Incipit 6

Un, deux, trois, soleil ! Il court, il court le furet. Pigeon vole ! Jacques a dit… Qu’est-ce qu’il a dit, Jacques ? Et c’est qui, Jacques ? Elle n’en avait aucun souvenir. Aucun. Elle avait beau chercher, encore et encore, recommencer la litanie, elle ne savait toujours pas qui était Jacques, et ce qu’il lui voulait. Un, deux, trois, soleil ! Il court, il court le furet. Pigeon vole ! Jacques a dit… Est-ce que Jacques possédait un furet ? Ou peut-être un pigeon, qui sait ? En tout cas, elle, elle ne le savait pas. Tout comme elle ne savait pas où elle était. Elle ne reconnaissait rien dans cette chambre. Ce n’était pas sa chambre. Pas ses objets. Ce lit, cette armoire, cette coiffeuse, ce n’était pas les siens. Même ses vêtements, soigneusement pendus et rangés dans l’armoire. Un manteau gris tout triste, alors qu’elle adorait les couleurs. Le rouge, surtout le rouge. Le rouge coquelicot. Comme le champ dans lequel elle allait jouer, enfant. Est-ce que Jacques venait jouer avec elle ? Elle n’avait aucun mal à nommer les autres, tous les autres. Joséphine, Madeleine, Étienne, Gaspar, Antoine. Mais pas Jacques. Joséphine qui riait toujours. Madeleine qui avait peur de se salir. Étienne qui attrapait les papillons. Gaspar qui grimpait partout. Antoine qui chantait si bien. Mais de Jacques, point. Ni de furet. Ni de pigeon. Mais du soleil. Ça, du soleil, il y en avait tout le temps. Dans cette chambre, il n’y en a pas. Il fait noir. Il faut toujours allumer. Et il n’y a rien aux murs. Pas de tableaux. Rien. Et aucune photo nulle part. Il y a juste cette femme dans la coiffeuse, quand elle s’assoit devant le miroir. Cette femme en face d’elle qui la regarde fixement. Une vieille, très vieille femme. L’air si doux. Les yeux si tristes. Si elle lui parlait, peut-être qu’elle pourrait devenir amie avec elle. Comme Joséphine. Ou Madeleine. Mais la vieille femme ne fait que lui sourire avec une infinie tristesse. Est-ce qu’elle connaît Jacques ? Est-ce que c’est lui qui l’a enfermée ici, elle aussi ?

 

***

L’homme ouvrit les yeux, mais ne bougea pas pendant un long moment. Il ne les cligna pas non plus, jusqu’à ce que le manque d’humidité lui fasse mal et qu’il ne puisse plus contenir le réflexe.

Il s’habilla rapidement, faisant ce qu’il pouvait pour ne pas penser aux gestes, à leur manque de signification. Il mangea de la même façon, dans la chaleur sèche de la tombée du jour, alors que la température devenait assez douce pour qu’il puisse sortir. Il avala sans goût, essayant d’oublier le son du crissement de la poussière qui avait envahi tous les aliments.

Il mit la capuche et les lunettes au dernier moment, et attendit à la fenêtre teintée que les rayons disparaissent complètement. La porte grinça, balaya le sable gris qui s’était entassé sur le sol. Parfois, il retrouvait des morceaux de verres au milieu des nuages de briques et de ciment pulvérisés. Il ne savait pas si ça venait d’anciennes constructions ou si la chaleur les avait formés nouvellement. Il s’accrochait parfois à la question, pour donner de l’importance à quelque chose.

Il progressa à travers le désert jusqu’au premier point de ravitaillement. Il ne savait pas si c’était le bon terme. Fouiller le sol à la recherche de boîtes de conserve ne lui semblait pas être du ravitaillement. Il n’avait jamais réfléchi à une autre façon d’y penser.

Il fallait également qu’il commence à chercher une autre réserve d’eau. Il s’était installé sur une citerne souterraine, qui s’épuisait lentement au fil de ses nuits.

