Entrée 6

J’ose de nouveau parler, j’en ai besoin. Le silence que je voulais total pour permettre à mes souvenirs de ressortir est en train de me rendre fou.

J’ai attendu plusieurs heures. Du moins, je crois que c’étaient plusieurs heures. Dans le noir total, les muscles contractés par peur du moindre mouvement, les minutes peuvent sembler éternelles. J’aurais aimé m’endormir, glisser dans un sommeil lourd, paralysant, mais je n’ai pas osé fermer les yeux. Et à quoi bon ? La terreur qui me figeait ne m’aurait jamais permis le détachement et le repos que je désirais ardemment. Je suis donc resté parfaitement immobile, effrayé par le moindre son que j’inventais, le moindre mouvement que j’imaginais, sans même avoir la chance de m’évanouir.

À la fin, n’y tenant plus, j’ai de nouveau allumé les lumières. Je m’attendais à surprendre un visage monstrueux, un œil qui m’aurait observé, le fond abyssal transformé en monstre titanesque dont les tentacules se seraient refermés sur moi.

Mais seule l’obscurité, lancinante, encore plus terrifiante, m’entourait. La falaise était réapparue, mais à droite, prouvant que le sous-marin s’était stabilisé à l’inverse de sa position de départ.

Je cherchai un long moment, gardant prudemment l’éclairage intérieur éteint, n’osant pas faire apparaître mon visage à quelque prédateur extérieur. Le mouvement perçu plusieurs heures plus tôt, l’assaillant marin deviné au milieu des ombres, ne surgissait pas.

Je finis par m’effondrer dans mon siège, une brusque envie de pleurer me surprenant. Pour la première fois depuis des mois, ça n’était pas la tristesse qui s’abattait sur moi, mais une tension qui se relâchait momentanément, le cri d’effroi, prisonnier de ma poitrine trop longtemps, qui coulait en larmes sur mon visage.

Je me surpris à chercher de nouveau une arme, pour réaliser que c’était l’intention de la tourner vers moi qui la réclamait. L’idée d’en finir, d’échapper aux ombres qui tentaient de me dévorer. Je ne pouvais réparer le sous-marin, le sabotage ciblé que j’avais effectué était le maximum de mes compétences. De toutes les façons, je n’avais aucun désir de remonter à l’air, à la vie. J’étais ici pour mourir, autant que tout s’achève.

Pourtant, j’avais désiré une fin naturelle, ou du moins autant hors de mon contrôle que possible. Provoquer ma mort d’une balle ou par l’effet d’un nœud manquait du romantisme dont j’avais besoin.

Je dois l’avouer, l’idée de ce dernier voyage n’était pas uniquement inspirée de la passion de Béa pour l’océan. Depuis longtemps, des idées de romans se mêlent dans ma tête, mûrissant lentement. L’une d’elles est basée sur la dérive du chat de Shrödinger.

Pour décrire un état particulier de physique quantique, cet autre monde lié au nôtre et pourtant si différent, le physicien avait imaginé un chat, prisonnier d’une boîte piégée. Ouvrir le véritable cercueil libérerait une capsule de poison, qui tuerait l’animal. Par contre, dans le sarcophage, le poison va se répandre à l’intérieur, mais à un moment aléatoire, jamais déterminé. Ainsi, pour un observateur extérieur, le chat n’est ni mort, ni vivant, puisqu’il ne peut jamais vérifier l’état du félin dans la boîte.

L’idée d’être prisonnier de cette boîte, de savoir que l’on est déjà mort, qu’il n’y a aucune échappatoire, est pour moi plus qu’une métaphore physique : c’est la condition humaine, la certitude que, quoi que l’on fasse, tout se termine par une absence, un vide absolu. Le sous-marin de Béa est devenu ma boîte de Shrödinger, qui me permet de plonger dans la mort. Mettre fin moi-même à mes jours serait trahir l’histoire qui m’a si longtemps habité, et toute la conclusion que j’avais prévue en l’honneur de ma famille.

 

Mon esprit me joue des tours. Lorsque l’on vit une hallucination, peut-on s’en rendre compte ? Peut-on douter de ce que l’on voit, de l’impossibilité de ce que nos sens erronés nous transmettent ? Ma raison est-elle encore capable de contrôler la panique de mon esprit ?

Au milieu de mes réflexions sur ma mort prochaine, quelque chose a attiré mon regard. Une régularité sur la falaise à la surface naturellement fractale, dont les formes résultaient visiblement du travail millénaire des courants marins. Pourtant, au milieu de ce mur poli par endroits, brisé à d’autres, dans un renfoncement qui semblait s’enfoncer derrière la roche, je crus voir…

Non, c’est impossible. Sur cette infinité de pierre, il est normal de déceler des anomalies, de reconnaître des formes particulières, de la même façon qu’un nuage peut, momentanément, ressembler étrangement à un objet précis, trop précis. Le hasard pur, naturel, provoqué par les changements incessants, et interprété par notre cerveau à la recherche de sens.

