Chasseurs

– Je ne veux pas y aller.

Rob ne réagit pas. Il continua ses préparatifs, fourrant la nourriture dans son sac à dos, les gourdes, une corde. Les armes et le filet étaient prêts depuis la veille.

– On en a déjà parlé, dit finalement son père.

Kim regarda le dos massif, enfermé dans la combinaison de chasse. Dans la maison, les motifs de camouflages auraient pu paraître déplacés, mais elle était habituée à le voir ainsi.

– Je n’aime pas la forêt.

L’homme soupira lourdement. En arrière, son frère ricana. Rob se retourna à moitié, tournant sa large tête dans la direction de sa fille.

– Tout n’est pas du plaisir dans la vie. On a la chance de pouvoir faire de l’argent, faut en profiter tant que ça dure. Tout ça, c’est pour toi. Comment tu vas faire quand tu seras grande ? Tu penses que quelqu’un va vouloir t’engager en sachant ce que tu es ?

Kim ne répondit pas. Elle savait que rien de ce qu’ils gagnaient n’irait dans ses poches. Depuis qu’ils avaient compris comment utiliser sa différence, il y avait une nouvelle télévision, une nouvelle voiture, une piscine dans le jardin.

Son frère sourit en ramassant son fusil.

– N’ai pas peur. Les monstres ne mangent pas les autres monstres.

 

Kim détestait la forêt. L’odeur la dérangeait, le bruit constant semblait l’épier, et dans le chaos de feuilles, branches et pierres, elle ne savait plus où regarder. Mais surtout, elle détestait l’attitude de son frère et de son père. Voûtés, l’arme bien serrée ; Kim avait l’impression qu’ils jouaient à la guerre.

Régulièrement, ils se tournaient vers elle, faisant un signe de main codifié. Ils avaient décidé qu’il ne fallait parler qu’en situation d’urgence, et elle s’était fait gronder plusieurs fois après avoir enfreint la règle. Presque tout le temps, elle secouait la tête, et les deux hommes continuaient leur marche avec un regard lourd, comme si c’était de sa faute.

Ils progressèrent ainsi jusqu’à ce que Rob lève le poing, le bras plié. Immédiatement, Steph alla se coller contre un arbre, son fusil en main. Kim s’accroupit devant les gestes furieux de ce dernier, excité par l’action qui arrivait.

Au fond, une clairière entourait un ruisseau. Un cerf était en train de boire.

L’homme à l’avant observa l’animal dans son viseur, avant de jeter un coup d’œil vers sa fille. Elle secoua la tête, une fois de plus. Rob se remit en position de tire quand même, prenant son temps pour ne pas manquer.

– Ça n’en est pas un, chuchota Kim.

Son frère fit un autre geste, lui indiquant de se taire. Rob l’ignora. La jeune fille sentit la panique l’envahir, l’impression que le doigt sur la gâchette allait s’écraser, cracher une mort inutile et gratuite.

– Ça n’en est pas un, s’écria Kim malgré elle.

Le cerf se redressa et s’enfuit dans un même mouvement. Son père jura, mais ne tira pas. Il se redressa, froid.

– T’es idiote ou quoi ? martela le frère de la jeune fille. On t’a dit de te taire !

Rob avait atteint Kim et la saisit par le bras. Sa main prenait presque toute la surface de l’épaule au coude.

– Pour la dernière fois, tu ne parles que lorsque je te le dis. C’est moi qui décide sur quoi on tire, tu as compris ?

Il la relâcha et reprit la marche sans un mot. Steph lui lança un regard de plus avant de continuer. La jeune fille suivit avec un temps de retard, se massant le bras qui lui faisait encore mal.

 

Ils étaient arrivés près d’une colline. Kim pouvait voir la pente assez brusque, et la roche dénudée sur un côté, masquée par endroits par une végétation touffue. Elle fit un pas de plus avant de sentir sa gorge de contracter, l’empêchant de respirer.

L’impression d’être observée, avalée par un regard maléfique, une pensée hors de la compréhension humaine. Des émotions indéchiffrables, des réflexions trop rapides pour elle, d’une logique trop différente pour qu’elle puisse la suivre. L’esprit étranger l’envahissait, une douleur intense, froide, perçant ses yeux jusque dans son crâne.

