Entrée 8

J’ai travaillé aussi longtemps que ma détermination fébrile a tenu. La panique m’a fait continuer, et finalement le désespoir a remplacé toute émotion, me noyant dans un abandon soudain. Je me suis assis sur le fauteuil et j’ai observé l’extérieur d’un œil morne.

J’avais raison : le nuage s’est lentement aminci, jusqu’à ce que l’eau devienne pratiquement claire. À quelle profondeur suis-je ? Je suis certain que le sous-marin aurait dû se fermer sur moi depuis quelque temps déjà, ou au moins montrer des signes de fatigue, surtout après les attaques répétées qu’il a subies. Pourtant, au lieu d’un cercueil mécanique, j’ai l’impression d’être dans un de ces sarcophages où les légendes enferment des hommes encore vivants. Je vais mourir lentement, de faim, de soif, de fatigue ou de manque d’oxygène, mais jamais la conclusion rapide tant espérée n’arrivera.

Le bruit n’a pas cessé. Une sorte de percussion, lointaine mais amplifiée par le liquide, distordue par l’isolation des murs. J’ai cherché dans l’appareil, collant mon oreille sur les parois. J’ai théorisé : un moteur brisé, un morceau de métal coincé dans une hélice. J’ai espéré, priant pour trouver l’explication rationnelle, la cause qui me rattacherait à la réalité, mais je n’ai pas trouvé. Le son ne vient pas de là.

La falaise est réapparue finalement, alors que les dernières teintes blanchâtres disparaissent, comme si je sortais d’un ciel nuageux au milieu de l’océan. Je peux à présent constater que je descends de nouveau tranquillement, mon véhicule s’étant miraculeusement stabilisé. À mes pieds, l’abîme continue, noir et vide, à présent comme un appel, une fatalité.

Je vais fermer les yeux quelques instants. Peut-être que je vais me réveiller, arrivé au fond, réalisant que tout cela était une invention de mon sommeil à la dérive.

Ou, avec encore plus de chance, je ne me réveillerai pas.

 

Je ne suis pas fou ! Je ne l’ai pas rêvé ! Les escaliers, la colonne… Ou bien j’ai définitivement sombré dans la démence, et tout cela est un mirage, une hallucination éveillée dont je ne sortirai pas. Mais est-ce que ça changerait quoi que ce soit ? Je ne pourrai jamais remonter et raconter ce que j’ai vu, qu’importe que cela puisse se vérifier, qu’un autre puisse le vivre ! Qu’importe que ce soit entièrement dans mon esprit, que ces indices aient été inventés pour que j’en comprenne à présent la provenance !

Béa, est-ce que tu t’attendais à cela ? Est-ce que tu avais imaginé pouvoir voir de telles choses, aussi splendides que terrifiantes ?

Il faut que je me calme. Il faut que je raconte, c’est la seule façon que je connaisse pour ordonner mes idées, pour arranger mes émotions.

Je me suis réveillé d’un coup, avec l’impression de ne pas avoir profité du repos. J’avais froid, l’un des premiers signes de défaillance du sous-marin. Le son régulier était encore présent, plus fort que dans mon souvenir.

Les projecteurs extérieurs étaient toujours allumés, et alors que j’envisageais de les éteindre pour économiser l’énergie, mon regard a accroché une anomalie dans le hublot me montrant la falaise. Ce n’est qu’en tournant la tête que j’ai réalisé l’immensité de ce qui se trouvait à quelques mètres de moi. Je suis resté sans voix, à la fois terrifié et incapable du moindre mouvement, incapable de m’arracher à la contemplation.

Gravé dans la falaise, un œil entièrement lisse, sans pupille ni iris, observait l’océan s’étendant face à lui.

Ce regard profondément inhumain, plus proche du poisson que d’une créature terrestre, semblait me voir, et un instant j’eus l’impression que la sculpture me fixait directement. Ça ne pouvait pas représenter un simple animal. C’était une divinité, à l’échelle du travail titanesque que la gravure avait dû demander. L’œil lui-même était plus grand que l’appareil dans lequel je me trouvais.