La vision a disparu trop rapidement pour que je puisse confirmer, le sous-marin se déplaçant un peu plus vite à présent, et je reste avec mon imagination qui ne manque pas d’inventer des formes à partir de décors à peine aperçues.

Pourtant, je n’arrive pas à effacer l’impression d’avoir vu des escaliers.

 

Je voulais une fin paisible, l’entrée dans le noir qui m’aurait permis de revoir les doux moments avec ma famille avant que tout s’arrête. À présent, je n’ai que des pensées de mort, des questions qui me hantent. Et au lieu d’images de joie et de rires, je m’interroge sur l’accident.

Est-ce qu’ils ont eu peur ? Les cris de Tim et Lucia, les gestes inutiles de Béa pour protéger nos enfants. J’ai beau secouer ma tête, l’idée reste ancrée, ses racines plongeant dans mes émotions, et malgré le mal que cela me fait, je ne peux m’en débarrasser.

Est-ce qu’ils ont su ce qui allait leur arriver ? Cette question m’a harcelé pendant des semaines, me réveillant au milieu de la nuit, me poussant à me gratter le crâne en espérant parvenir à arracher l’interrogation. Est-ce que l’on sait, à l’instant ultime ? Est-ce que l’on est béni ou maudit par la compréhension ?

Les rescapés du malheur, ceux qui restent avec le souvenir des disparus, le manque que leur absence leur laisse, imaginent une paisible certitude qui se dépose sur la dernière seconde. Ils se représentent un savoir caché qui leur est dévoilé à cet instant, une sagesse qui permet à celui qui part de tout accepter.

Je n’ai jamais su trouver cette représentation de leur fin. Malgré toutes mes tentatives, je me projetais à leur place, et ne pouvais que sentir la volonté stupide de m’accrocher, l’impossibilité de concevoir qu’il n’y aurait pas de suite, la terreur face à la conclusion inévitable. Après soi, alors que l’on est retiré du monde, ce dernier continue, ignorant notre départ. Cela est impensable.

Et d’une certaine façon, je sais que mon défaitisme est la seule réaction saine, la seule vérité tragique. Car chaque mort est une fin, la fin d’un monde, la fracture de multiples vies qui ne s’en remettent jamais tout à fait. Je suis mort avec Béa, Tim et Lucia. Mon agonie a simplement été plus lente, plus terrible car privée de la brutale et brève conclusion de ma famille.

Mon malheur est que j’ai eu le temps de comprendre.

 

J’ai du mal à respirer, pourtant je sens mon cœur battre, si fort dans ma poitrine. J’ai dû allumer les lumières intérieures pour m’assurer que j’étais encore réel. Cette fois-ci, je n’ai pas pu l’inventer. Je n’ai pas pu rêver. Peut-être est-ce ainsi que les mirages se vivent, que les hallucinations se forment. Pourtant, malgré la certitude que je n’ai pas pu voir ce qui m’est apparu clairement, je n’arrive pas à réfuter, ni même à douter de mes sens.

Sur la falaise, la roche semblait se polir depuis un moment, certainement un effet de courants plus forts et plus anciens. La pierre elle-même me paraissait plus lisse, les irrégularités adoucies au point où le mur me laissait imaginer qu’il serait glissant au toucher.

Puis un renfoncement est apparu. Ça n’était pas un creux dans la forme ondulée de la paroi, ou une brisure verticale comme j’en avais tant vu. C’était une brusque coupure horizontale, comme si la pierre était entrée dans la falaise, ou avait été enfoncée brutalement par une force titanesque. Le trou formé ne mesurait pas plus que quelques mètres, et le mur continuait sa descente plus bas comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.

J’eus le temps d’observer cette tranchée. Je pus évaluer à une vingtaine de pas sa largeur, et à peine moins pour sa profondeur. Je ne parvins pas à distinguer le sol, ou du moins je n’y prêtai pas attention. Pendant de longues minutes, je restai concentré sur un seul détail, tentant vainement de comprendre ce que je voyais, de trouver une explication qui aurait rassuré ma conception du monde.

Le renfoncement était maintenu, protégé semblait-il, par une colonne unique, placée en son milieu. Je désespère de penser qu’elle était naturelle, le résultat de millénaires de polissage par l’eau salée, mais je ne le puis.

La colonne était sculptée.