Casino

Victor s’approcha de la table de velours. C’était un plan parfait. À condition qu’on ne lui ait pas menti. Mais si ça marchait pour Francis, ça devait marcher pour lui.

L’homme serra la main dans sa poche. Les poiles courts et raides le piquèrent un peu et la raideur, comme du bois séché, le dégoûta. Il était incapable de ne pas s’imaginer la vie qu’il y eut un jour dans les petits doigts, le poignet et l’avant-bras qui étaient maintenant attachés à une cordelette de mauvaise qualité.

Il chassa la pensée en lâchant l’objet. Ça n’était que ça. Une chose. Étrange, perturbante, repoussante et contre nature. Mais qui pouvait le sortir de ses problèmes.

Les gens qui regardaient les joueurs, qui écoutaient des histoires de parieurs, ne comprenaient pas. Ils parlaient de l’adrénaline, c’était vrai. Ils parlaient de la concentration, de ce moment juste avant le résultat où plus rien ne comptait, c’était vrai. Ils parlaient de la dépendance à ce sentiment, c’était vrai. Mais ce que personne ne disait est que l’extase, le véritable moment que les parieurs souhaitent, est la victoire. Ça n’était pas l’instant où les dés étaient lancés ou que les chevaux commençaient à courir que Victor recherchait. C’était juste après. Lorsqu’il gagnait.

Et ce moment lui avait échappé depuis trop longtemps.

Au départ, il avait joué aux cartes, mais ces activités demandaient une technique qu’il n’avait pas. Parier était plus à son niveau, et il s’était essayé aux courses, au sport, aux combats. Mais là aussi, il fallait connaître, étudier. Ceux qui faisaient ça pour le plaisir, entre amis, choisissaient leurs favoris. Ceux qui le faisaient professionnellement regardaient les chiffres. Et les chiffres ne parlaient pas à Victor.

Le casino était donc devenu le choix évident. Le hasard, l’absence totale de technique, qui rendait la victoire encore plus inespérée, encore plus savoureuse. Mais avec tous ces essais, l’argent manquait déjà, et trouver un travail n’était plus une option. Le remboursement de ses dettes aurait déjà nécessité de nombreuses années de sacrifice, et l’abandon total de cette victoire.

Il ne restait donc que la solution la plus simple, la plus élégante, la plus désirable. La victoire elle-même, le gros coup qui lui permettrait de s’en sortir, et peut-être même de gagner plus.

Mais pour effacer ce qu’il devait en un coup, il lui fallait miser gros. Et lorsqu’il perdait, il devait miser encore plus. Jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la dernière journée avant que le système lui tombe dessus. Le fil de l’épée de Damoclès qui lâchait.

Victor posa la main sur la table, le bout de ses doigts frôlant le velours qui débutait après le rebord de bois. Il appréciait ce côté tactile, c’était important pour lui. Une autre chose que l’on disait : les joueurs aimaient avoir un rituel. C’était peut-être le sien.

Prudemment, il posa quelques jetons sur un chiffre inscrit sur la table. La roulette tourna, la bille fut lancée. L’homme regarda la petite boule rouler, se rendant vaguement compte qu’il caressait la petite main dans sa poche. Après un temps infini, la balle blanche s’arrêta dans une case, rebondit, resta en suspens sur la petite tige de métal qui séparait les deux numéros, comme si elle hésitait, puis tomba de l’autre côté.

Victor sentit le sang monter à la tête, le rire qu’il contint à peine, la joie qui contractait sa gorge. La victoire revenait enfin, l’impression que l’univers entier lui souriait, le plaçait en avant. Ce moment était pour lui seul.

Il plaça quelques jetons de plus sur un nouveau chiffre et regarda le croupier lancer la bille d’une main experte.

 

Dans l’appartement modeste mais très bien situé, les deux hommes buvaient un verre d’alcool en début d’après-midi. Pour Francis, c’était une façon agréable d’accompagner son invité, mais Victor laissait le liquide le brûler comme un médicament.

