Entrée 7
- by Olivier Descamps
- in Abîme
- posted February 21, 2020
Je suis resté longtemps à scruter la falaise à la recherche d’autres indices prouvant que je n’avais pas totalement sombré dans la démence. Mais rien ne se présenta, la surface irrégulière toujours aussi étrangement aplanie, donnant à présent l’apparence de vagues douces sur la surface rocheuse. Toute peur m’avait quitté, simplement l’obsession de revoir un signe, un détail qui aurait expliqué ma vision incompréhensible. Je réfutai l’idée d’une ville engloutie, d’une Atlantide cachée dans le Pacifique : à cette profondeur, il me semblait impossible qu’une construction humaine ait pu être créée puis submergée. L’océan n’était pas monté autant depuis que les hommes avaient appris à bâtir leurs cités.
Je n’avais malheureusement pas d’autre explication. Après un long moment, certainement plusieurs heures, je désespérais d’en apprendre plus, et étais prêt à accepter l’explication la plus rationnelle : les animaux terrestres ne sont pas faits pour se retrouver à de telles profondeurs, et ma situation contre nature avait entraîné de mauvaises interprétations.
Après ces réflexions qui, je m’en rendais compte, cherchaient davantage à me rassurer qu’à me convaincre, je m’assoupis probablement, parce que ce qui se passa ensuite ne peut s’être produit.
Je me retournai, ou je crois que je me retournai, poussé par une étrange sensation. Cette partie-ci est encore floue, comme l’acte commis dans un rêve, un mouvement évident sur le moment, mais illogique une fois l’esprit purgé du brouillard du sommeil. Mon souvenir n’est clair qu’à partir de l’instant où je fis face à l’arrière du sous-marin, où aurait dû se trouver le petit placard.
La porte, toujours ouverte, me laissait à présent voir une pièce bien plus grande, que je reconnus immédiatement. C’était la chambre de nos enfants, éclairée de la lumière orangée du matin qui filtrait au travers des rideaux blancs.
Je remarquai distraitement, comme un détail lointain, que je m’étais redressé, peut-être levé. Je m’approchai sans m’en rendre compte, encore subjugué par la vision que je ne remis pas en question. Mon esprit s’était refermé sur cette image et rien d’autre ne me venait. Je pouvais sentir la chaleur douce projetée de l’ouverture, j’entendais les bruits discrets de la maison. Puis, alors que j’arrivai assez proche pour poser ma main sur la porte, je distinguai un mouvement. Cachée entre le lit et le coin de la chambre, une tête dépassa brièvement.
Je me sentis me figer. Puis un rire discret. Connu, tellement connu. À la première note, le premier son, je n’avais plus de doute. Un pas, il suffisait d’un pas, et je pourrais les rejoindre. Brièvement, le visage de Béa passa sur le côté du lit, me souriant, rapidement attiré par Tim et Lucia qui voulaient faire durer le jeu.
Ma tête tournait du manque d’air, mais je n’osais pas respirer. Je n’osais pas faire le moindre mouvement, le moindre dérangement qui aurait pu faire disparaître la vision. Je ne sais même pas si j’étais en train de sourire ou de pleurer.
Finalement ma femme s’extirpa de sa cachette. Joyeux, nos enfants suivirent, sautant de joie à ma surprise, leurs exclamations étonnamment lointaines. Ils rejoignirent leur mère d’un bond, se blottissant dans ses bras, leurs regards toujours tournés dans ma direction. Puis les rires cessèrent, le trépignement, la chaleur.
La lumière était devenue bleue, virant progressivement au gris. C’était du froid qui me parvenait à présent, un souffle de givre et une odeur métallique, légèrement salée. Dans les yeux de ma famille, il n’y avait plus que de la tristesse, et l’impression de les voir s’éloigner, disparaître.
Ce fut l’horreur de leur départ, la terreur à l’idée qu’ils puissent ne plus être là qui me fit me jeter sur l’interrupteur contrôlant l’éclairage. Je voulais dissiper la vision, figer le souvenir de leurs sourires dans mon esprit, réagissant à l’idée instinctive que si je ne les voyais plus, ils ne partiraient pas, ne me quitteraient pas.
La seconde où le noir se fit, je sentis le fauteuil me frapper le dos et le sol s’écraser contre mon bras. Dans les ténèbres, je n’avais pas réalisé que ma tête tournait, que je tombais, avant le choc inattendu. Ma respiration sembla se libérer, et je restai un long moment à haleter, cherchant mon souffle au milieu de mes sanglots incontrôlables.
Finalement, j’osai me relever. Tremblant, je mis un moment à trouver de nouveau l’interrupteur. Le placard, étroit et sans profondeur.
