Entrée 2
- by Olivier Descamps
- in Abîme
- posted January 16, 2020
L’ombre s’étend autour de moi, mais il ne fait pas encore totalement noir. Je ne suis pas pressé.
Parfois, le sous-marin perce la frontière de reflets qui sépare les deux mondes, cet étrange miroir ondulant, et le hublot du haut me permet de voir le ciel, aussi sombre que l’étendue sans fin sous mes pieds. Je pense que c’est ce que je trouvais le plus déstabilisant dans la mer : le manque de sol. Nager ne donnait pas l’impression de voler. Je n’étais pas léger et libre au-dessus d’un paysage de fourmis. Dans l’océan, tout ce qui se trouvait en dessous était le domaine du cauchemar, un royaume où l’imagination n’osait pas s’aventurer.
Puis j’ai rencontré Béa. Il n’a pas fallu longtemps pour que sa passion remplisse les ténèbres, pour que ses mots scientifiques se transforment en images merveilleuses, fantastiques, en trésors à découvrir. Océanographe, elle savait décrire les mers mieux que n’importe quel texte que mon ambition d’écrivain m’avait permis d’élaborer. Sa passion dépassait la mienne, moi qui me pensait inspiré, promis à de grands mots qui se répéteraient au travers du temps. Mais comment concurrencer avec celle qui avait l’océan comme muse ?
Je ne croyais pas pouvoir aimer plus que ce que j’ai aimé Béa, nos discussions sans fin, les lignes au bord de ses yeux lorsqu’elle souriait, la joie qu’elle avait dans son travail. Lorsque Tim et Lucia se sont ajoutés à notre vie, travailler a été pour moi de plus en plus difficile. Je voulais laisser du temps à mon épouse, permettre à sa passion de s’épanouir. Mon sacrifice était une forme de lâcheté, une excuse pour justifier le retard, de plus en plus éprouvant, du succès que j’imaginais m’être dû.
Je me rappelle comme d’un passé lointain, d’une autre vie maintenant étrangère, les moments de colère, de ressentiment. L’écriture est un domaine solitaire, et l’invasion d’enfants une violence à cette introspection.
Puis, un jour, j’ai compris. Le changement ne s’est pas fait à l’instant de l’illumination, bien évidemment. Comme toujours, il est le fruit d’une évolution inconsciente, silencieuse, se camouflant dans la lenteur du quotidien.
Lucia était tombée. Une simple chute dans un parc, à la suite d’une course malheureuse. Le sang sur le genou demandait un pansement que je n’avais pas. À la place, les mots sont venus. Naturellement, sans l’effort douloureux que c’était pour moi de les marquer sur le papier, le sentiment artificiel que je ne parvenais pas à leur enlever. Parler à ma fille, dire les bonnes choses, sur le bon ton. Les gestes aussi, et les non-dits, les silences et sous-entendus simples que je ne pouvais jamais glisser dans mes textes.
Lucia est retournée jouer, et je suis resté accroupi, statufié par la révélation, l’évidence. Je n’étais plus un écrivain. J’étais un père.
De là, la décision a été simple, et l’idée d’un sacrifice a totalement disparu. Béa et moi avions construit notre vie sur l’idée de la passion. Elle pour l’océan et ses profondeurs, moi pour l’écriture. Mes textes pouvaient attendre. Au contraire, je les voyais maintenant mûrir, acceptant enfin l’idée que je n’avais pas à exceller immédiatement. Je pouvais m’emplir d’expériences, d’émotions, d’histoires. Et ma passion prenait un sens, une direction inattendue et pourtant évidente. Celle de m’occuper de mes enfants, de ma famille, de vivre pour elle.
Je pensais alors que j’allais pouvoir leur apporter beaucoup. Une fois de plus, je me trompais : ce furent eux qui me donnèrent plus que je ne pouvais imaginer.
On ne peut pas se représenter ce que c’est que de tout perdre. On peut visualiser la scène, s’inventer des émotions, spéculer sur les réactions. Mais la douleur ne se ressent pas en rêve. Mettre les mots sur la perte, que ce soit au moment de la nouvelle ou après que tout le monde ait terminé son deuil, est pour moi impossible. Je sais maintenant que n’importe quel terme serait artificiel, n’importe quelle phrase une invention mensongère.
Il ne reste que les non-dits. Les habitudes qui n’ont plus de raisons d’être. L’absence des gestes importants. Et la décision de mourir.
Béa et moi avions construit une vie de passion. Elle a passé trois ans à rassembler les fonds pour son projet, et deux ans à construire un sous-marin capable de l’amener à des profondeurs suffisantes, pour le temps qu’elle désirait. J’accomplis ce voyage pour elle, observant à sa place le bleu qui s’étend autour de moi, écoutant l’étrange son de l’océan au travers des micros qu’elle a placés elle-même, laissant son invention me mener à la fin qu’elle décidera.
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