Il ne parvint pas à s’empêcher de lever les yeux. Chaque nuit, il combattait l’envie, et chaque nuit, c’était l’une des premières choses qu’il faisait. Il était toujours déçu. Le ciel était totalement noir, les nuages couvraient les étoiles et leur lumière. Parfois, il imaginait un trou dans les vagues de poussière, qui lui permettrait d’apercevoir un point blanc, un morceau de constellation dont il avait oublié les noms.

Il n’y avait plus d’étoiles. Plus depuis qu’il avait détruit le monde.

 

***

La ville paraissait irréelle dans le brouillard latent et les nuages bas qui pesaient sur elle. Comme pour l’étouffer, l’empêcher de briller. La lumière grisâtre encerclait les hauts bâtiments, qu’on discernait avec peine. Parce qu’on les savait là. Il était midi trente, et toutes les fenêtres reflétaient les lampes allumées à l’intérieur des pièces assombries.

 

Elle avait arrêté sa voiture sur la colline qui surplombait la cité. Elle resta un temps infini à la contempler, fascinée par cette sensation de mauvais rêve qui entourait la ville. La pollution omniprésente ajoutait au malaise qui se dégageait de cette atmosphère inhabituelle. Elle sortit du véhicule, et s’approcha du bord de la route. Elle se tint immobile, attendant. Attendant quelque chose. Elle n’aurait su dire quoi, mais elle sentait qu’elle devait attendre. Une demi-heure. Une heure. Et soudain le ciel s’éclaircit à l’ouest. Le vent se leva, et chassa d’un coup les nuages, dégageant les toits des grands immeubles. En un quart d’heure, la ville se mit à resplendir. Intensément. Les fenêtres innombrables scintillaient maintenant des éclats du soleil, comme des milliers de morceaux de miroirs contre lesquels butaient les rayons durs. Elle ne bougea pas pendant de longues minutes, éblouie par la beauté révélée de la cité. Puis elle chercha à reconnaître des bâtiments. Elle commença par le plus facile, les dômes dorés. La cathédrale. L’immense parc. Peu à peu, elle reconstitua la géographie de la ville. Les artères principales. Les places. Les quartiers. Elle remonta dans sa voiture avant d’avoir atteint sa rue. Et l’immeuble où elle avait vécu pendant vingt-cinq ans. Et qu’elle avait fui vingt ans auparavant.

 

Sa main tremblait légèrement quand elle remit le contact.

 

***

De toutes les idées du monde, de toutes les histoires écrites, il pouvait bien en trouver une qui ait du sens.

John se releva de sa chaise pour la huitième fois, furieux intellectuellement, c’est-à-dire vaguement mécontent, avec un gros besoin d’être réconforté. Les émotions se représentaient mal rationnellement, sans leur support chimique qui vous bloque les idées et titille le corps à des endroits improbables.

C’était ça qui lui manquait : une bonne émotion, une rage de début, un bon sanglot pour entamer, quelque chose qui fasse vrai, authentique, vécu.

C’était ça : vécu. Il lui fallait trouver une histoire passée, réelle. Rien de tel que le réel. Une bonne mort de grand-mère, l’enterrement du chien lorsqu’on a cinq ans, et c’est parti. Le reste de l’histoire ne changeait pas grand-chose, il suffirait de dire que c’était ça qui avait motivé le personnage psychologiquement, et le tour est joué.