Elle finit par réaliser les gestes impatients de Rob et Steph, qui avaient remarqué son malaise. Kim hocha faiblement la tête, et son père, énervé par sa lenteur, pointa dans plusieurs directions. La jeune fille lui indiqua la bonne, et les deux hommes se mirent en route, les jambes pliées, le canon de leur fusil vers l’avant.

Ils découvrirent le trou dans la roche, masqué par un buisson d’épines. Rob donna des coups de crosse puis écrasa la racine avec sa botte pendant que son fils surveillait les alentours. L’entrée dégagée, Kim eut un frisson.

C’était une ouverture de moins d’un mètre, à peine assez pour entrer en rampant. L’intérieur était totalement noir, au point où ils ne pouvaient deviner la profondeur du souterrain. Rob craqua un bâton phosphorescent et commença à se glisser dans le trou. Sa taille massive lui posa des problèmes, et Kim le regarda lutter pour passer. Steph lança les sacs à l’intérieur avant de suivre.

Laissée seule, la jeune fille hésita. Elle savait qu’elle devait y aller, mais l’impression qu’elle ressentait était plus forte que les autres fois. Depuis plusieurs mois maintenant, son père et son frère se servaient de son étrange instinct pour chasser leurs proies particulières. Mais pour elle, avancer n’était pas naturel. Ce qu’elle éprouvait était une pulsion de fuite, un sentiment de danger intense.

Finalement, la peur de rester seule la convainquit, et elle s’accroupit devant l’ouverture. Dans le trou, la lumière verdâtre du bâton lançait des ombres inquiétantes sur les murs. L’entrée était courte, et juste après le terrain s’ouvrait sur une grotte qui descendait abruptement. Sur un geste de son père, Kim rampa pour les rejoindre. Elle se retint de gémir alors que les épines éraflaient ses jambes et que les cailloux raclaient ses avant-bras. Lorsqu’elle put se relever, les hommes avaient déjà commencé à avancer.

En les suivant, le malaise augmenta, cette pensée incompréhensible, à l’exception de la malveillance, la volonté de faire du mal, de plus en plus présente dans son esprit. Un moment, elle observa son frère et son père dans la lumière verte, leur ombre étendue sur la roche, et elle se demanda si elle pourrait trouver une pierre assez solide pour briser leur crâne.

Elle secoua la tête, effrayée par l’image qui l’envahissait, la suggestion étrangère qui la submergeait. Elle manqua de percuter les hommes qui s’étaient arrêtés. Devant eux, la grotte se séparait en deux. Rob indiqua le couloir de gauche à ses enfants, et passa vers la droite. Steph fit un brusque signe de tête à Kim et progressa dans son passage.

La jeune fille avait l’impression de trembler, comme si elle subissait une soudaine montée de fièvre. Elle devait se battre à chaque pas pour ne pas abandonner son frère, se mettre à courir pour quitter cette grotte et la forêt maudite. Son frisson fut de plus en plus intense, jusqu’à ce qu’elle reste crispée, soudainement paralysée. Elle mit quelques secondes à comprendre que le cri qui avait résonné dans sa tête venait de son père.

Steph s’était figé également. Il se retourna, et les deux s’observèrent un instant. Puis ils revinrent sur leurs pas, lentement. Arrivée au croisement, Kim put distinguer la lueur à quelques pas d’eux, le même vert malade que celui que portait son frère. Son père était debout, appuyé contre la roche.

– Papa ? chuchota la jeune fille.

Son frère la poussa pour la réprimander d’avoir parlé. Elle l’ignora, s’avançant prudemment vers l’homme. En arrière, le garçon avait posé son bâton luminescent et s’approchait aussi, observant les alentours. Sa sœur avait atteint Rob, et fit lentement le tour pour lui faire face. Elle s’immobilisa, incapable d’interpréter ce qu’elle voyait, l’impression que son cerveau venait de se refermer sur lui-même.

