allait fonctionner. L’enchaînement tellement pratiqué. Les mouvements que l’on fait sans y penser.

Le jeune trébucha un moment, et s’effondra. Le dinosaure resta debout à côté, alors que l’arbitre lui faisait signe de regagner son coin. C’était fini. Même s’il se relevait, c’était fini. La situation était inversée. La confiance avait changé de main, et le match finirait sur un K.O. Son dernier match.

Le bruit de la foule qui l’acclamait, les commentateurs dont il devinait les mots. C’était son dernier combat. Autour de lui, les gens l’applaudissaient, hurlaient son nom. Son dernier combat. Il ferma les yeux. C’était il y a trois ans.

 

***

Lorsque le moteur s’éteignit, il attendit quelques instants dans la voiture. Il était encore temps de reculer, d’oublier, de laisser le problème à d’autres. Mais il savait qu’il n’y parviendrait pas. Le visage le hanterait jusqu’à le détruire petit à petit, jusqu’à la folie ou le suicide, s’il était courageux.

Le bruit de la portière le rassura un bref instant. Il prit les bidons dans le coffre, et le referma sèchement. Après ça, c’était le silence. En face, éclairée par les phares, la demeure semblait le regarder, attendre de l’avaler pour ne jamais le laisser partir.

Elle n’avait pas peur de lui. C’était la seule pensée qui revenait. Il s’avança, lentement, jusqu’à la porte. Elle s’ouvrit sans peine, sans bruit.

Une fois à l’intérieur, il eut du mal à se contrôler. Il traversa le hall à grandes enjambées, se forçant à ne pas se retourner. Il fallait en finir. Il grimpa les escaliers aussi vite que possible, arriva essoufflé au premier étage. Il ne parvenait pas à respirer calmement. L’impression qu’il devait faire le plus de bruit possible pour compenser le silence qui l’observait.

En face de lui, le couloir, et au bout la porte. Il resta un instant immobile, le souffle toujours pressé, son cœur faisant vibrer sa vision, résonnant dans ses tympans. Il commença à marcher sans y être prêt, ses pas étouffés par le tapis. Il avait l’impression de progresser dans une pente qui l’entraînait plus bas, vers un fond dont il ne ressortirait pas.

À mi-chemin, son bras commença à lui faire mal. Les bidons lui semblaient lourds, il voulait les poser. Il se sentirait mieux, léger, s’il pouvait continuer sans eux.

Il secoua la tête. Ça recommençait. Ça cherchait à l’empêcher. Il voulut accélérer jusqu’à la porte, mais n’y parvint pas. Ses épaules étaient très douloureuses, la tension progressait dans son cou, son dos, jusqu’à peser sur ses jambes.

Il posa la main sur la poignée. Il ne s’était pas vu arriver. Il ouvrit la porte, mais ne regarda pas. Il connaissait l’intérieur. Il savait ce qui l’attendait.

Avec peine, il s’accroupit et posa les bidons. Il avait toujours du mal à respirer. Peut-être devrait-il prendre une pause. S’asseoir un peu, il y avait un fauteuil à l’intérieur.

« Sors de ma tête ! »

Sa voix explosa et l’essouffla de nouveau. C’était la peur. Il avait l’impression d’avoir réveillé toute la maison. Elle le regardait, l’observait.

Il eut du mal à dévisser les bidons. Ses mains tremblaient, son bras toujours douloureux. Un geste incontrôlé renversa le premier, le liquide trouble imbiba le tapis et s’étendit dans la pièce. Il se leva, le deuxième bidon en main, et le jeta au centre de la salle. Il suivit la trajectoire de ses yeux, et c’est comme ça qu’il le vit. Sur le chevalet, en face de la porte. Le tableau. Le portrait. Les yeux l’observaient, directement. Entraient dans sa tête. Voyaient ses pensées, sa peur.

Il ne pouvait plus arracher son regard. Il fallait faire un mur, mais il ne pouvait pas bouger. Il n’atteindrait pas la porte. Tremblant, il fouilla dans sa poche. Il tremblait beaucoup, peut-être lui fallait-il un verre d’eau ?

Il sortit son briquet. Ses doigts étaient trop crispés pour lui obéir. Son souffle ne s’était toujours pas arrêté, et son bras tremblait maintenant violemment. Il avait mal. Il avait très mal.

Ça lui déchira la poitrine, d’un coup. Il pensa un moment qu’il se mettait la main sur son cœur, mais la douleur était inaccessible. Il tomba à genoux, incapable de se retenir. Il n’avait plus de force, mais il avait encore mal.

Le briquet.

Il fallait qu’il se repose. Allongé, il serait bien.

C’était une crise cardiaque. Le briquet était sûrement à portée. Il devait le retrouver.

S’il fermait les yeux une seconde, tout irait mieux.

Le briquet. Le feu.

Tout allait bien maintenant. Il ne serait plus seul.

 

***