John retourna sur sa chaise et plaça ses doigts sur la machine à taper. C’était très important, le contact. Il l’avait décidé durant un dîner, alors qu’il expliquait à une jolie femme la sensualité qu’il y avait dans le fait d’écrire. De poser des mots. C’était plus que ça : c’était le crissement (il aimait bien ce mot, même s’il écrivait toujours « grissement » la première fois) du stylo sur le papier, le son des touches de la machine qui s’imprimaient sur le manuscrit, la voix frénétique sur l’enregistreur lorsqu’on était loin de tout bureau, le souffle dans le micro, tous les clichés vaguement sexuels qu’on pouvait trouver. L’ordinateur ? Oh non, jamais ! Pas assez personnel, pas assez réel, artistique, physique ! Il n’arrivait pas vraiment à se rappeler de si ça avait donné quelque chose. Sans doute que non. Ce genre de discours devait marcher durant l’adolescence, mais il n’y avait pas pensé avant d’être adulte. C’était bête, mais c’était souvent comme ça.

John se leva pour la neuvième fois, sans vraiment y penser. Il marcha jusqu’à la fenêtre, un peu rageur, sans sentir son corps bouillir de l’intérieur.

C’était un peu trop là. « Sans sentir son corps bouillir » suffisait.

En face de lui, de l’autre côté de la rue, il mit un moment avant de réaliser que son voisin était en train d’étrangler sa femme. L’idée lui vint naturellement, parmi d’autres, une remarque à être traitée par la suite, dans son esprit trop ordonné pour être l’artiste passionné, non : fébrile, qu’il aurait aimé être en société.

En face de lui, de l’autre côté de la rue, son voisin était en train d’étrangler sa femme.

 

***

Le train traversait la nuit à une allure folle. De temps à autre, un éclair de lumières entraperçu pendant une fraction de seconde laissait supposer la possibilité d’un village posé dans la campagne. Puis le noir, encore et encore. Ce noir profond, impénétrable. Ce noir qu’on ne savait plus dans les villes. Ce noir oublié, disparu avec le goût même de la vie. Celui des légumes fraîchement ramassés et tout de suite jetés dans une marmite. Des fruits cueillis sur l’arbre et immédiatement croqués. Celui des choses simples, mais indispensables. Essentielles.

 

C’était peut-être ça qui l’avait poussée à partir. Elle ne comprenait toujours pas ce qu’elle faisait dans ce train. Dans cette nuit. Elle ne savait que ce besoin soudain, impérieux, de voir la mer. La mer et le soleil. S’asseoir sur le sable. Regarder l’horizon, immobile pendant des heures. Sentir le soleil réchauffer jusqu’à ses os. Oublier la ville. Sa vie dans la ville. Alors elle s’était retrouvée dans la gare. Puis dans ce wagon, la tête contre la vitre à regarder la nuit défiler sous ses yeux.

 

Elle avait dû s’assoupir un instant parce qu’elle se réveilla brusquement quand le train s’arrêta dans la gare. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle était. Quelque part au début du sud. Elle regarda sa montre. Quatre heures six. Ses deux petites filles devaient dormir, enroulées dans leur couette, comme à leur habitude. Antoine, lui, après avoir appelé toute la famille et tous leurs amis, faisait sans doute le tour des hôpitaux pour tenter de la retrouver. Fou d’inquiétude. Ou fou de rage. Ne pas la voir à la maison à son retour. Ne pas pouvoir décharger sa colère et son aigreur sur elle. C’est ça qui allait lui manquer. Pas elle. Elle n’existait pas à ses yeux. Elle n’était là que pour qu’il puisse se défouler. Se venger de son échec. La mer, et le soleil. La mer et le soleil pour panser ses blessures. C’est ce qu’elle allait chercher.

 

***

Il vérifia une dernière fois le nœud de sa cravate, ajustant encore le rétroviseur pour avoir le meilleur angle possible. Puis sa montre, comme la dernière fois : trois minutes de plus. Il s’épongea le front et les tempes juste au cas où ; il ne sentait pas de sueur mais on ne savait jamais. Il ne voulait pas donner l’impression d’être anxieux. Tous les guides le disaient : il fallait donner le sentiment que les autres ont besoin de vous, pas l’inverse. C’était un jeu d’échecs, une bataille. Un duel de rhétorique, un combat de coqs. Deux mâles dominants lâchés dans une arène, face à face, testostérone bien haute, et triompher par un regard. Il avait déjà prévu la situation : l’ennemi serait seul, sûr de lui. Veste ouverte, bien enfoncé dans son fauteuil, pour prouver qu’il était en confiance, en contrôle. Et bien, il déchanterait rapidement.