– Je pense que je vais pas m’en sortir, cette fois-ci. J’étais tellement sûr…

Francis le laissait parler, installé dans le confort de celui qui a réussi. Depuis qu’ils se connaissaient, il avait toujours eu cette assurance qui faisait que lorsqu’il marchait dans un endroit encombré, c’étaient les autres qui s’écartaient. En outre, il ne perdait jamais.

Ils s’étaient rencontrés au casino. Victor l’avait tout de suite remarqué, un des réguliers. Ils y allaient aux mêmes horaires, aux moments les plus peuplés. Mais là où le premier tentait de se cacher dans la foule, le second semblait apprécier l’attention, et les félicitations lorsque les dés le favorisaient.

Pourtant, il ne jouait jamais beaucoup. Il se promenait, observait, et lorsqu’il misait, il ne mettait pas énormément. Victor l’avait suivi, pensant qu’il avait un truc. Qu’il avait trouvé la clef que tous recherchaient. Ou qu’il avait des contacts dans l’établissement. Il avait hésité à parier comme lui, mais il avait eu peur de se faire remarquer.

Finalement, il l’avait abordé. Lui avait proposé un verre. La conversation s’était déliée, et au lieu de s’offusquer de l’espionnage, Francis avait été flatté par l’attention. Au fil des rencontres, les deux n’étaient pas devenus amis, mais assez proches pour terminer leurs soirées par un digestif partagé.

Dans l’appartement, l’hôte avait fini par soupirer et se redresser.

– Je n’ai pas d’argent à te donner.

Il leva la main pour interrompre la réponse de Victor.

– Même à te prêter, ajouta-t-il. Pas que je ne veuille pas, je n’en ai juste pas. L’argent que j’ai, je le gagne chaque semaine.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Au casino.

– Mais… et si tu perds ?

Francis soupira. Il hésita un instant, puis sortit de sa poche une petite patte d’animal, trop noire pour que Victor puisse l’identifier immédiatement.

Elle était ratatinée, accrochée à une vieille cordelette.

– Qu’est-ce que tu connais de l’occulte ?

 

Victor avait ramassé ses jetons. Il lui avait fallu une heure, et il se sentait à présent rassasié. Il avait gagné assez pour satisfaire ses débiteurs jusqu’au prochain paiement. À ce rythme-là, il aurait tout remboursé d’ici trois mois.

Francis avait été clair : jamais d’excès. Les casinos n’étaient pas dupes, ils se doutaient des dangers de l’occulte pour eux. Mais ils savaient qu’il était presque impossible de l’empêcher. Ils acceptaient donc certaines exceptions, certains visages qui revenaient, à condition que ça ne s’ébruite pas, et qu’ils se contentent de peu.

Le joueur se retourna avec regret, faisant un pas vers le comptoir pour transformer les rondelles de plastique en argent. Il évita de justesse un homme et trébucha. L’individu le rattrapa par le bras, le stabilisant. Il était de taille moyenne, habillé d’un costume simple et d’une écharpe jaune. Victor eut l’impression qu’il allait l’oublier dès qu’il ne le regarderait plus.

– Merci.

– Aucunement, c’est de ma faute. Belle soirée.

– Pardon ?

L’homme indiqua les jetons du joueur.

– Je vous ai vu gagner ces quelques derniers tours, vous êtes prêt pour une belle soirée.

Victor sourit et secoua la tête.

– La soirée est terminée pour moi.

– Vraiment ? Avec la chance dans votre dos ? Je vous imaginais parti pour une scène de film…

L’individu le salua et le quitta. Victor haussa les épaules, puis continua son chemin vers le comptoir. Il marchait d’un pas posé, pensant aux jours qui allaient suivre, à ces petites victoires une fois par semaine, jusqu’à ce qu’il ait terminé. Francis lui avait donné le numéro qui lui avait permis d’acheter l’horrible main dans sa poche. Il avait dû laisser tout l’argent que sa sœur lui avait donné pour survivre, alors qu’il était allé pleurer à sa porte. Elle aussi, il allait devoir la rembourser. Dans six mois ou plus.