Dans un sursaut, la paralysie imposée par ma stupeur disparut, et je me précipitai contre le hublot pour mieux voir. Le faisceau lumineux ne parvenait pas à éclairer la totalité de la forme titanesque, et je ne pus apprécier l’entièreté du visage. Je distinguai pourtant sur certaines parties des rayures qui me rappelèrent l’étrange texture aperçue sur le monstre qui m’avait agressé, un monde plus tôt. Par endroit, ce qui ressemblait à des écailles avait été ajoutées dans la pierre, mais d’une forme que je ne reconnaissais pas. Un instant, je crus même voir une main, mais les doigts étaient bien plus nombreux, et me firent plutôt penser à des tentacules, tordus et emmêlés les uns dans les autres. Pourtant, je n’avais pas vu de bras.

À présent subjugué par la vision, je maudissais l’impossibilité de contrôler le sous-marin, ou au moins d’orienter le faisceau lumineux. Lorsque la créature disparut finalement, en dessous, il y avait une sorte de passerelle, ou du moins ce qui pouvait s’y apparenter dans un univers liquide. Posé par-dessus, ce que j’interprétais comme un autel étrangement hérissé de piques, paraissait formé d’une matière qui réfléchissait ma lumière en teintes blanches, mais aussi rouges et bleues. Cela me conforta dans l’idée que je venais de voir la représentation d’une divinité, que quelque chose, dans des temps insoupçonnés, avait honorée avec régularité.

Je m’effondrai presque dans mon fauteuil, l’esprit empli de questions et de théories que mon imagination s’empressait d’illustrer.

La civilisation sous-marine avait dû exister un long moment et atteindre la capacité d’utiliser des outils pour pouvoir graver ce titan grandiose. Pour ses habitants, le monde devait s’arrêter aux nuages toxiques, la surcharge de sel rendant impossible pour eux la conquête de la surface. Ils ne devaient pas même pouvoir s’imaginer un monde sans liquide.

L’importance de la religion était évidente dans ce que j’avais vu. La toxicité des hauteurs définissait-elle pour eux une barrière qui leur interdisait un paradis ou qui les protégeait d’un monde infernal ? Pour eux, et contrairement à toutes les mythologies de la surface, l’enfer se trouvait-il en haut, le monde des vivants dans l’abysse qui s’étendait encore à mes pieds ? Si c’était le cas, le titan que j’avais vu était sans doute une divinité aussi terrifiante pour eux que pour moi, et les cérémonies cherchaient à l’apaiser plutôt qu’à l’invoquer. Ou était-ce un gardien, protégeant leur monde de celui tant craint de l’autre côté ? Je me demandai si le monstre qui m’avait attaqué avait un rapport avec cette sculpture. Un ancêtre de mon agresseur avait peut-être réussi à percer le voile laiteux, pour se retrouver coincé de l’autre côté, incapable de refaire l’exploit. Ces créatures avaient dû être terrifiantes pour des êtres primitifs, vivant dans le monde du vide, où seuls les rares replis de la falaise pouvaient les protéger.

Je continuai ainsi, sautant d’une conclusion à l’autre, retraçant sans plus d’indice l’existence de ce peuple disparu depuis longtemps, probablement avant l’existence des premiers humains. Mais si je me trompais, si cette civilisation avait vécu plus tard, il y avait eu à un instant deux espèces intelligentes sur la planète, dans des mondes si éloignés qu’elles n’avaient eu aucune chance de deviner l’existence de l’autre.

Tant de merveilles d’un autre âge, préservées pour moi. J’ai l’esprit en feu, je ne me rappelle pas d’une telle excitation. Je cherche désespérément de quoi consigner plus, enregistrer davantage, mais je ne veux pas manquer une seconde, chaque détail est un trésor infiniment plus grand que n’importe quelle merveille terrestre.

Je vais continuer à observer la falaise. Peut-être qu’un autre indice m’enverra dans de nouvelles spéculations, confirmant mes théories ou enflammant mon imagination dans une direction différente.

 

La falaise est couverte de trous. Je ne les avais pas remarqués plus tôt, ou peut-être qu’alors, il n’y en avait simplement pas. La roche est à présent parfaitement lissée, sans aucune craquelure ou angle franc que je puisse noter. Par contre, sa surface est irrégulière, comme une ondulation figée dans la pierre, maintenant pourtant une harmonie apaisante. C’est un hasard complet, le bon point de vue atteint par chance, la lumière éclairant directement sans préméditation, qui m’a fait comprendre une autre utilité à cette forme jouant avec l’apparence de mouvement. Dans un creux, camouflée par une remontée qui semblait déborder sur le côté, une ouverture paraissait se terrer.