Il s’épongea une dernière fois les tempes, et vérifia son front dans le rétroviseur. Tout allait bien. Il était bon. Il était prêt. Un guerrier des temps modernes. Rien ne pouvait l’arrêter. Un dernier coup d’œil sur sa cravate, et il sortit de la voiture.

Il traversa le hall jusqu’aux ascenseurs sûr de lui, dénigrant tout ce qu’il voyait. Même si le décor lui plaisait, il n’admettrait jamais qu’il était intimidé. Il ne fallait surtout pas. Tout était dans le premier regard, le premier pas. Il entrerait en conquérant, et dès le début, il dirigera le dialogue. Ça sera lui le vainqueur, lui l’alpha, le César en Gaule, l’Alexandre en Égypte. En face, dominé, l’ennemi ne pourra qu’admettre sa défaite, d’homme à homme, et comprendre que la compagnie qu’il représente doit le prendre avant la concurrence. C’était gagné.

Il s’annonça à la secrétaire avec détachement, notant son nom au passage pour future référence. Il était déjà chez lui.

Quelques minutes plus tard, on lui indiquait une porte. L’arène. Il s’avança en entendant les cris des spectateurs, échauffant son corps, montant le sang à la tête, augmentant l’adrénaline. Que le combat commence : il pose la main sur la poignée, pousse avec délibération, puissant mais en douceur, un boxeur qui marche sur le ring avant le combat, qui s’échauffe les épaules.

En face de lui, la jeune femme le regardait en souriant.

 

***

Ça avait commencé comme un rayon de soleil. Une caresse matinale. Un baiser volé. Son téléphone cellulaire avait émis à l’aube une petite note légère qui l’avait réveillée. Un SMS tombé une seconde avant. Elle avait bondi hors du lit, affolée. Presque personne ne possédait son numéro. Elle ne se servait de son appareil que pour les urgences, refusant d’en devenir l’esclave. Elle pensa immédiatement à une catastrophe. Son père. Sa mère. Un accident survenu à sa sœur. Ou à ses nièces. Elle attrapa le téléphone d’une main si fébrile qu’elle faillit effacer le message.

Bonne journée petite douce. Mets ta robe rouge aujourd’hui tu es si belle dedans.

Aucune signature. Aucun indice pour savoir d’où venait le message. Elle fit plusieurs tentatives pour faire apparaître le numéro de l’émetteur, mais il restait masqué. Elle effaça le SMS et retourna se coucher.

La semaine suivante, elle reçut chaque matin à quatre heures trente précises un nouveau message. Tous étaient de la même teneur que le premier. Des allusions à l’éclat de ses yeux. De ses cheveux. Son rire lumineux et fragile. Son sourire si chaleureux. Au bout de dix jours, elle se réveillait instinctivement une minute avant les quatre heures trente qu’elle attendait maintenant impatiemment.

Pour tenter de faire sortir de l’ombre son mystérieux correspondant, elle se mit à lui obéir. Elle porta la robe rouge, puis elle lâcha ses longs cheveux, se parfuma selon ses désirs. Mais personne ne s’approcha d’elle un bouquet de fleurs à la main. Aucun prince charmant ne vint l’enlever dans sa voiture décapotable.

Trois semaines plus tard, à quatre heures trente précises, son téléphone émit ce subtil bip qui la faisait frémir. Un nouveau message. Que devrait-elle faire aujourd’hui ? Comment devrait-elle s’habiller, se coiffer, se parfumer ?

J’espère que tu t’es bien amusée, mais maintenant c’est terminé. Ce jour est ton dernier jour. Profites-en bien.

C’est alors qu’elle se mit à avoir vraiment peur.

 

***