
Entrée 4
- by Olivier Descamps
- in Abîme
- posted January 30, 2020
Nous étions allongés dans le lit, Béa et moi. Je me souviens des rires, des caresses, des silences aussi. Elle avait pris un verre et s’était tournée vers moi.
« Tu vois, avait-elle dit, la surface de notre planète ressemble à ça. Tout ce qui est au-dessus vit grâce à la photosynthèse. Le soleil éclaire jusqu’à 100 à 150 mètres. Après ça, la lumière n’est plus source de vie. »
Son doigt glissait doucement sur la ligne où l’eau se distinguait de l’air. En dessous, le récipient était plein.
« Tout le reste est un monde étranger, totalement différent du nôtre. »
Le sous-marin descend toujours. J’ai éteint la cabine et observé la lumière changer au travers des hublots. Autour de moi, le bleu s’assombrissait toujours, mais la masse à ma gauche est arrivée silencieusement, sans que je m’y attende. Le sol est brièvement apparu, et un instant je me suis préparé pour le choc alors que je pensais toucher le fond. Mais il ne s’est jamais produit. Mon cercueil a continué de couler, le plateau désert, manqué de quelques mètres, me dépassant lentement. À présent, dans le hublot, une falaise compose toute ma vue.
Je ne sais pas ce qu’il y a de plus désolé. À ma droite, le vide bleu, de plus en plus noir, à ma gauche, la roche nue, où de rares plantes impossibles s’accrochent désespérément, étendant leurs filets pour attraper les particules qui tombent constamment en une neige fine. Ces créatures survivent uniquement grâce à ces flocons minuscules, ces morceaux d’animaux morts, de poussière provenant de la surface, de débris emportés par les courants et réduits en grains qui tombent inlassablement. Ils nourrissent la majorité de l’océan, jusqu’aux fonds les plus reculés.
Mais ces tristes compagnons disparaissent rapidement de ma vue, et après de longs moments, alors que le sous-marin continue sa lente descente, mètre par mètre, je me retrouve bientôt totalement seul.
La nuit s’est installée totalement. Je ne suis pas capable de dire si, cent ou deux cents mètres plus haut, le soleil s’est couché. Ici, ça n’a pas d’importance. La lumière n’arrive pas. Plus que dans une cave, plus que dans une grotte, je suis dans le royaume des ombres.
L’eau autour de moi est totalement noire. La falaise que je longe a disparu, je ne peux même pas la distinguer. Sans le faible éclairage à l’intérieur du sous-marin, j’ai disparu également.
J’imagine la joie de Béa, l’excitation qu’elle aurait eue à se retrouver à ma place. Sa place. C’est elle qui devait être assise ici, au milieu de son rêve, parlant sans cesse à l’enregistreur que j’avais prévu de lui acheter, prenant photo sur photo, vidéo après vidéo.
J’ai allumé les puissantes lampes extérieures, pour elle. Pour Béa. Les phares qui m’auraient aveuglé à l’extérieur ont du mal à percer l’obscurité ici. Je ne peux que deviner le temps et ma profondeur, mais je suis certain que plusieurs heures ont passé. Je ne ressens pas encore le sommeil, mais je suis engourdi, l’esprit flou, lourd. Peut-être que la compression totale du sous-marin viendra pendant que je dors. Je n’avais pas pensé à cela. J’espérais une conclusion nette, ma pensée interrompue d’un coup, rester sur un souvenir qui ne se terminera jamais. Finir sur un rêve ne sera pas un épilogue indésirable non plus.
Proche de la falaise que je distingue de nouveau, je croise de trop rares poissons qui passent sans s’intéresser à moi. Ils sont petits, transparents, leurs organes apparents, et même dans un cas les yeux à l’intérieur de la tête au crâne translucide.