Son père avait les yeux ouverts, mais ils ne semblaient plus avoir de couleur, comme si l’iris s’était dilué dans le blanc. La lumière verte empêchait d’être sûr, mais sa peau semblait grisâtre. Kim avança sa main instinctivement. L’homme était froid, dur et lisse, comme de la pierre.

Steph l’avait rejointe et contemplait le corps pétrifié avec la même expression. Puis quelque chose réveilla la jeune femme. Elle attrapa son frère et l’attira dans un renfoncement de la roche. Tétanisé, il se laissa faire, et ils se collèrent dans un coin, tremblant ensemble.

Les pensées aliénantes se mirent à marteler le crâne de Kim. Lentement, elle releva la tête. Au fond, dans la lumière verte, une ombre déformée passait lentement à l’endroit où Steph avait laissé son bâton phosphorescent.

La forme faisait penser à un oiseau aux ailes repliées. Mais la démarche était plus lourde, étrangement incertaine, comme si le corps n’était pas fait pour ça. On aurait dit une poule, mais là où l’animal se servait des mouvements de sa tête pour équilibrer ses pas, l’ombre laissait deviner des gestes saccadés, irréguliers et disharmonieux. Pourtant, leur fréquence mit Kim mal à l’aise, et un bref instant elle eut l’impression qu’elle allait vomir.

La forme avait atteint le croisement. Après avoir attaqué leur père, le monstre devait avoir gagné l’entrée pendant que la sœur et le frère se dirigeaient dans le couloir de droite. À présent, la créature revenait. Si elle rejoignait sa victime, les enfants étaient perdus.

Les pas semblèrent résonner dans la tête de la jeune fille. Une sorte de roucoulement grave, comme si une poule tenait de grogner, vibra dans ses oreilles. Kim s’écrasa de nouveau contre le mur, les yeux grands ouverts, incapable de fermer les paupières. Elle ne respirait plus, mais ça voulait dire qu’elle faisait moins de bruit. Elle se concentra sur ses propres pensées, tentant de regagner le contrôle de son esprit. Sa chambre, ses draps, ses livres, ses cahiers, ses cours par correspondance. Les quatre murs rassurants et la fenêtre bien fermée.

La voix impossible dans sa tête parut diminuer, et elle risqua un coup d’œil. Le couloir semblait vide. Avec l’impression de s’arracher à la pierre, Kim se redressa et tira son frère. Maintenant sa poigne, elle passa à côté de son père sans le regarder, et continua jusqu’au croisement. Elle n’entendait plus rien. En face d’elle, l’ouverture était un rond de lumière, le jour dans la forêt donnant l’illusion d’être juste à côté et impossiblement éloigné.

Brusquement, Steph se mit à courir. Surprise, sa sœur le suivit, persuadée qu’ils allaient rencontrer le monstre sur leur route, qu’ils n’atteindraient jamais l’entrée.

Le jeune homme se jeta dans le trou, rampant à toute allure. Kim s’élança à son tour, se meurtrissant les bras et les genoux, poussée par l’image d’un bec se plantant dans sa jambe, d’une patte d’oiseau démesurée lui saisissant la cheville.

Elle roula dans le buisson d’épines et sentit qu’elle recommençait à respirer. Devant elle, son frère était déjà en train de courir vers les arbres. Elle le suivit en boîtant, la peur se diluant dans les pulsations que l’effort entraînait dans sa tête.

La voix avait disparu, le malaise diminuait alors qu’elle fuyait.

L’occulte n’avait pas changé que certaines plantes ou quelques roches. Lorsqu’il touchait les animaux, les corps déformés pouvaient se vendre cher. Son père avait cru pouvoir utiliser les sensations maladives de sa fille. Mais Kim avait toujours su. L’occulte ne faisait pas quelques mutations hasardeuses. Il y avait une volonté maléfique, un but néfaste. Peut-être était-ce une réaction aux pensées humaines. Peut-être un esprit en soi, caché dans un recoin de notre univers. Mais la jeune fille était certaine d’une chose : l’occulte qui l’habitait lui parlait.

Il lui disait que les monstres des légendes étaient en train de revenir.