Entrée 1

L’océan m’entoure, toute sa beauté, sa tranquille puissance, son murmure écrasant. Encore aujourd’hui, je comprends le regard de Béa, et en moi vibre son attirance à jamais inassouvie pour cette masse mouvante, ce titan créateur de vie et les mystères qu’il renferme.

Sur le pont du bateau, je suis seul. L’équipage désoeuvré traîne à l’intérieur, évitant le froid et les éclaboussures. Ils sont blasés, je ne le suis pas. Je ne le serai jamais. Je n’en aurai pas le temps.

 

Le soir tombe lentement, et je n’ai pas la chance d’assister à l’océan qui prend feu, le bleu devenant orange puis rouge, le fameux « brasier » que tant d’écrivains décrivent et qui m’est resté longtemps en tête. Pour mon dernier jour sur terre, le ciel gris devient sombre, doucement. Bientôt, il fera nuit, et je me glisserai dans le sous-marin, camouflé par le noir et la lassitude des marins. Il est temps de faire un dernier tour de mes préparatifs.

 

L’appareil est toujours placé en arrière du bateau, de façon à être facilement glissé dans l’eau. J’ai payé le capitaine assez cher pour ce détail, en plus du prix pour mon passage. Il me croit encore être un touriste aisé, en quête des fonds marins du Pacifique.

Trouver un navire assez large pour pouvoir porter le sous-marin n’a pas été facile. Il fallait de plus que ce soit un transporteur indépendant pour accepter mon étrange demande, à savoir que mon cargo puisse être mis à la mer en tout temps, facilement, pour me permettre de plonger au moindre de mes caprices. L’argent a convaincu les hommes. Toutes mes économies ont été utilisées, mais ce détail est insignifiant. Lorsqu’on sait qu’il n’y aura pas de futur, les capacités financières deviennent simples à obtenir.

J’ai choisi l’Océan Pacifique à cause de ses nombreux grands fonds. C’est l’un des endroits les plus creux de la terre, une tombe parfaite pour moi. Je sais que j’aurais pu choisir n’importe quelle mer : passé cent mètres de profondeur, les chances de survie disparaissent. Cependant, j’avais une image précise de ma fin. Dériver, puis couler lentement dans mon cercueil de métal et de verre, progressivement entouré des ombres, jusqu’à ce que plus rien n’existe. Je partais avec le sous-marin, tout ce qui me reste de Béa, de son sourire, son odeur.

En caressant la carapace de l’appareil, je suis frappé par l’image de Tim et Lucia, leur excitation en visitant le laboratoire de leur mère, en découvrant le gros insecte qu’elle construisait. La bulle en métal à l’avant est percée de cinq yeux d’un verre très dense, et son corps est un cylindre hérissé d’antennes et de caméras. Ses pattes à hélices, inadaptées pour la surface, lui permettront de se déplacer dans l’infini bleu, et sa peau épaisse le protégera des grandes profondeurs. « Jusqu’à trois kilomètres ! » disait le sourire de Béa. Et ses yeux brillaient déjà en pensant aux merveilles qu’elle allait découvrir.

Il n’est pas temps de penser à ça. Ma liste : dans le sous-marin, j’ai détruit le baromètre, et surtout le système de navigation. Béa m’a expliqué, l’enthousiasme faisant vibrer ses mots, le fonctionnement de l’appareil dans lequel je n’aurais jamais pensé me retrouver. J’ai pu le programmer pour dériver, et couler lentement. Je veux que la fin soit douce, calme, me laissant tout le temps dont j’ai besoin pour revivre les moments importants, pour que tout s’arrête avec eux, sur eux. Mon cercueil va donc progresser un peu avant de plonger dans les ténèbres, et moi dans mes souvenirs.

Mon épouse voulait un sous-marin capable de rester longtemps dans les fonds froids et hostiles, espérant que la faune ait le temps de s’habituer à lui. C’est ainsi qu’elle l’a fabriqué : bâti autour de l’idée d’économiser son énergie, il contient assez d’air pour trois jours. Je prévois que la pression l’aura écrasé avant.

 

Lentement, j’ai enlevé la montre de mon père, que j’ai toujours portée, depuis qu’il me l’a donnée. Je revois le geste, lui la retirant de son poignet et me l’attachant lentement autour du mien. Je venais de terminer l’école, j’allais entrer à l’université. « Le temps est la responsabilité des adultes, m’a-t-il dit. Il va falloir que tu apprennes à gérer le tien maintenant. »

Je ne l’ai pas lancée. Je me suis contenté d’ouvrir la main, je l’ai sentie glisser de ma paume, tomber dans l’eau avec une douleur à laquelle je ne m’attendais plus. Mais je voulais que le temps s’arrête. De toutes les façons, je n’ai pas de raison de la préserver.

Je la gardais pour Tim.

 

Je vais regarder la lumière disparaître totalement avant de prendre un dernier repas. Cette nuit, je vais refermer une dernière fois la porte sur le monde. L’écoutille, devrais-je dire. Je ne garde rien, seulement mon enregistreur. Je sais que c’est contradictoire, mais j’ai tellement vécu en mettant mes pensées dans ce gadget qu’il ne me paraît pas naturel de le laisser en arrière. Il y a longtemps que je n’écris plus, mais je n’ai jamais cessé de préserver mes idées, mes émotions, de travailler les mots en attendant le jour où ma famille n’aurait plus besoin de la totalité de mon temps. J’étais heureux d’aiguiser ainsi ma pensée, croyant me découvrir prêt dans dix ans, dans vingt ans, pour une nouvelle carrière.

Avec le temps, mes émotions sont passées par ce petit rectangle noir. Qu’il recueille mes dernières paroles est évident, nécessaire.

 

La lumière a presque entièrement disparu. L’océan est devenu noir, ses vagues sont à présent des mouvements flous, plus imaginés que perçus. Les lumières du bateau éclairent le dernier endroit réel, entouré des ténèbres et d’un bruissement doux. Si je ressentais quelque chose d’autre que cette mélancolie étouffante, j’aurais hâte.