La tristesse sur les visages de ma famille me hante, et l’idée, scarifiée avec douleur dans ma tête, que je connais la cause de cette peine. Mais comment imaginer que tout cela est possible ? Je ne comprends pas d’où me vient cette certitude, cette évidente fatalité qui s’est incrustée en moi, creusant et lacérant chacune de mes pensées.
Je suis à présent trop loin. Je suis arrivé dans un monde trop éloigné, trop différent, et lorsque je vais y mourir, je vais rester là.
Pourtant, je ne crois pas à une vie après la mort. Pas même un néant, ou un retour dans une entité globale. Mais à cet instant, au cœur de mon cerveau fatigué, il y a l’horreur pure, écrasante. Si je me suis trompé, si cette vision n’était pas une hallucination des profondeurs. C’était dans ce cas un message lointain, un adieu alors que j’allais mourir ailleurs, perdre mon esprit, mon souvenir, mon âme, dans un monde où je ne pourrai jamais rejoindre Béa, Tim et Lucia.
Je ne dois pas me perdre. Je ne dois pas me laisser entraîner dans un délire dû à la pression. Je dois réagir. Je dois…
Je prends une pause. Ce qui s’est passé… plus rien n’a de sens. Je suis dans un cauchemar, devenu réel.
Au milieu de mon enregistrement, quelque chose a heurté le sous-marin. Ça n’était pas la falaise ni le sol, les projecteurs extérieurs me montraient le mur suffisamment éloigné, et le vide encore bien établi dans le hublot sous mes pieds.
L’appareil, déstabilisé par l’attaque, a commencé à tomber, sa descente douce brisée, plongeant littéralement vers l’abîme en une vrille folle. Je pouvais voir la roche s’approcher et repartir dans la trajectoire démente de mon véhicule, revenant toujours un peu plus près.
Un nouveau choc, vers l’arrière, manqua de me jeter hors du fauteuil. Heureusement, cette nouvelle agression dévia la course fatidique du sous-marin, l’éloignant de la falaise. Brusquement motivé par ce qui me paraissait avoir fonctionné plus tôt, je me jetai sur l’interrupteur et plongeai mon univers dans le noir complet.
Je restai absolument silencieux, conscient de la dérive de l’appareil par la sensation de vitesse qui me tirait légèrement sur le côté. Le monstre qui m’attaquait ne me voyait plus, ou l’extinction des lumières avait éteint son excitation. C’était la pensée à laquelle je m’accrochai, écoutant avec ardeur, les doigts enfoncés dans les bras de mon siège en prévision d’une nouvelle secousse.
Elle ne vint pas immédiatement, et je pensai un instant que la bête à l’extérieur m’avait finalement laissé. C’est à cet instant que je décidai de remonter. S’il restait une chance pour moi de revenir à la surface que je n’aurais jamais dû quitter, il me fallait la tenter. Malheureusement, cela voulait dire allumer de nouveau l’éclairage intérieur, et m’inventer des compétences techniques que je doutais de pouvoir parodier.
J’attendis encore un moment, allant jusqu’à coller mon oreille à la paroi à la recherche d’un son suspect. Mais à cette profondeur, l’océan me sembla silencieux, et je finis par oser poser mon doigt sur l’interrupteur. J’hésitai un instant, ne sachant pas si je devais me contenter des lampes intérieures, ou céder à la curiosité et observer les alentours.
Poussé par une notion erronée de prudence, je choisis de réveiller les projecteurs. Là, je le vis. Qu’est-ce que je vis ? Je ne saurais le décrire. Je ne suis pas même certain, moins d’une heure après, de mon souvenir. Je crois que sa peau était vert sombre, de la couleur d’une algue boueuse, couverte de taches brunes. Je pense qu’il y avait une certaine élasticité, mais je me remémore des fentes, des craquelures, comme autant de rides sur cette forme imprécise.
La chose bougea avec tellement de rapidité que j’eus moins d’une seconde pour graver l’image dans ma tête, et la frayeur dans mes mouvements. Je criai de surprise bien après que le tentacule, ou nageoire, ou quoi que ce fut, eut disparu. Parce que ce que j’avais aperçu prouvait qu’il y avait quelque chose qui me suivait, qui ne m’avait pas perdu dans les ténèbres. Et je savais que ce qui s’était enfui aussi promptement de mon hublot n’était qu’une infime partie de ce qui s’apprêtait à attaquer.
L’agression vint presque immédiatement après, et encore à présent je ne peux dire si le hurlement que j’entendis venait du monstre à l’extérieur, du sous-marin qui gémissait métalliquement sous le coup, ou de ma propre gorge.