Le monde est devenu bizarre, étranger. Les habitants semblent issus de rêves plus que d’une nécessité naturelle. Je réalise à présent le support qu’est la falaise pour moi, sa pierre représentant un ancrage dans la réalité, un repère que je ne suis pas encore prêt à perdre. Sans ce mur titanesque à mes côtés, je serai perdu au milieu d’une nuit sans fin et sans fond, plus que jamais face à ma solitude. À l’inverse, je peux me laisser dériver face à la roche irrégulière qui défile lentement à mes côtés, rassuré par l’impression de confinement qu’elle me donne.
Béa avait touché la moitié du verre, faisant frémir la surface.
« À un kilomètre, la pression est cent fois plus forte qu’à l’extérieur. Il fait trois degrés ou moins. Malgré ça, on retrouve encore de la vie. On ne voit rien, et pourtant les animaux ne sont pas aveugles. Ils créent leur propre lumière. »
J’ai éteint les projecteurs une fois de plus, curieux du spectacle qui faisait trembler d’excitation la voix de mon épouse. Un long moment, seule la nuit m’a entouré, avec cette impression que le monde s’arrêtait aux limites des parois de métal. Puis j’ai aperçu un éclat.
Je ne pouvais pas dire si c’était une simple réaction de mon œil à l’obscurité, un reflet de la petite lampe dans la cabine, ou quelque chose à l’extérieur. Même si je l’espérais, je savais que j’avais peu de chance d’être témoin d’un feu d’artifice marin. Et pourtant, lorsqu’un deuxième point apparut brièvement, je ne pus plus le nier.
Par une nuit féérique en plein air, Béa, Tim, Lucia et moi étions installés autour des restes d’un feu de camp, à regarder les braises s’éteindre doucement. Béa fut la première à le remarquer. Autour de nous, la forêt s’était lentement mise à briller, de minuscules lumières qui existaient moins d’une seconde, mais en alternances constantes, comme si elles se répondaient les unes aux autres, un dialogue qui ne cessait jamais. Les lucioles nous avaient entourés, et jouèrent leur spectacle silencieux une demi-heure avant de s’enfoncer progressivement dans les bois.
À des centaines de mètres plus bas que la forêt de mon souvenir, il me semblait que les petits insectes m’avaient retrouvé, performant pour moi une dernière fois. Rapidement, la nuit éternelle s’était peuplée de multiples éclats chaotiques, les petites lumières longues ou courtes, dépassant rarement une seconde, mais toujours parfaitement visibles dans l’obscurité totale.
Cette bioluminescence avait fait rêver Béa, et je contemplais ces éclairs miniatures un long moment. Puis, n’y tenant plus, j’allumai les lampes extérieures.
Ma répulsion fut totale, un mouvement de recul et de rejet. Devant le hublot passait une forme grotesque, des dents trop longues pour que la mâchoire puisse se fermer, plantées irrégulièrement dans une tête plus large que son corps hérissé de petites antennes éparses. La chose semblait se battre pour nager, une excroissance ventrale donnant l’impression de s’enflammer de façon incongrue, provoquant quelques secondes une lumière blafarde avant de disparaître.
Il n’était pas le seul. Plus loin, des sortes de petites crevettes translucides, des méduses rouges aux trop nombreux filaments, aux corps formés de bulles se chevauchant les unes les autres, composaient la foule asymétrique qui évoluait dans le noir, masquant sa présence ressentie dans les courants par des leurres lumineux.
Les corps difformes, assemblés sans esthétique, sans régularité, créés seulement pour se nourrir et fuir. C’est le royaume des monstres. C’est là que je vais mourir.
J’éteins les lampes et la faible lumière des équipements du sous-marin. Dans l’absence totale, je m’allonge, les yeux inutilement ouverts. Dans ce que je devine être un hublot, des éclats apparaissent encore, plus rares, les autres cachés par les parois de métal que je ne vois plus.
Bientôt, j’aurai dépassé la petite foule et serai de nouveau totalement seul. Il ne me reste plus qu’à attendre que tout s’arrête.
Recent Comments