Maintenant que j’avais compris l’illusion d’optique, mon attention me permit d’en déceler quelques-unes. Puis, à mesure que je descendais, je me mis à en voir partout.

Je fus d’abord curieux de ce qui avait pu ainsi trouer la falaise à des endroits reculés sans marquer la surface, jusqu’à ce que je réalise que tous ces points sombres, autant de tunnels qui s’enfonçaient dans la roche, avaient la même taille, et étaient tous de la même forme ovale, presque circulaire.

Il ne me restait alors qu’une seule conclusion envisageable : ces entrées sont artificielles, probablement créées par les mêmes bâtisseurs que ceux qui avaient gravé la falaise de leur titan.

J’en vins alors à réviser ma théorie sur leur avancée technologique. Sculpter une œuvre de cette taille pouvait être l’exploit qui avait permis à ceux de mon espèce de construire les pyramides, ou une muraille de la taille d’un pays. Un sacrifice de milliers d’individus, le travail acharné de toute une civilisation. Mais tant de trous, tous égaux, invisibles sans le hasard et mes projecteurs, démontrait une précision difficile à obtenir sans machinerie. Bien sûr, je ne savais rien d’eux et de leur morphologie, mais je pouvais deviner leur taille à la forme de ces ouvertures.

De l’autre côté et sous moi, le noir de l’océan m’entoure encore. Il faut que je reste attentif à la falaise, maintenant que je sais que ses mystères peuvent tenter de se cacher.

 

Je… non, je me trompe. À trop regarder la roche et ses formes étranges, à chercher au travers des crevasses et de leurs ombres, mes yeux se sont fatigués. J’ai cru voir un mouvement. Noir sur noir, comme si le courant pouvait faire bouger les ténèbres, comme si elles étaient composées d’encre, susceptibles aux flux que je devine autour de moi. Malgré ma descente régulière, je peux remarquer que je m’approche parfois, parfois m’éloigne de la muraille de roc.

Là, je l’ai vu ! Cette fois, j’en suis sûr ! C’était dans une de ces ouvertures, j’ai vu une teinte, une matière différente qui a accroché ma lumière. Sa réflexion était étrangement brillante, comme celle de certains poissons. Mais j’ai clairement aperçu un geste, semblable à un bras qui s’étendait, qui sortait de l’ombre pour saisir le rebord du trou. Quelque chose vit là, quelque chose qui profite des constructions laissées par la mystérieuse race des profondeurs.

Ici, un autre ! Moins subtile cette fois-ci, je ne peux plus en douter ! Je pense avoir vu le début d’une tête, ou d’un corps. Je n’ose pas imaginer… je n’ose le penser… est-ce qu’ils sont encore là ? Est-ce qu’ils sont encore en vie ?

Il y a une lumière sous moi ! Une lumière ! Je ne sais plus où regarder, la falaise où tant de mouvement semble apparaître, ou à mes pieds où quelque chose semble approcher. C’est un reflet, une fois de plus mon projecteur a décelé quelque chose. Je me mets à genoux pour mieux voir. Je veux coller ma tête contre le hublot. Je le vois. Le son est plus fort. Il semble s’amplifier d’un coup, de plus en plus présent. Le sous-marin vibre presque. Je…

 

Des anges. Ce sont des anges ! Ils sont sortis de la falaise, d’abord un, timidement, puis tous les autres. Dans l’éclairage de mes projecteurs, ils sont majestueux, leurs corps ondulants renvoyant des reflets colorés, changeant constamment. Je dois sortir ! Je dois aller les voir, les toucher. Ils se sont arrêtés autour de moi, il y en a partout. Ils vibrent tous, régulièrement, est-ce qu’ils dansent ? Ils suivent le rythme de bruit que j’entends depuis que je suis entré dans leur monde, je peux le voir. C’est un ballet merveilleux, une salutation dont je ne suis pas digne.

Et à mes pieds…

Non. Ça n’est pas… Je me suis trompé ! Je ne croyais pas… je ne pouvais pas croire…

Ce bruit, un battement de cœur, un organe gigantesque, titanesque… Il arrive…

Leur dieu !