Cette fois-ci, ce fut une fureur débridée qui s’abattit sur l’appareil. Je ne pouvais rien faire d’autre que de m’accrocher désespérément à mon fauteuil, la panique contrôlant chacun de mes gestes, mon attention figée sur les signes de fatigue de mon cercueil, à présent mon unique protection.
Je me rappelle fermer les yeux un bref instant, prêt pour l’inévitable fin, alors que la violence du harcèlement me propulsait de plus en plus bas. La falaise apparaissait et disparaissait des hublots en fonction des chocs, seul repère pour me permettre de comprendre à quelle vitesse je descendais.
Puis, à mes pieds, une masse blanchâtre apparut brusquement. La lumière ne perçant que quelques mètres de ténèbres, je ne la vis que tard, pensant enfin apercevoir le sol, mon corps se contractant pour se préparer au dernier impact qui, j’en étais certain, briserait enfin la coquille de métal et permettrait à l’océan de s’engouffrer dans cette bulle artificielle. Mais à l’instant où le hublot atteignit cette étrange surface, je passai au travers, comme on plonge dans un lac.
Je sais que j’ai levé la tête. J’ai vu une forme fuir dans l’obscurité, un mouvement fluide comme celui d’un calamar, d’étranges appendices que je n’avais jamais devinés servant de nageoires. Mais sa taille, le monstre ! J’ai dû rêver, il ne pouvait pas être aussi large et se déplacer aussi vite.
Puis l’étrange nuage marin m’engouffra totalement, et je ne distinguai plus rien.
Je prends une nouvelle pause. Depuis ce qui me semble être plusieurs heures, je tente de défaire le sabotage précis que j’ai opéré à la surface. Avec mon esprit échauffé, il est possible que ça ne fasse que quelques minutes que je suis accroupi, à essayer de déchiffrer les codes de couleurs des fils électriques.
Je dis « échauffé » à juste titre : de grosses gouttes coulent sur mon front et mon dos, que j’interprète en partie comme une conséquence de la tension ressentie, mais pas uniquement. Il me semble qu’il fait plus chaud dans la cabine, ce que je n’explique pas : les murs ne sont pas différents au toucher, et de toutes les façons je les sais équipés pour isoler l’intérieur des températures glaciales des profondeurs, mais aussi des grandes chaleurs au cas où le sous-marin s’approcherait de l’une de ces cheminées marines, où le thermostat pouvait indiquer plusieurs centaines de degrés.
Il faut que j’arrive à remonter. Je voulais trouver la mort paisiblement, rejoindre la passion de ma femme dans mes derniers instants. Maintenant, j’ai peur. Je ne suis pas dans le tombeau romantique que j’espérais. Je sens fébrilement que je suis dans l’antre de quelque chose d’autre. Quelque chose… de différent.
Pourtant, remonter me terrifie. Cela veut dire passer de nouveau dans le territoire de ce qui m’a attaqué. Instinctivement, je sais qu’il ne me suivra pas ici, mais il m’attend. Dans mon imagination fiévreuse, une créature de cette taille ne peut être que millénaire, et sa patience infinie. Aucune logique ne vient contredire ces conclusions grandiloquentes et terrifiantes. Ce dont j’ai été le témoin n’a plus aucun rapport avec ce que j’ai connu, ce que je peux expliquer. Par contre, je peux former une théorie sur l’endroit où je me trouve.
Béa m’a déjà parlé de ces « lacs sous-marins », des endroits où la concentration de sel rend l’eau plus dense, plus lourde. Elle se loge donc au fond, étendant une couleur blanchâtre qui se distingue clairement du liquide habituel de l’océan.
Mais une telle quantité de sel devient toxique pour les poissons qui respirent l’oxygène à l’aide de branchies. Pénétrer ce lac, même le frôler, est synonyme de mort.
Je crois qu’il existe plusieurs de ces zones dans le monde. Sans doute en ai-je découvert une par hasard, survivant ainsi par chance au monstre plus haut.
Par contre, je ne savais pas qu’elles pouvaient être aussi profondes. En effet, depuis tout ce temps, je tombe toujours. Bien sûr, il m’est impossible d’en être certain, sachant qu’autour de moi, ce n’est qu’un épais nuage blanc, presque laiteux, illuminé par les projecteurs. Pourtant, il me semble voir une différence dans la densité, comme si, en contradiction avec ce que je croyais savoir de ces lacs, le liquide était en train de s’éclaircir, se diluer peut-être.
Et… j’ose à peine le dire, comme si le prononcer rendrait le phénomène réel.
Cela fait quelques minutes que je crois entendre des bruits réguliers.
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