Entrée 3

La nuit s’est écoulée dans un mélange d’attente et de douleur plus intense que ces dernières semaines. Je ne peux que supposer que la fin proche, l’isolement qui me conduit à être face à mes souvenirs, faisait ressortir ce qui s’était tassé en moi.

Puis, alors que l’aube se laissait deviner au noir bleutant de plus en plus, les images ont commencé à devenir plus douces, ma mémoire s’attardant sur des moments heureux.

J’ai dû m’assoupir, car en rouvrant les yeux, le sous-marin avait plongé de quelques mètres. Ça n’était pas encore la profondeur qui me fera disparaître, mais le miroir qui sépare les deux mondes était visible par le hublot au-dessus de moi, brillant étrangement, renvoyant des éclats déjà inaccessibles.

Autour, le bleu infini s’était éclairci, une couleur presque chaleureuse, invitante. Un instant, j’ai pu comprendre l’attirance de Béa pour cet univers si différent du nôtre. La couleur unique, les variations composées seulement de dégradés dus à la distance et à la lumière. Plonger dans cette teinte, se laisser envahir par le fait qu’il n’y aura à présent rien d’autre, est un sentiment étranger, difficile à définir. L’impression d’un rêve dont on ne sortira pas, un état avant la mort. Il n’y avait pas de peur, pas de pulsion qui me poussait à tenter de m’enfuir. Pas d’acceptation non plus, de résignation. Un simple constat.

 

Mon voyage automatique a continué à la même hauteur, une errance paisible qui me permettait d’imaginer, au-dessus de moi, les jambes de Béa en train de se baigner. Elle adorait nager. Je la rejoignais parfois, aussi souvent que possible, mais je n’avais ni son endurance, ni sa passion pour l’eau. Par contre, je pouvais passer des heures à la regarder, cherchant les mots pour la décrire, pour exprimer les sentiments que j’avais en la contemplant.

Dès que Tim et Lucia en ont été capables, ils ont rejoint leur mère. Sur son dos d’abord, puis à ses côtés. Ils n’ont jamais connu la peur qui m’a longtemps paralysé, l’impression qu’à quelques mètres, invisible dans l’opacité de l’eau, quelque chose observe les nageurs.

 

Mes pensées ont été interrompues par le premier mouvement dont j’ai été témoin depuis que je sillonne le vide liquide. Une forme brillante, ondulante, s’approchait de côté, nageant parfois parallèlement, parfois se rapprochant d’un mouvement élégant.

C’est l’impression qui me frappa, le mot qui me restait : élégance. Il y avait une grâce, une légèreté dans le ballet de ce drap brillant qui semblait voler dans l’eau, se déplacer de façon éthérée. Je me rapprochai enfin, et finis par remarquer les points. C’était un banc de poissons.

Je restai frappé par la beauté de la synchronisation de ces animaux. Chaque individu qui se faufilait dans les courants permettait de créer cette harmonie fragile, où le moindre détour d’un membre entraînait le mouvement de tout le groupe, et formait ces images de vagues vivantes, de danse avec la lumière.

Puis quelque chose passa au-dessus de moi.

Je me mis à chercher au travers des hublots la seconde présence, espérant être témoin d’un deuxième drap brillant, une autre de ces lumières liquides qui m’aurait entouré un moment avant d’aller danser avec son reflet. L’animal est apparu finalement dans la petite vitre de côté, et je me suis senti sourire. C’était un dauphin.

Bientôt, mon émerveillement augmenta en en voyant un deuxième, puis un troisième, et un autre, et un autre. Ces mammifères majestueux venaient tourner autour de moi, glissant à quelques mètres seulement de ma bulle de métal. Si j’avais pu ouvrir un hublot et tendre la main, j’aurais probablement senti leur épaisse peau me frôler.

Rapidement, les nouveaux arrivants commencèrent à tourner autour du voile de lumière. Un instant, l’impression d’une danse fut renforcée, un jeu où le drap lumineux au centre ondulait selon les mouvements des plus gros nageurs. Puis l’un d’eux plongea dans le banc de poissons, et je compris enfin.

Ça n’était pas un ballet. Pas une danse. Les dauphins rassemblaient méthodiquement les plus petits êtres en un tas compact, puis s’élançaient au milieu, la gueule ouverte. Pour leurs proies, les élégants mammifères étaient des monstres affamés, des ravageurs qui chassaient en meute, avec un acharnement industriel.

D’un coup, le miroir, brouillé par le carnage, commença à se percer, attaqué par des flèches vivantes qui plongeaient avec une efficacité inattendue. Des oiseaux marins piquaient dans l’océan, descendant à plusieurs mètres de profondeur pour se servir dans ceux qui avaient échappé aux dauphins.

Le bleu, si vide, peuplé d’absence, où le moindre reflet devenait un spectacle, bouillonnait de violence. Autant de scènes individuelles, de prouesses physiques, résultaient en un chaos acharné, et le drap de lumière s’éteignait inéluctablement.

Bientôt, les requins arrivèrent.

Le sous-marin tourna, dérivant vers un autre lieu, et le carnage disparut hors de mon hublot. En face de moi, il n’y avait plus que le vide.

 

Après un long moment, l’appareil s’immobilisa finalement. Je n’ai aucun moyen de savoir où je me trouve, et ne désire pas l’information. Lentement, il a commencé à descendre. Finalement, je coule. Autour de moi, le bleu s’est assombri, alors qu’au-dessus, le hublot me montrait une dernière image du miroir, encore scintillant, qui s’effaça doucement. D’après les données que j’avais entrées, le sous-marin doit plonger tranquillement, au ralenti, sans jamais s’arrêter. Seule sa destruction devrait mettre un terme à sa visite des profondeurs, et à mon dernier voyage.

Béa avait coutume de me répéter que l’océan contient la plus grande variété d’espèces, avec certainement beaucoup encore à découvrir. On y trouve également la plus grande quantité d’individus. Dans leur immensité, les mers regorgent de vie.

Je ne suis pas capable de le voir. Je ne suis témoin que du vide absolu, écrasant, du silence envoûtant dans un monde où le moindre son semble porter à des distances stupéfiantes. Et aujourd’hui, à un bref éclat de violence, de destruction méthodique que je pensais être la spécificité de l’être humain. Les animaux mangent ce dont ils ont besoin. Dans un monde où ils peuvent ne rien croiser pendant des semaines, ils se gorgent de tout ce qu’ils trouvent. Du voile de lumière, il ne doit rien rester. Pas le moindre individu, la moindre trace pour se rappeler de son ondulation gracieuse, de son harmonie merveilleuse.

Le bleu est à présent crépusculaire, une couleur sombre où les rayons ne parviennent plus, donnant encore plus l’impression d’un brouillard uni, une seule teinte composant le monde et masquant l’horizon plus sûrement qu’un mur. Bientôt, il fera entièrement noir.

 

Il y a des lumières, mais je ne les allume pas. Éclairer le vide ne sert à rien. Je me souviens alors d’une soirée familiale, où nous avons ensemble fait face à la peur de l’obscurité.

Allongés dans le lit, collés les uns aux autres, Tim et Lucia dans nos bras, nous avons laissé les ombres s’étendre dans la chambre. Lorsque la nuit s’est bien installée, nous avons inventé les personnages cachés à notre vue, comme on devine des formes dans les nuages.

Je me rappelle le moment de complicité, d’excitation, de rire.

Aujourd’hui, je me sens pleurer.