Le joueur s’était arrêté. Il pensait aux victoires qui allaient ressembler à de la routine, aux étincelles qui ne se transformaient jamais vraiment en feux d’artifice. Il tourna la tête vers la roulette. Une heure de plus et il pouvait repartir avec de quoi payer tout le monde, récompenser sa sœur comme elle le méritait.

Et surtout, il pouvait vivre sa scène de film.

À l’instant il où fit demi-tour, à l’instant où il prit son premier pas vers la table, il sentit l’excitation le submerger. C’était plus fort que d’habitude, et un peu différent. Il n’y allait pas prêt au combat, avec le courage de parier ce que les autres faisaient en un mois. Il arrivait en vainqueur, avant même de livrer bataille. Sur sa route, les gens s’écartèrent.

Il posa sa pile entière sur un chiffre, et regarda le croupier alors que la bille tournait autour de la roulette, attirée inexorablement vers son succès.

 

Les minutes ou les heures suivantes avaient été chaudes et floues. Il n’avait pas fallu longtemps pour qu’une petite foule s’assemble autour du joueur, maintenant l’excitation, encourageant ses choix, criant ses victoires avec lui. Il gagnait, sans cesse, sans surprise, au milieu des regards jaloux, admiratifs, émerveillés, et ceux qui voulaient rester auprès de lui, qui avoir un peu de sa chance, partager l’attention et terminer avec une histoire à raconter. Les jetons s’accumulaient, l’argent n’avait plus d’autre valeur que de grossir, encore et encore, doublant, triplant à chaque fois.

Bientôt, le joueur remarqua un petit homme dans un costume sobre mais cher qui l’observait en retrait. L’employé du casino savait, Victor pouvait le sentir. Un bref instant, la panique le prit. Il voulut faire un geste vers ses jetons, partir la tête baissée, disparaître au plus vite. Il allait ramasser lorsqu’un cri le fit sursauter. Il avait gagné. Encore. L’excitation, les mains sur ses épaules, l’argent qui était poussé dans sa direction. Le petit homme ne bougea pas. Vaguement énervé, mais sans réaction.

Il ne pouvait rien faire. Victor les avait battus. Il avait battu le casino.

C’était sa soirée.

Le joueur replaça ses jetons sur le velours. Le dernier coup, où la totalité de ses gains se multipliait. Il ne le fit pas pour l’argent, il n’avait plus de chiffre en tête. C’était la conclusion, la consécration, le moment où tous retenaient leur souffle, où les têtes tournaient. La finale. Après, il laisserait un gros pourboire d’un geste désintéressé. Il laisserait les employés compter ses gains sous les regards envieux. Il irait peut-être même voir le petit homme pour lui promettre à mi-mot qu’il ne reviendrait plus jamais. Un serment qu’il suivrait sans doute. Au moins au début.

La bille s’arrêta, et il sentit l’excitation déborder, l’instant où tous les cris se libéraient. Puis suivirent un silence et quelques exclamations déçues qui rincèrent son enthousiasme. Il ne savait même pas quel chiffre il avait choisi, il lui fallut vérifier trois fois avant d’être sûr.

Il avait perdu. Il avait tout perdu.

Le casino devait avoir compris. Toutes ces mains sur lui le félicitant, le touchant, ils l’avaient volé pendant qu’il ne faisait pas attention. En un geste de panique, il fouilla dans sa poche. La patte était toujours là, velue, sèche, désagréable. Il releva la tête vers le petit homme.

L’employé dans son costume souriait, satisfait. Il avait son bras posé sur les épaules d’une petite fille, qu’il tenait contre lui comme on s’appuie sur un fusil. L’enfant regardait le parieur, les yeux très bleus perçant au travers de ses cheveux qui tombaient sur son visage.

Victor se sentit trembler. La foule autour s’était écartée, ne se dispersant pas totalement, se réjouissant discrètement du spectacle, la curiosité autant que la jalousie récompensée. Ils auraient quand même une histoire à raconter.

Le joueur, lui, n’en avait plus.